Pour une révolution fiscale européenne, par Pierre Larrouturou

Extraits du livre « Pour éviter le krach ultime » de Pierre Larrouturou

, par Laurent Nicolas, Pierre Larrouturou

Pour une révolution fiscale européenne, par Pierre Larrouturou

Pierre Larrouturou est un économiste et homme politique français qui fut notamment l’un des premiers à annoncer la crise de 2008, plaçant au coeur de son raisonnement l’accroissement des inégalités comme la cause majeur de la crise financière. Européen convaincu, fédéraliste, Pierre Larrouturou défend depuis longtemps l’idée d’une fiscalité européenne. L’extrait que nous publions aujourd’hui est tiré de son dernier livre, « Pour éviter le krach ultime », dans lequel il livre un plaidoyer pour une révolution fiscale au sein de la zone euro.

Suite à la crise de 1929, les Américains ont compris que le dumping fiscal entre États voisins était suicidaire et ils ont profondément modifié leur fiscalité. Aux Etats-Unis aujourd’hui, les impôts fédéraux (prélevés par Washington) représentent plus de 60 % des taxes alors que les impôts prélevés par les États (Texas, Floride, Ohio…) et les communes représentent moins de 40 %.

Cette répartition des prélèvements limite fortement le risque de concurrence fiscale entre États. En Europe, il n’y a pas d’impôt européen. Ce qui favorise grandement le dumping entre voisins. Voilà comment nous sommes arrivés à un taux d’imposition de 15 points inférieur à celui des Etats-Unis.

Aucun pays d’Europe ne peut augmenter de 15 points son taux d’impôt sur les bénéfices des entreprises s’il est le seul à le faire (les entreprises partiraient toutes dans les États voisins). Mais rien ne nous empêche d’agir au niveau européen en créant un impôt européen sur les bénéfices.

Pour le moment, l’Europe n’a pas de ressources propres. Ce sont les États membres qui lui donnent chaque année de quoi financer son budget. Cette année, la France va payer 20 milliards d’euros au budget européen . Si le budget européen était financé par un impôt européen, ces 20 milliards pourraient rester dans le budget français, ce qui diminuerait encore notre déficit.

Quel impôt européen ?

Quel impôt européen ? On peut créer un impôt sur les bénéfices des entreprises puisque c’est l’impôt sur les entreprises qui a fortement diminué depuis vingt ans, au profit des actionnaires bien plus que de l’investissement. Une éco-taxe permettrait également de renforcer les ressources propres de l’Europe, tout en incitant les entreprises à diminuer leur consommation d’énergie. Mais pourquoi ne pas avancer très vite vers la création d’une taxe Tobin ? L’idée de James Tobin, Prix Nobel d’économie, était très simple : il s’agit de taxer toutes les transactions monétaires afin de limiter la spéculation. L’idée est soutenue par un nombre croissant d’économistes, dont Joseph Stiglitz. Ce mécanisme est sans danger s’il est mis en place au niveau d’une grande zone monétaire comme la zone euro.

Cela fait plusieurs années que nous sommes un certain nombre à plaider pour la création d’un tel impôt européen . Aujourd’hui, les esprits évoluent : le 18 janvier 2006, devant le Parlement européen, le chancelier autrichien Wolfgang Schüssel fut l’un des premiers conservateurs à changer publiquement de discours en affirmant qu’il était « absurde » que les transactions financières à court terme ne soient pas taxées ! On l’a vu plus haut, en mars 2011, c’est Angela Merkel qui demandait aux députés européens élus en Allemagne de voter en faveur d’une taxe Tobin. Le Parlement européen s’est prononcé en ce sens le 8 mars 2011. Si le Conseil des chefs d’État vote le même texte, cette taxe pourrait être crée très rapidement. Les esprits évoluent… Il faut passer à l’action !

L’Europe est à la croisée des chemins. Au moment où, dans tous nos pays, on cherche des financements pour lutter contre la crise, au moment où les peuples s’interrogent sur le contenu réel du projet européen et peuvent être tentés par des régressions nationalistes, la question fiscale est fondamentale. Et puisque les chefs d’État ont décidé tout récemment de compléter les traités européens pour y inscrire le Mécanisme européen de stabilité financière, il faut profiter de cette révision des traités pour créer un ou plusieurs impôts européens (non pas des impôts sur les personnes, répétons-le, mais un impôt sur les bénéfices comme aux Etats-Unis, un impôt sur le CO2 et un impôt sur la spéculation, façon taxe Tobin…).

Au plus fort de la crise grecque, l’Europe a créé en mai 2010 un Fonds européen de stabilité financière, capable d’apporter des garanties de prêts aux pays en difficulté (Grèce, Portugal…). En octobre 2010, la France et l’Allemagne ont proposé d’établir un système permanent pour gérer les crises dans la zone euro, admettant que cela impliquerait une modification des traités de l’UE.

Le 21 mars 2011, les dirigeants européens ont adopté le Mécanisme européen de stabilité (MES), qui permettra à partir de 2013 de prêter jusqu’à 700 milliards d’euros aux membres de la zone euro en difficulté.

Dans le même temps, une réforme du pacte de stabilité envisage de mettre en place des sanctions et des amendes pour les États membres qui ne parviendraient pas à réduire suffisamment leur dette. Cette perspective, synonyme de baisse des retraites, de blocage des salaires ou de compression des services publics, a déjà provoqué de nombreuses manifestations des syndicats européens et bien des économistes affirment qu’elle ne peut qu’aggraver la crise.

Si l’on pense que la cause fondamentale de la crise vient non pas du poids excessif de l’État mais du creusement des inégalités, on comprend mal pourquoi l’Europe voudrait pousser les États membres à mettre en place des plans de rigueur. Il faut au contraire aller vers plus de justice sociale.

Un impôt européen pour aller vers plus de justice sociale

Beaucoup de citoyens commencent à douter de l’Europe : l’Europe est-elle fidèle aux promesses de son baptême (un espace de coopération et de régulation) ou est-elle devenue une zone de libre-échange où la concurrence de tous contre tous fait chaque jour plus de dégâts ?

Créer un impôt européen sur les bénéfices, une taxe Tobin et/ou une taxe carbone, pour dégager de nouveaux moyens et pousser les entreprises à diminuer nettement leur consommation d’énergie serait une façon très concrète de rassurer les peuples : l’Europe n’est pas là pour accélérer la régression sociale mais elle doit agir, au contraire, pour donner à chaque pays plus de liberté, une plus grande marge de manœuvre.

Un impôt européen, est-ce possible ? « Créer un impôt européen, c’est une bonne idée mais est-ce possible ? » demanderont certains. Nous sommes convaincus que OUI ! D’abord, on l’a dit, les esprits évoluent : le chancelier Schüssel qui demande la création d’un impôt européen, Angela Merkel qui se dit favorable à une taxe Tobin, c’était inimaginable au début des années 1990, quand Jacques Delors plaidait déjà pour la création d’un tel impôt.

La crise qui s’amplifie depuis quelques mois fait que tous les citoyens —et une bonne partie des dirigeants— comprennent qu’il faut sortir des dogmes imbéciles et des superstitions (« les marchés autorégulés », « la main invisible du marché ») et inventer du neuf.

Face à l’aggravation de la crise et vu l’évolution très rapide des mentalités, nous sommes convaincus qu’il est possible de créer très vite un impôt européen. En quelques mois.

Oui. Vous avez bien lu : en quelques mois ! En 1989, quand le mur de Berlin est tombé, il a suffit d’un mois à François Mitterrand et Helmut Kohl pour lancer la marche vers la monnaie unique. Le Mur est tombé le 9 novembre 1989 et le 9 décembre, Helmut Kohl, François Mitterrand et neufs autres chefs d’État annonçaient cette décision historique.

Cela faisait trente ans qu’on parle de créer une monnaie unique sans arriver à « sauter le pas ». La chute du Mur a été l’événement déclencheur, catalyseur, accoucheur. De même, cela faisait presque vingt ans qu’on parle de créer un impôt européen. La crise actuelle et le besoin urgent de trouver des ressources nouvelles pour l’Europe et pour chaque État membre doivent être l’occasion de franchir un cap.

En 1954, quand Pierre Mendès France devient président du Conseil, il annonce qu’il démissionnera dans un mois s’il n’est pas parvenu à faire la paix en Indochine. En l’entendant, certains ricanent : « Le conflit dure depuis huit ans et PMF prétend le régler en un mois ? Impossible ! » Mais ceux qui ricanent ont tort : un mois plus tard, jour pour jour, Mendès France a atteint son objectif.

En 1954, il a suffi d’un mois à Mendès France pour faire la paix en Indochine. En 1989, il a suffi d’un mois à Kohl et Mitterrand pour lancer la monnaie unique. En 2011, puisque les traités européens sont en renégociation, quelques semaines peuvent suffire pour créer un impôt européen et dégager pour la France plus de 20 milliards d’euros de marge de manœuvre pérenne.

Un impôt européen sur les bénéfices et la spéculation : la solution la plus efficace à court terme

[…] Créer un impôt européen sur les bénéfices et sur la spéculation est sans doute, à court terme, un des moyens les plus efficaces de retrouver des marges de manœuvre financières et de nous protéger des catastrophes financières qui se préparent. C’est aussi le moyen le plus efficace de montrer à tous ceux qui en doutent qu’on ne sortira pas de la crise avec moins d’Europe, mais avec plus d’Europe et surtout mieux d’Europe.

En résumé, si l’on annule l’essentiel des baisses d’impôt votées en France depuis 2000, si l’on crée un impôt européen sur les bénéfices, qui permet à l’Europe de disposer de ressources propres (et évite donc à la France de verser chaque année 20 milliards au pot commun européen), notre déficit public qui était de 7 % du PIB en 2010 retombe à 1 %.

Vos commentaires
  • Le 1er décembre 2013 à 21:39, par FRUTIER En réponse à : Pour une révolution fiscale européenne, par Pierre Larrouturou

    Je lis ces lignes suite à l’annonce du parti Nouvelle Donne.

    La création d’un impôt européen en particulier la taxe Tobin prônée depuis de nombreuses années par Attac me semble une bonne chose en terme de ressources fiscales qui épargneraient les petits revenus pour ponctionner les détenteurs de gros capitaux et surtout freiner les mouvements spéculatifs qui empêchent une circulation monétaire dans le monde économique.

    Cependant cette fiscalité européenne ne réglera rien tant que le conseil européen continuera comme lui permet le traité de Lisbonne de conduire une politique néo-libérale qui augmente les inégalités sociales, supprime peu à peu les services publics, freine une pratique politique démocratique ( citoyenneté de résidence, vote des institutions par référendum, suprématie des décisions prises par le conseil européen par rapport aux décisions prises par la communauté européenne et le parlement européen), et ne va pas dans le sens de l’instauration de la solidarité par une meilleure répartition des ressources fiscales entre les pays, les régions, les communes et les citoyens.

    Ma réflexion porte sur la nature de l’affectation de ce projet d’impôt européen au sein d’une Europe régie par un traité qui ne va pas dans le sens d’une Europe sociale.

  • Le 2 décembre 2013 à 14:23, par tnemessiacne En réponse à : Pour une révolution fiscale européenne, par Pierre Larrouturou

    @FRUTIER

    Concernant les services publics, je pense que le contrôle des aides Etats permet à terme de créer des services publics européens qui seront moins cher et plus efficaces.

    Et le Conseil européen, sinon, je pense qu’il est aussi démocratique que le parlement européen puisque c’est membre sont élus directement. Lorsqu’on vote pour notre président c’est comme si on votait dans notre circonscription France pour élire un des membres de l’exécutif européen. Et la commission c’est le même mode d’élection que les ministres en France. Ceux qui sont élus directement élisent le premier ministre (président de la Commission européenne) et ses ministres (commissaires).

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom