Commentaire critique du programme de Jean-Claude Juncker

« Tout pour les intérêts privés, rien pour les citoyens modestes »

, par Antoine ROTH

Commentaire critique du programme de Jean-Claude Juncker
Bâtiment de la commission européenne à Bruxelles Crédit photographique : Parti socialiste

Suite à l’élection de Jean Claude Juncker à la présidence de la commission, le Taurillon ouvre ses colonnes à diverses sensibilités politiques. Ici, le point de vue d’un militant GUE.

Les Européens ont laissé Jean-Claude Juncker se faire élire président de la Commission Européenne. Ils ne seront donc pas surpris de voir un programme de droite appliqué à l’échelle de l’Union Européenne, et dans lequel aucune avancée sociale n’est donc envisagée. Aucune mesure en faveur du pouvoir d’achat des plus modestes, aucune harmonisation qui permettrait de stopper le dumping social et fiscal. Aucune mesure en faveur d’une plus grande cohésion entre les Européens.

Bien au contraire, la politique proposée par Jean-Claude Juncker, à travers les 10 points de son programme, ne peut qu’aggraver le sentiment de défiance envers l’Union Européenne. Car au lieu de forger une Europe des peuples (totalement absents du programme), la Droite européenne constitue une Europe des entreprises privées, qui sont au centre des préoccupations de Jean-Claude Juncker.

Notre société souffrirait principalement des réglementations, des contraintes, des barrières nationales, du manque d’accès aux marchés, etc... Discours similaire que l’on retrouve en France avec le pacte de « responsabilité » et autres concessions aux entreprises, et qui ne produit aucune sorte de résultats sur la production et sur l’emploi. Car les entreprises le disent d’elles-même : elles ne créent des emplois que lorsque leur carnet de commande se remplit ; pour cela, il faut que les citoyens aient les moyens d’acheter et ne soient pas paralysés par la précarité et la peur du lendemain ; et pour cela, il faudrait garantir une meilleure sécurité des citoyens européens en terme de revenus. Le principe d’un SMIC dans chaque pays européen, progressivement harmonisé, aurait permis une telle sécurité. Plus audacieux encore aurait été le principe d’un revenu inconditionnel à l’échelle de l’Europe.

La Droite européenne, revendiquée libérale, devrait soutenir en toute logique de telles mesures. Car la liberté des citoyens, notamment la liberté de créer, d’engager des projets, d’innover, n’est pas possible lorsque le travailleur est précarisé et enfoncée dans la peur du lendemain. La « liberté » promise par la Droite européenne ne bénéficie ici qu’aux plus privilégiés, à ceux qui ont déjà, littéralement, une véritable « Sécurité Sociale » qui leur permet d’engager des projets sans crainte.

L’autre frein à l’activité économique, c’est bien le financement des entreprises, qui prend une large place dans le premier point du programme. On retrouve également la promesse, mille fois formulée, d’investir plus massivement dans les secteurs d’avenir, dans la transition énergétique notamment. Mais la Droite européenne pourrait se demander pourquoi les intentions ne se sont toujours pas traduit en acte, depuis le temps que la crise écologique nous menace.

C’est que la Droite ne veut toujours pas admettre son paradoxe : elle fait la promotion d’une société capitaliste, fondée sur le profit et l’accumulation individuelle de richesses... et exhorte en même temps les entreprises privées à engager des projets de long terme (si possible avec un souci patriotique), qui par définition ne produiront pas de profits immédiats. Un gouffre logique d’autant plus profond, à l’heure où la finance mondialisée et le sacro-saint « marché » exigent toujours plus frénétiquement des taux de profits à deux chiffres et à court terme.

Dans ces conditions, l’objectif de revenir à 20% de production industrielle dans le PIB européen n’est qu’une belle promesse sans contenu ni méthode efficace. Que peuvent les lettres au Père Noël de la Droite européenne face à la fermeture des hauts-fourneaux de Lorraine ? Pourquoi laisser disparaître de tels fleurons, alors même que leurs aciers de qualité nous seront utile pour les nouveaux outils industriels, nécessaires à la transition énergétique ? Voilà une politique de long terme que les intérêts privés ne peuvent pas mener ; bien au contraire, c’est pour favoriser les intérêts immédiats du groupe Mittal que ces hauts-fourneaux ont été sacrifiés.

Seules les puissances publiques, libérées de l’impératif de profit à court terme, peuvent engager une planification à long terme de la politique énergétique. Elle peut se mener aux différentes échelles de pouvoir, notamment à l’échelle européenne, qui permettrait effectivement d’optimiser les avantages naturels de chacun des pays européens. Mais cela nécessite un sentiment de solidarité entre pays européens, que la politique actuelle de concurrence de favorise aucunement.

Pour engager de tels projets, les puissances publiques doivent pouvoir financer de tels investissements. Or, si le programme de monsieur Juncker est très détaillé et généreux pour favoriser les investissements privés, il reste muet quant aux investissements publics. Aujourd’hui, les puissances publiques ne peuvent pas se financer directement auprès de la Banque Centrale Européenne : elles doivent se financer auprès des banques privées qui, elles, se financent auprès de la BCE à faible taux, les banques privées réalisant au passage un juteux profit. Il serait simple et logique de permettre d’emprunter directement auprès de la BCE pour éviter une telle ponction.

La Droite européenne compte donc sur la bienveillance des entreprises privées pour nous faire remonter la pente dans la grande concurrence mondiale, qui ne souffre d’aucune contestation. Car chacun aura remarqué que le programme de monsieur Juncker, à aucun moment, n’envisage de protéger nos économie face au dumping social et fiscal, à l’origine de la délocalisation de nos activités, et du déménagement généralisé du monde.

Mais la Droite européenne compte-elle vraiment lutter contre ce dumping social et fiscal ? On peut en douter, à en juger par ce magnifique lapsus : « Dans notre Union, un même travail effectué au même endroit devrait être rémunéré de manière identique ». Mais pourquoi donc préciser « effectué au même endroit » ? Les travailleurs des pays pauvres de l’UE - et du reste du monde - seront ravis d’apprendre que leur salaire de misère est justifié, puisqu’il n’est pas réalisé « au même endroit ». D’ailleurs, ne dit-on pas que « Les hommes nés au même endroit sont libres et égaux en droit » ?

Plaisanterie mise à part, une juste politique européenne du travail affirmerait sans détour : « A travail égal, salaire égal ». C’est cette même logique qui imposerait d’appliquer un protectionnisme solidaire : si la compétitivité d’un pays étranger repose essentiellement sur des salaires plus bas, il est logique et légitime d’appliquer une taxe à l’importation qui compense cette différence. Si leurs salaires augmentent, nous baisserions la taxe. Ainsi nous incitons les autres pays à augmenter leurs salaires, ce en quoi ce protectionnisme est solidaire des travailleurs à l’échelle mondiale. Malheureusement, l’idée même d’un protectionnisme européen a rejoint le placard à belles promesses (en revanche, les protections contre les migrants est bien développée, ce qui indique bien le sens des priorités).

Dans ces conditions, la position mielleuse de Jean-Claude Juncker sur le Grand Marché Transatlantique n’est pas de nature à calmer les légitimes inquiétudes. Le même qui fustige les réglementations appliquées aux entreprises européennes, le même qui n’a rien à dire contre le dumping social, fiscal et environnemental pratiqué de part de le monde, ce même individu nous assure qu’il défendra bec et ongle nos normes européennes, et qu’il refusera (en des termes imprécis) les tribunaux d’arbitrage. Reste à nous expliquer pourquoi le mandat donné à nos négociateurs prévoit explicitement la constitution d’un tel tribunal privé...

Reste aussi à nous expliquer l’intérêt d’un traité commercial avec les Etats-Unis, alors même que nos normes sont censés être intouchables, et à l’heure où la priorité est plutôt à la relocalisation de nos activités plutôt qu’à l’augmentation frénétique du commerce mondial. Et je doute que nos « responsables » et les lobbies aient négocié discrètement pendant plus de 20 ans pour s’accorder simplement sur quelques normes inoffensives... En conséquence, il faut combattre sans détour l’adoption de cet accord. Les actions des collectifs StopTAFTA restent donc plus que jamais nécessaires, afin d’informer les citoyens sur les dangers de cet accord et le manque total de transparence.

Au final, le programme présenté par Juncker reste dans la triste continuité des politiques menées depuis la révolution néo-libérale des années 80 : les clefs réelles du pouvoir sont progressivement données aux entreprises privées et au marché, jugés seuls capables de déterminer l’intérêt général. Dès lors, les décisions essentielles seront prises par les puissances d’argent, et non plus par les puissances politiques. Les citoyens seront donc dépossédés de leur souveraineté, de leur capacité à agir collectivement sur leur existence.

Et les eurobéats, du PSE au PPE, en passant par la ALDE, s’étonneront ensuite de voir les Européens s’écarter toujours plus d’une UE synonyme d’impuissance et de renoncement. Ils se consolerons en admirant leur nombril, s’autocongratulant d’avoir obtenu une avancée démocratique aussi simple que d’avoir un président à l’image de sa majorité : toujours aussi illégitime avec l’abstention massive observée, baignant dans le confort du consensus, au service des intérêts privés plus que de l’intérêt général.

Vos commentaires
  • Le 8 août 2014 à 11:52, par Bernard Giroud En réponse à : Commentaire critique du programme de Jean-Claude Juncker

    Est-il un militant de gauche qui ait jamais apprit à mettre en place un outil, ou se soit contraint à conduire un ensemble ou une équipe de travail ? La possible diversité du choix, ce plaisir, cette chance d’avoir sur un plateau un morceau du sens ou des couleurs du monde ! C’est aussi cela qu’apporte entreprendre ou découvrir.

    Ceci pour dire qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et que ne peut être entendu en ces matières de développement d’équipes ou fournisseurs de produits, que celui qui a mouillé la chemise en donnant l’exemple.

    Nous avons la faiblesse, dans notre pays, d’être les champions des discours à n’en plus finir. C’est moins fatiguant, je vous le concède, que de se contraindre à prendre le risque de faire mieux qu’un voisin, qui lui, notons-le bien pourtant, n’est pas toujours plus malin que vous.

    Cette pollution, cet acide intellectuel, est une bien dangereuse faiblesse française, ç’a n’est souvent, ni plus ni moins, que le masque de la paresse.

    Il faut revoir nos copies, s’extraire des discours faciles. Il vaut mieux poser des projets étayés « sur le marché », voir pourquoi on les discute, pourquoi on n’en choisi qu’un morceau, ou rien. Il faut avoir la modestie de les laisser amender et parfois accepter la part que l’on connait moins de l’autre, et comprendre que le groupe peut rendre meilleur.

    Peut-être ainsi, le sel reprendra-t-il son gout, le ferment, son travail de bâtisseurs, et notre balance commerciale pencher du bon coté.

  • Le 11 août 2014 à 14:10, par Jean-Luc Lefèvre En réponse à : Commentaire critique du programme de Jean-Claude Juncker

    Un mot sur le postulat de M. ROTH. Il n’accepte pas l’idée que notre société « souffre principalement des barrières nationales...et du manque d’accès aux marchés », une idée selon lui labellisée « Droite européenne », sans plus de nuances...Mais il oublie que la libre circulation des biens, des services, des hommes et des capitaux constitue le socle de l’intégration européenne ! Mais il oublie, ou feint d’oublier, que des gens marqués à gauche, comme SPAAK en belge, MITTERAND, le français...ont adhéré à ces idées ! De quelle « gauche » dès lors se revendique-t-il et, plus fondamentalement, de quelle gauche « européenne » ??? On ne peut, au gré des circonstances du moment, sans cesse revisiter les textes fondateurs sans être la risée du monde, tantôt cynique (POUTINE), tantôt irénique (OBAMA).

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