Le Taurillon : Deux ans après les premiers mouvements de contestation de grande ampleur ayant suivi l’élection présidentielle le 19 décembre 2010, quel bilan faites-vous de l’évolution de l’état de droit et de la démocratie en Biélorussie ?
Alexandra Koulaeva : En premier lieu, les manifestations ayant eu lieu le 19 décembre 2010 ne sont pas les premiers mouvements de grande ampleur : ce sont les manifestations qui se sont terminées le plus tristement. Auparavant, il y a eu de très grandes manifestations au Belarus, qui n’ont pas reçu de réactions aussi violentes qu’en 2010. Effectivement, le 19 décembre 2010 était le point tournant dans l’histoire du Belarus, mais pas dans le sens d’une installation d’une dictature ou d’un Etat totalitaire. Le président Loukachenko est là depuis dix-sept ans. Depuis le début, c’était un régime hautement autoritaire avec des prisonniers politiques, des interdictions pour empêcher le fonctionnement de la société civile et d’autres violations des droits de l’homme.
Autour de 2001, plusieurs grandes figures politiques ont disparu et le rapport du Conseil de l’Europe établit avec un très grand degré de probabilité que c’est le gouvernement et le président qui étaient personnellement derrière ces enlèvements, qui ont sans aucun doute conduit à la mort de ces personnes. Le Belarus a connu de tristes pages d’histoire et même s’il y a une certaine accélération depuis les deux dernières années, ce n’était un changement brutal de la démocratie vers l’autoritarisme. Les masques sont tombés sur un régime qui était, déjà auparavant, profondément autoritaire. Avant le 19 décembre, le gouvernement a décidé, pour la première fois depuis longtemps, de jouer la carte européenne. Parmi les cartes politiques dont il dispose, la carte russe et la carte européenne sont jouées à tour de rôle pour essayer d’obtenir les crédits des uns et des autres, en faisant un pas vers l’Europe pour obtenir les crédits russes et en faisant un pas vers la Russie pour obtenir les crédits européens, en menaçant les uns et les autres. Les trois ou quatre mois qui ont précédé l’élection présidentielle de 2010 ont été marqués par une très nette tentative de plaire à l’Europe avec une ouverture telle que l’on n’en a pas connu depuis longtemps. Cela était inhabituel : les candidats de l’opposition avaient droit à la parole dans les rues, à la télévision d’Etat. Malgré les contraintes et les difficultés, ils pouvaient s’exprimer et pouvaient se présenter. Il y avait neuf candidats présidentiels et une vraie ambiance de concurrence, ce qui était quelque chose d’assez inattendu.
Les gens ne se trompaient pas sur l’issue de l’élection : il était clair pour tout le monde que Loukachenko allait les emporter encore une fois. Néanmoins, une sorte de petit « vent de printemps » soufflait sur le pays.
Cela s’est terminé de façon très brusque, ce qui était un peu différent des autres années. D’un coup, le 19 décembre, sept candidats présidentiels sur neuf ont été arrêtés et sept-cents personnes ont été arrêtées dans les rues, battues et maltraitées. Il n’y avait plus aucun point de retour possible. Tous les défenseurs des droits de l’homme, journalistes, membres connus de l’opposition, ont connu des perquisitions, des arrestations, des interrogatoires. Les avocats qui tentaient de défendre les prisonniers politiques ont vu leur licence retirée par l’équivalent du barreau au Belarus. Après, par tranches, ce sont toutes les parties de la société civile qui ont été attaquées : les défenseurs des droits de l’homme ont connu des persécutions, des détentions de durées diverses et variées, des vérifications fiscales montées de toutes pièces dans le seul but de tenter de trouver leurs moyens de financement. Par la suite, toutes les grandes rédactions des journaux indépendants et tous les journalistes indépendants ont connu des harcèlements. Beaucoup d’avocats ont perdu leur droit d’exercer leur métier parce qu’ils avaient tenté de défendre les prisonniers politiques.
Les prisonniers politiques sont de nouveau apparus dans le paysage bélarusse : en 2008, dans la même tentative de jeu avec l’Europe, le Belarus a déjà relâché un certain nombre de prisonniers politiques pour mieux les arrêter deux ans après. Le même marchandage qui consiste à échanger les libertés des personnes arrêtées contre des crédits européens a recommencé. Cependant, cette fois-ci, l’Europe a refusé de marchander, en tout cas officiellement, jusqu’à la libération et la réhabilitation totale de tous les prisonniers politiques.
Le Taurillon : Le 26 novembre dernier, les autorités biélorusses ont fermé le centre Viasna, l’un des principaux centre de défense des droits de l’homme en Belarus. Ales Bialiatski, directeur de ce centre et vice-président de la FIDH, est actuellement emprisonné depuis 2011 pour fraude fiscale. Considérez-vous qu’aujourd’hui, la tendance est toujours à un affaiblissement des moyens des défenseurs des droits de l’homme à l’intérieur du pays ?
Alexandra Koulaeva : En 2003, quasiment toutes les organisations des droits de l’homme, la plupart des associations, ont été liquidées par des décisions judiciaires du Belarus. Viasna en faisait partie : depuis déjà sept ans, l’organisation agit illégalement dans la clandestinité. Après ces sept ans, on peut constater qu’aucun membre de Viasna n’est parti : les dix-sept antennes continuent de fonctionner dans dix-sept villes du Belarus, avec un bureau principal basé à Minsk.
Le 26 novembre, les locaux de Minsk ont été confisqués dans le cadre de l’affaire judiciaire d’Ales Bialiatski. L’organisation ayant été liquidée depuis sept ans et ayant besoin d’exister, il était cependant impossible de louer ou d’acheter un appartement en son nom. Comme beaucoup d’autres défenseurs des droits de l’homme, le choix a été fait d’acheter un appartement à un nom propre. L’appartement a été acheté au nom d’Ales Bialiatski, qui a été condamné lors d’un procès complètement fabriqué pour évasion fiscale, le 24 novembre 2011. Grâce à cette accusation extrêmement commode, un article du code pénal permettant la confiscation des biens et l’appartement ayant été enregistré à son nom, celui-ci a été confisqué. Après des recours en appel et en cassation, le 26 novembre 2012, des huissiers ont saisi l’appartement à la suite de cette décision.
Viasna n’a pas du tout cessé d’exister. Ses antennes continuent à travailler exactement comme avant et le bureau central à Minsk, temporairement, travaille depuis les maisons de ses membres, en attendant une réouverture, en janvier, des nouveaux locaux. C’est un peu le « miracle » du Belarus : malgré des mesures absolument draconiennes, la société civile continue à exister. Une organisation aussi importante que Viasna, qui fait de l’observation électorale, du soutien aux victimes de la répression légale et financière, le monitoring général de la situation des droits de l’homme et publie quotidiennement en trois langues, continue à exister exactement comme avant.
Le Taurillon : Dans un contexte de crise économique, de nombreux observateurs estiment que la capacité de mobilisation des citoyens européens en faveur des droits de l’homme et de l’état de droit est réduite. Partagez-vous ce constat ?
Alexandra Koulaeva : Il est compliqué de mobiliser sur le cas du Belarus. Cela est paradoxal : le pays est à trois heures de vol de Paris. Il s’agit d’un pays ayant trois grandes frontières avec l’Union européenne. Les personnes qui sont proches des frontières se considèrent, à tous points de vue, comme Européens plus qu’autre chose. Pourtant, il y a peu longtemps, la plupart des Européens ne savaient tout simplement pas, ou presque pas, où se trouvait le Belarus. Maintenant, la situation commence à changer, mais dans un sens anecdotique. Le Belarus est une caricature de dictature, installée au cœur de l’Europe. Le président Loukachenko serait en lui-même quelqu’un d’assez comique, s’il n’était pas aussi effrayant par ses pratiques. La « dernière dictature » devient peu à peu une blague.
Pourtant, c’est un pays où l’on pratique encore la peine de mort, où les gens continuent à être exécutés, dans le cadre de procès parfois fabriqués, en tout cas ni transparents ni convaincants. C’est un triste constat – cela fait dix-sept ans que l’Europe essaie de changer quelque chose dans ce pays – mais le fait d’être inséré entre la Russie et l’Union européenne donne une toute autre dimension à ce pays, à sa politique internationale. Cela le pousse de plus en plus à faire des choix géopolitiques tels que la Chine, le Venezuela, le Qatar, l’Iran et d’autres puissances qui sont actuellement les meilleures amies politiques et financières du Belarus. Egalement, cela prédéfinit l’attitude des Européens par rapport à ce pays.
La FIDH est une fédération internationale dont les locaux du secrétariat international sont basés à Paris. Nous agissons beaucoup en France et essayons de faire de notre mieux pour mobiliser la communauté internationale sur le sort d’Ales Bialiatski, notre vice-président. Il se trouve maintenant dans des conditions extrêmement dures, condamné à quatre ans et demi de travaux dans une colonie pénitentiaire, complètement isolé du monde et de sa famille. Même sa femme n’a pas le droit de le voir. La FIDH agit également sur la situation des défenseurs des droits de l’homme et en Belarus en général. Nous avons créé le site www.freeales.fidh.net à travers lequel, en trois langues, nous essayons de tenir les personnes informées de toutes les actions de solidarité qui ont eu lieu à travers le monde et de la réaction de la communauté internationale, de toutes les manifestations de soutien vis-à-vis de la société civile bélarusse et de donner les dernières nouvelles d’Ales Bialiatski et de ses collègues.
On ne cache pas que l’on a besoin de renforts et de soutien. C’est un sujet négligé, à la fois dans la politique internationale parce que beaucoup de personnes considèrent que les relations avec le Belarus dépendent des relations avec la Russie – c’est dans ce sens là qu’il faudrait avancer, en laissant un peu de côté ce qui se passe au Belarus – et à la fois par le manque de connaissance publique : regardez combien d’articles sont consacrés au Belarus, en pourcentage, dans tous les grands journaux français par exemple. C’est mieux en Allemagne ou dans l’Europe du Nord où, historiquement, il y a beaucoup plus d’attention pour l’Europe de l’Est. C’est pire en Italie ou en Espagne, mais en tout cas, un grand travail reste à faire pour mobiliser l’opinion européenne sur la situation au Belarus.
Le Taurillon : Considérez-vous que la politique de sanctions menée par l’Union européenne est suffisante au regard des moyens diplomatiques que l’Europe pourrait mettre en œuvre ?
Alexandra Koulaeva : Je ne pense pas qu’elle soit suffisante. Cette politique pose beaucoup de questions : ce sont les sanctions de l’Union européenne en tant qu’institution versus la montée extraordinaire des échanges bilatéraux entre l’Europe – chaque pays en particulier – et le Belarus. D’un côté, l’Union européenne impose des sanctions contre le régime. De l’autre côté, tous les pays concernés, et en particulier certains, augmentent de façon extrêmement impressionnante les échanges commerciaux avec le Belarus et achètent de plus en plus de ses produits – que cela soit le pétrole raffiné russe que le Belarus revend à l’Europe, le potassium ou d’autres ressources. Du moment que le message n’est pas clair économiquement, le Belarus gagne dans ses relations avec l’Autriche, les Pays-Bas ou l’Italie, plus que ce qu’elle perd sur les sanctions économiques de l’Union européenne.
Deuxièmement, même les sanctions en place sont facilement contournables. Par exemple, il existe une interdiction de séjour en Union européenne pour les personnes responsables de violations graves de droits de l’homme, facilement contournables si ces personnes sont invitées par des organisations internationales. Le ministre de l’intérieur de l’époque a donné l’ordre, en 2010 de frapper les manifestants et d’emmener l’un des candidats présidentiables dans une prison du KGB ; il a ensuite été en visite en France, invité par Interpol à Lyon pour discuter de coopération inter-policière entre les Etats. Cela ne viole aucunement les règles alors qu’il s’agit du n°2 de la liste des personnes interdites de séjour en Europe. Je pense qu’il y a une cohérence à gagner dans les sanctions européennes : une cohérence dans le respect même de ces sanctions. Avant de les élargir, il faut faire une analyse très poussée sur le point auquel elles sont respectées, les faire respecter le cas échéant, et réfléchir à l’étape suivante.
Pour le moment, les sanctions sont là en réclamant la libération des prisonniers politiques. Que va-t-il se passer si, comme cela s’est déjà passé auparavant, Loukachenko libère les prisonniers politiques sans changer quoi que ce soit sur le fond de la situation ? Est-ce que l’Union européenne compte lever les sanctions dans ces cas-là, sachant que le système va rester exactement le même ? Dans quel état ces gens vont-ils être libérés ? Vont-ils être en état de continuer à exercer leurs activités politiques, journalistiques ou autres ?
Cela pose beaucoup de questions. Surtout, cela pose des questions d’efficacité : malgré deux ans d’efforts non interrompus, il faut se dire que rien, au Belarus, n’a changé pour le mieux.
Le Taurillon : Comment la situation politique en Biélorussie risque-t-elle évoluer au cours des prochaines années ? Quelles pourraient être les conditions propices d’un « printemps biélorusse », d’un dégel de l’autoritarisme ?
Alexandra Koulaeva : Je n’aimerais pas faire de prévisions faciles : comme le montre l’Histoire, il y a peu de chances de deviner juste. Le 19 décembre 2010la brutalité de l’attaque est intervenue au moment où l’on avait plus d’espoirs qu’auparavant. Personne ne croyait vraiment à ce « printemps », mais il y avait quand même une tentative d’amélioration de l’image du pays. Personne ne pouvait prévoir, encore en novembre de l’année dernière, les manifestations de protestation telles qu’elles ont eu lieu à Moscou en décembre 2011. Dans les mouvements populaires, il y a quelque chose qui n’est pas nécessairement prévisible.
On peut certainement parler de la situation économique du pays. L’année dernière, l’Europe a réussi à faire libérer quelques prisonniers politiques, beaucoup plus nombreux que les quatorze personnes qui sont actuellement en prison. Ce fut « grâce » à une énorme crise économique au Belarus, qui avait besoin d’argent et de soutien économique d’urgence : la Russie ne donnant pas cette aide, le Belarus a été obligé de se tourner vers l’Europe. Dans ce sens, je pense que le potentiel économique des pressions de l’Europe est beaucoup plus important que ce qui est appliqué actuellement. Du moment que la crise commence à toucher fortement le Belarus, que les prix grimpent, que les salaires tombent, que les magasins se vident, les gens montrent leur mécontentement de façon beaucoup plus claire que dans les moments où la situation économique est plus stable.
Le Belarus est un pays qui n’a pas de ressources naturelles et qui vit uniquement en jonglant entre les pays extérieurs et en revendant à prix haut vers l’Europe les produits qu’elle a achetés à la Russie à prix bas. Du moment qu’une partie de cette chaîne fonctionnera moins bien qu’actuellement, que cela soit du côté de l’Europe ou de la Russie, la situation risque de se basculer d’une façon ou d’une autre.
Dans le principal programme politique de Poutine, l’espace euro-asiatique, celui-ci compte surtout sur le soutien de Loukachenko et du Belarus : il y a de fortes chances de croire que la Russie fera tout pour que le Belarus ne se trouve pas dans une situation de désespoir économique total, puisqu’elle réalise très bien que dans ce cas, le Belarus va se tourner vers l’Europe et que son influence sera moindre.
Tous ces facteurs vont sans doute continuer à jouer. L’Europe doit tenir la position de principe, voire la renforcer et face à Loukachenko, surtout, ne pas céder. Je pense que la société civile interne sera la force qui doit pouvoir changer les choses mais pur cela, il faut qu’elle continue à exister et ne soit pas tout à fait étouffée. C’est aussi un risque à prévoir. De l’extérieur, la situation au Belarus est monolithique, mais certains signaux laissent à croire que ce monolithe peut ne pas être si monolithique que cela. La peur pour leur propre avenir peut pousser certains fonctionnaires à prendre les mesures qui sont difficiles à envisager dans l’Etat.
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