Belgique

Après six mois de crise, quel est l’avenir de la Belgique ?

Ou la nécessité d’une piküer van kae frite

, par Baptiste Thollon

Après six mois de crise, quel est l'avenir de la Belgique ?

Enième épisode de la saga qui ne fait même plus rire un Belge adepte de l’autodérision, le formateur Yves Leterme vient de donner pour la deuxième fois sa démission au Roi Albert II [1]. Sans présager des conséquences à court et moyen termes que ces blocages auront sur la formation de la coalition orange-bleue [2], il convient, pour tout observateur étranger à la Belgique et à ses subtilités politiques, d’analyser plus en profondeur la crise politique qui secoue ce pays fondateur de l’Europe et dont l’exemple de cohabitation communautaire a représenté durant de nombreuses années la voie à suivre, tant dans l’Union européenne qu’à l’étranger.

Beaucoup s’accordent à y trouver une simple question linguistique, une sorte d’incompréhension incompréhensible dans nos contrées françaises où une seule langue prédomine dans un État encore fortement centralisateur et toujours aussi jacobin.

Comment expliquer à l’opinion publique française qu’un « petit » pays d’à peine plus de 10 millions d’habitants, dont les racines intellectuelles ont toujours été, semble-t-il, inspirées par le grand voisin français, puisse être devenu, au cours des 27 dernières années, un État fédéral, reposant sur trois Communautés linguistiques et trois Régions économiques dont les limites des premières et des secondes ne correspondent pas entre elles ? Comment expliquer que l’Union européenne abolit les frontières entre ses États-membres, alors même que ressurgit dans le contexte belge la notion de frontière linguistique ? Enfin, comment expliquer dans une Europe « dénationalisée », du rapprochement des peuples et des cultures, que certaines composantes de la Belgique moderne s’échinent à revendiquer un indépendantisme anachronique ?

Un accident de l’histoire

L’analyse du cas belge n’est jamais simple et nécessite souvent de nombreuses références historiques qui permettent à la fois de comprendre les arguments avancés par chacune des parties, mais aussi, dans la mesure du possible, d’en déterminer les évolutions possibles.

La formation de la Belgique en 1830 relève de l’accident historique, à la fois pour la société belge et pour la géopolitique européenne d’alors. Dans son livre "Le divorce belge«  [3], Lucien Outers, homme politique et ancien ministre, résumait assez parfaitement l’événement qui allait sceller le destin d’un peuple un peu malgré lui : »n’ayant pas voulu être hollandais, n’ayant pas été autorisés à devenir français, nous nous sommes résolus à devenir belges".

Les révolutionnaires de 1830 qui mirent fin à la domination hollandaise étaient des fils naturels de 1789. Le 25 août, jour de l’anniversaire de Guillaume d’Orange, a lieu au prestigieux théâtre de la Monnaie à Bruxelles une représentation de la Muette de Portici du Français Daniel-François Esprit Auber. Alors que le couplet Amour sacré de la patrie [4] est censuré par les autorités hollandaises, la salle entonne les quatre vers, provoquant un mouvement populaire qui se retournera contre les soldats et les intérêts hollandais à Bruxelles.

En quelques jours s’achève l’occupation d’un territoire qui ne fut jamais indépendant, mais toujours dominé par des Empires européens plus grands que lui (Empire Romain en partie, Empire carolingien, Duché de Bourgogne, Empire Autrichien, Royaume Espagnol, Royaume, République puis Empire français et, de 1815 à 1830, par les Hollandais), qui ne fut jamais unifié, mais toujours segmenté en de multiples États autonomes férocement jaloux de leurs particularismes (Comté de Flandre, Duché de Brabant, Principauté de Liège, Comté de Namur,...) et dont les populations, n’ayant vécu ensemble que par l’intermédiaire de maîtres dont l’intérêt était de diviser pour mieux régner, ne se comprennent pas souvent.

Un État sans nation

L’élite (à la fois d’origine wallonne, bruxelloise et flamande faut-il encore le rappeler) qui prend le pouvoir, impose alors au « pays réel » une vision française et donc francophone, libérale et bourgeoise de l’État. Rien d’étonnant à cela, Paris vit exactement la même histoire : Charles X est remplacé par Louis-Philippe. Dans le contexte européen des nationalismes emprisonnés dans le glacis des Empires depuis 1815, la Révolution belge apparaît alors comme une réussite : elle doit donner naissance à un État moderne (l’exemple est alors celui de la France).

Le paradoxe est que cet État ne reposera jamais sur une nation belge [5]. Celle-ci en effet n’existera jamais vraiment, sauf peut-être dans l’esprit même de cet élite francophone qui doit abandonner ses pouvoirs politiques tout au long du XIXème (ouverture du suffrage, naissance et développement des partis ouvriers et paysans), puis sa prédominance culturelle au cours du XXème siècle (c’est la fameuse question flamande et, dans une certaine mesure, wallonne).

Cette absence de nationalisme, fruit d’un malentendu historique, est aujourd’hui le point faible de la Belgique. Les quelques défenseurs du pays, arborant des drapeaux noir jaune rouge à leur fenêtre, pétitionnant et manifestant dans Bruxelles pour l’unité,... reste encore une minorité, principalement - mais pas uniquement - francophone, plus attachée à la solidarité économique et sociale qu’à un véritable « vouloir vivre ensemble » tel que nous le concevons en France.

Cela n’a rien de surprenant dans une société qui ne définit pas ou définit en creux son appartenance à la nation :
 être Belge, c’est n’être ni Hollandais, ni Français ;
 c’est de faire partie d’un « petit » État à l’origine de certaines des plus grandes épopées humaines (la Renaissance flamande, la Révolution industrielle, les mouvements culturels et intellectuels les plus avant-gardistes d’Horta à Magritte, la construction européenne) et de ne jamais vouloir en retirer la moindre fierté ;
 c’est de vivre dans un société multiculturelle, sans vraiment s’ouvrir à l’autre ;
 c’est partager des symboles dont on se moque volontiers ;
 c’est pratiquer l’autodérision parce qu’on n’est pas sérieux et qu’il n’y a pas de raison de l’être...

En réaction, les Flamands ont sans doute été les premiers à comprendre qu’ils devaient, pour accéder à plus d’autonomie, opposer une idée plus forte de la nation. Majorité linguistique dans un État qui lui refuse le droit à la parole, les Flamands se sont très tôt forgé une unité culturelle au premier abord artificiel : sur la base des dialectes flamands, il a fallu créer une langue à part (qui n’est d’ailleurs pas vraiment le néerlandais) ; à partir d’une histoire certes riche, mais tout de même assez peu homogène et continue, il a fallu retracer le parcours d’un peuple depuis la nuit des temps. Ce que n’ont jamais vraiment fait les élites belges.

Le prix de cette « inconséquence » historique en est un peuple qui vit en pilote automatique, partagé par ses Communautés linguistiques qui ne se retrouvent dans le schéma institutionnel actuel qu’une fois tous les cinq ans pour s’apercevoir qu’un peu plus il s’est divisé. Et la crise actuelle, l’une des plus longues de son histoire fédérale, est le résultat de ce long processus de désagrégation de l’État et de la société belge qui n’existèrent que l’espace de quelques années.

Redéfinir l’espace public belge

Alors quelles conclusions tirer des développements récents et comment entrevoir l’avenir de la Belgique ?

Ces dernières semaines, les interventions d’anciens hommes politiques, flamands et francophones, revenaient fréquemment sur un constat que nous ne serions pas loin de partager : le Nord et le Sud, à force de s’être imposer des barrières de plus en plus en plus infranchissables, ne s’entendent plus.

Les partis des quatre grandes familles politiques démocratiques Socialiste, Socio-chrétienne, Libérale et Écologiste sont scindés selon les deux grandes Communautés linguistiques. Leur électorat ne vote qu’en fonction de son appartenance à ces Communautés et il en résulte des partis aux programmes différenciés et des leaders politiques qui ne parlent plus en dehors de leur Communauté.

Le programme d’un premier ministrable n’est en fait que la vision pragmatique d’une Communauté envers le pays : les priorités ne sont plus définies dans leur globalité nationale, mais dans leur seule problématique régionale ou communautaire. Autant dire que lorsque se pose la question de la formation d’un gouvernement, personne n’est d’accord sur le résultat à obtenir. Et la longueur des négociations tient alors plus à la durée du dialogue de sourds qui a précédé les élections qu’à une véritable mésentente Nord-Sud. La crise a donc le temps de s’éterniser.

La Belgique, coutumière des soubresauts politiques, trouvera certainement une solution pratique. Des pistes sont d’ailleurs avancées depuis la démission de M. Leterme : prolongation de l’actuel Gouvernement en affaire courante, désignation d’une Convention chargée de réfléchir à la réforme des institutions, autres coalitions probables ou improbables.

Mais surtout, dans l’ambiance générale politique, faite de claquage de portes, de coups de gueule, de gifles, de douches froides, il serait peut-être temps de faire een piküer van kae frite [6] et de reposer enfin les termes d’un vouloir vivre ensemble belge... si tel est bien évidemment la volonté du « peuple belge » lui-même.

Pour rappel et de manière très synthétique :

les trois Communautés linguistiques sont les Communautés néerlandophone, francophone et germanophone. Les trois Régions sont les Régions flamandes, wallonne et Bruxelles-capitale. Dans la structure fédérale belge, les Communautés, aux compétences « personnalisables », et les Régions, aux compétences « territorialisables », peuvent agir indifféremment sur le territoire d’une entité fédérée d’un autre genre. Par exemple, les Communautés française et néerlandophone sont présentent respectivement sur les territoires des Régions wallonne et flamande, mais aussi sur le territoire de la Région Bruxelles-capitale. La Communauté germanophone intervient quant à elle sur la zone définie des cantons germanophones de la Région wallonne.

Illustration : drapeau représentant le gouvernement de la Belgique, issu de Wikipedia et étant dans le domaine public.

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Notes

[1Samedi 1er décembre 2007

[2Au pays du surréalisme, le symbole est fort : l’Orange-bleue désigne la coalition de la famille libérale (bleu) et celle des Sociaux-chrétiens (orange), flamands et francophones, soit au total 4 partis.

[3Paru aux éditions de Minuit en 1968.

[4Amour sacré de la Patrie, / Rend nous l’audace et la fierté ; / A mon pays je dois la vie. / Il me devra sa liberté.

[5Les cas des autres révolutions européennes de 1830 qui échoueront faute de base populaire, mais réussiront peu ou prou au cours du XIXème siècle, renforcent cette appréciation des événements : en quelque sorte pourrait-on dire que la Révolution belge fut trop précoce à vouloir créer un Etat-nation sans nation...

[6Expression typiquement bruxelloise qui signifie littéralement une « piqure de frite froide », remède imagé pour exprimer l’idée qu’il serait bon de calmer une personne atteinte de folie.

Vos commentaires
  • Le 11 janvier 2008 à 11:03, par arturh En réponse à : Après six mois de crise, quel est l’avenir de la Belgique ?

    Cet article est intéressant à lire ne serait ce que pour vérifier l’inanité du concept de « peuple » qui n’est opérant véritablement que dans le langage politique du totalitarisme. « Ein Volk... », « petit père des peuples », « ennemi du peuple », « peuple de gauche », « peuple allemand » etc, etc.

    Si tant est que l’auteur tente une analyse politique à caractère démocratique, son utilisation, ou même son instrumentalisation du mot « peuple » l’invalide complètement.

    En effet, en Démocratie, il n’y a pas de « peuple », il n’y a que des gens, en particulier des « citoyens » quand ils ont atteint l’âge d’intervenir dans les affaire de l’Etat.

    Mais il est vrai que la Belgique n’est pas une Démocratie, c’est un Royaume...

  • Le 11 janvier 2008 à 15:12, par Ronan En réponse à : Après six mois de crise, quel est l’avenir de la Belgique ?

    Mouais... Mais l’addition des citoyens, ça forme tout de même quelque chose : appelez ça le corps électoral ou - pourquoi pas - le peuple, si vous voulez...

    Quant à prétendre que le Belgique (Monarchie constitutionnelle) n’est pas une « Démocratie » sous prétexte que son chef d’Etat (ici au rôle purement symbolique de ’’représentation nationale / continuité historique’’ ou, plus politique, ’’d’arbitre au-dessus des partis’’...) n’est pas directement élu par le Peuple (puiqu’on en parle...), c’est à mourir de rire...

    Bien des Monarchies parlementaires européennes des temps contemporains (quelques exemples : la Suède, la Norvège, le Danemark, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Espagne, le Royaume-Uni, etc.) sont - bien que ’’Royaumes’’ - aujourd’hui des Démocraties concrètement bien plus achevées et certainement bien plus apaisées que notre - parfois toute virtuelle - ’’démocratie à la française’’...

    De même qu’il existe dans le monde d’aujourd’hui tout un tas d’Etats qui se prétendent tout à la fois « République » et, par voie de conséquence (comme si cela était une évidence coulant de source...), « Démocratie » (voire « Démocratie populaire », ajoutant ainsi le pléonasme au mensonge !) et qui ne sont - souvent, en fait - absolument ni l’une, ni l’autre...

  • Le 13 janvier 2008 à 13:45, par Citoyen En réponse à : Après six mois de crise, quel est l’avenir de la Belgique ?

    Voilà un article pertinent sur le sujet. Ne pensez-vous pas que la cas belge est assez symbolique de ce qui se passe finalement dans une multitude de pays africains qui n’ont été créés qu’au hasard des découpages géographiques des conquérants ?

  • Le 14 janvier 2008 à 09:25, par Ronan En réponse à : Après six mois de crise, quel est l’avenir de la Belgique ?

    Mais ce sont tous les Etats du monde qui n’ont été créés qu’au hasard des découpages géographiques des conquérants !!! Et vraiment très rares sont ceux d’entre eux pouvant - sans drame - affirmer une véritable homogénéité ethno-linguistique incidemment obtenue ou librement consentie.

    Et c’est également le cas de la Belgique des années ’’fondatrices’’ 1830-1839 : englobant des territoires néerlandophones et protestants qui auraient aussi bien pu rester aux Pays-Bas (comme le pays d’Anvers) mais perdant également des territoires ’’catholiques’’ qui, dans l’esprit de ses fondateurs, auraient pourtant logiquement dû lui revenir (comme la région de Maastricht). Seuls les diverses péripéties de la ’’guerre d’indépendance’’ belge ayant imposé ce découpage ’’baroque’’ finalement peu conforme aux réalités ethno-linguistico-culturelles de l’époque (et finalement peu conformes aux souhaits politiques de départ).

    Dans cette évidence du caractère fondamentalement divers (sinon multi-ethnique...) des Etats (plus ou moins marqué - il est vrai - suivant les cas...) seul les chantres de l’Etat-nation-à-tout-prix, l’esprit néocolonial volontairement condescendant (ou sa repentance systématique et pleine de reproches...) n’y voient qu’une caractéristique spécifiquement africaine.

    Ex, en France aussi, il y a des minorités culturelles exprimant - parfois - des revendications d’ordre politique : Alsaciens, Basques, Bretons, Corses, Flamands, Normands, Occitans, ’’Savoyens’’, etc.

    Le seul moyen de faire pacifiquement cohabiter ensemble tout ce beau monde (ici comme ailleurs...) étant l’abandon de toute volonté politique supérieure de vouloir à tout prix faire coïncider au forceps ’’identités nationales’’ et structures étatiques, la reconnaissance des identités locales, la déconnection progressive des sphères de l’ ’’identitaire’’ (personnelle) et ’’politique’’ (collective), la décentralisation la plus pertinente possible des compétences (principe de subsidiarité) et la reconnaissance - par toutes ces diverses composantes - de l’existence et de la suprématie d’un ordre législatif supérieur. Tout ça sous la forme d’un contrat fédéral. En Europe comme en Afrique. Et ici comme ailleurs.

  • Le 18 janvier 2008 à 12:09, par Ronan En réponse à : Après six mois de crise, quel est l’avenir de la Belgique ?

    « Et que devient Bruxelles là-dedans ? »

    Pour répondre à cette question, alors que la capitale belge est aujourd’hui au coeur des différends entre Flamands et francophones, le quotidien belge (généraliste, politiquement ’’neutre’’ et francophone) « Le Soir » a récemment étudié cinq scénarii :

    (1) L’indépendance (une idée qui fait son chemin dans une certaine intelligentsia bruxelloise mais qui bute sur le régime fiscal des 340 000 ’’navetteurs’’ flamands et wallons qui vivent en périphérie mais travaillent à Bruxelles...).

    (2) Bruxelles, district fédéral européen, avec une ville de Bruxelles directement administrée par l’UE (même si l’UE n’a sans doute pas vocation à administrer une ville... et même si la Commission européenne montre peu d’empressement à examiner cette perspective...).

    (3) Bruxelles, capitale wallonne (après une future ’’fusion’’ de la Communautée francophone avec région « Wallonie », projet au programme de nombreux partis : libéraux, chrétiens-démocrates et verts wallons). Problèmes : à l’heure actuelle, Bruxelles et la Wallonie n’ont pas de frontière commune ; la Flandre refuse de lui céder les territoires de la banlieue bruxelloise permettant cette continuité territoriale ; sans parler du régime fiscal des 230 000 navetteurs flamands venant travailler à Bruxelles.

    (4) Bruxelles, capitale flamande : un projet qui - d’après la Flandre, n’est pas à l’ordre du jour (on lui préfère Anvers...). D’autant plus que Bruxelles est francophone à 85 voire 90%...

    (5) Faire de Bruxelles - élargie au-delà de ses actuelles 19 communes - une Communauté urbaine autonome d’environ 1.5 millions d’habitants dans le cadre d’un ’’rééquilibrage-renforcement’’ du fédéralisme belge. Condition : que les régions « Flandre » et « Wallonie » acceptent de lui céder une partie de leurs territoires (et des revenus fiscaux qui en découlent).

    (Sources : « Courrier International » n°881 du 20 septembre 2007, page 16).

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