Avoir 30 ans et rêver d’Europe

Tribune parue dans Libération en mai 2005.

, par Jessica Chamba

Avoir 30 ans et rêver d'Europe

Singulièrement absente du débat actuel, la jeune génération doit appuyer la Constitution pour bâtir l’avenir.

Signataires : Medhi Ababou, militant PS, Nadia Aderkichi, juriste, Clémence Boulouque, romancière, Laurent Delporte, ancien président du Parlement européen des jeunes, Geoffroy Didier, avocat, Maud Fontenoy, sportive, Oriane Garcia, fondatrice de Caramail, Renaud Helfer Aubrac de Pharmaciens sans frontières, Patrick Klugman de SOS Racisme, Clotilde Lepetit de Ni putes ni soumises, Frédéric Matignon, militant vert, Pierre-François Mourier, romancier, Christophe Nonnenmacher d’Europeus, Jessica Pennet, présidente des Jeunes Européens, Saveria Rojek, journaliste, Laurent Wauquiez, député.

Le débat autour de la Constitution européenne, tel qu’il se déroule aujourd’hui, nous paraît curieusement irréel. Il est porté à bout de bras, dans le camp du oui, par ceux qui conduisent la politique de notre pays depuis de nombreuses années : qu’ils soient de droite ou de gauche, ils mettent tout leur poids dans la balance. Ce qui est bien souvent l’oeuvre de leur vie, l’Europe telle qu’elle s’est construite jusqu’ici, ne doit pas être mis en danger par ce petit mot, « non ».

Nous avons, certes, besoin de la vision qu’ils apportent. Mais notre génération, celle des 25-40 ans, où est-elle ? Qui l’entend ? Elle brille par son assourdissante absence. Et ce n’est pas seulement parce que sa voix n’a pas encore la puissance de celle de ses aînés.

Quel paradoxe : nous, qui devrions être les porte-parole non pas de l’Europe telle qu’elle s’est faite, mais de cette Europe que nous rêvons de voir se construire, on ne nous entend pas ! Cet enjeu, qui engage tout notre avenir ­ quelle Europe voulons-nous ? ­ est aussi un enjeu de génération. Un enjeu de mobilisation pour une génération qui a beaucoup à gagner, mais aussi beaucoup à perdre, le 29 mai.

Depuis que nous sommes arrivés à la conscience politique, et quels que soient nos parcours, nous avons un point commun, qui est le lot commun de notre génération : la contrainte. La contrainte qu’a fait peser sur nous, avec le sida en particulier, le retour des grandes peurs liées à la maladie, après des années de liberté et de facilités. La contrainte économique, ensuite, tout au long de ces « années chômage » qui ont constitué l’horizon désespérant de tant de jeunes. Et plus généralement, la contrainte que fait peser sur nous le spectacle d’une France que nous vivons comme bloquée.

Pour ceux qui sont nés après les Trente Glorieuses, cette panne a signifié, concrètement, que l’espoir d’arriver, par son travail, plus « haut » que ses parents, s’est réduit comme peau de chagrin.

Tout cela a contribué à bâtir une génération de saint Thomas, une génération qui demande à voir pour croire. Une génération non idéologique, moins encline à se laisser persuader par les sirènes utopistes qui ont entraîné nos aînés sur des pentes dangereuses. Mais aussi une génération qui cherche sa part de rêve et d’idéal loin des idéologies, dans des engagements qui ne sont pas sans noblesse, notamment dans les causes humanitaires ou l’engagement associatif.

Le discours de la contrainte, trop souvent tenu par les responsables politiques, a progressivement gangrené l’Europe : on doit faire ci à cause de « l’Europe » (ou « Bruxelles », ou « la Commission ») ; on ne peut pas faire ça parce que « l’Europe » nous en empêche. Mais l’Europe ne nous oblige à rien, elle n’empêche rien. Après tout, sa construction n’est pas imposée par une main invisible. Elle est le fruit de notre propre et libre volonté. Pourtant, l’enthousiasme des débuts, né sur les décombres fumants de Dresde ou du Havre, a peu à peu cédé la place à une euro-contrainte passablement déprimante.

C’est ce discours que nous refusons. Nous voulons dire aujourd’hui que l’Europe reste l’aventure politique majeure de notre génération. Elle est notre ultime horizon, c’est notre european dream. Nous devrions nous sentir dans la position des pionniers américains qui, dans les années 1880, traversaient inlassablement un continent alors nouveau. Ce n’est pas facile, mais que c’est enthousiasmant !

Après soixante ans d’une paix inédite dans notre histoire, une paix qui a beaucoup à voir avec la construction politique de l’Europe, nous avons ce privilège de pouvoir être les inventeurs d’un nouveau continent. Un exemple : la Constitution, si elle est adoptée, va doter l’Europe d’un Président. Polonais, Français, Italiens, nous allons tous être représentés par un seul individu. Un Français, peut-être ; mais peut-être aussi un Tchèque ou un Allemand : pour notre génération, cela ne pose aucun problème. L’essentiel est que cette Europe, au sens propre, s’incarne enfin.

Une Constitution pour l’Europe : le terme n’est pas anodin. Nous l’assumons pleinement, avec le changement d’échelle qu’il implique : nous passerons, si le oui l’emporte dimanche, dans une nouvelle dimension de la construction européenne. Celle qui nous mènera à être dans les faits ce que nous sommes déjà par mentalité et par foi : des citoyens d’Europe.

La Constitution, ce sera la possibilité de passer d’une Europe encore dans l’enfance à une Europe mature, une Europe qui pourra peser réellement sur le cours du monde. Notre génération va voir monter en face d’elle de grands blocs, anciens ou nouveaux. Ce qui se joue dans les dix ou vingt ans qui viennent, c’est, au fond, la capacité à exister dans ce monde qui vient. Dans cette course à la puissance, les Etats-Unis ne sont pas mal placés. La Chine, l’Inde au premier chef mettent les bouchées doubles. Disons-le : qu’il soit chinois, indien, mais aussi américain, ce modèle d’expansion économique, ce modèle de société ne nous convient pas. C’est bien pourquoi nous ne voulons pas devenir les succursales ou les musées de l’Asie ou de l’Amérique.

La Constitution explore une réponse. Elle ouvre de nouveaux champs à l’action politique : lutte contre les discriminations, droit des plus faibles, cohésion territoriale, environnement, dimension humanitaire de l’action politique. Elle permettra de développer, à l’échelle de 450 millions de personnes, un modèle socio-économique spécifique. Elle offre aussi la possibilité de faire résonner ensemble une autre voix dans ce concert des grandes puissances.

Dans le débat actuel, les partisans du non, parfois pour des raisons opposées, voudraient nous faire croire que ce modèle n’est pas correct : il est vrai qu’il est issu d’une négociation entre les pays les plus libéraux et les pays les plus sociaux de notre continent. Mais précisément : outre le fait que l’art de la négociation, qui amène chacun à en rabattre sur ses prétentions pour atteindre l’intérêt général, est l’essence même et l’honneur de la démocratie, son produit est aussi, en l’occurrence, original.

Il revient à notre génération d’inventer un modèle de développement social et économique à la fois viable (éloigné des utopies sanglantes du passé) et durable, c’est-à-dire magnifiant les ressources de l’homme et n’épuisant pas les ressources de la planète. Dans cette invention d’un nouveau modèle, que beaucoup de pays, hors de notre continent, regardent et regarderont dans l’avenir avec un intérêt croissant, la France doit prendre toute sa place.

Ce qui se joue ici, c’est l’invention d’une fierté nouvelle : la fierté d’être européen. Des Américains ont cru habile de moquer la « vieille Europe ». Les Chinois, les Indiens, les Pakistanais, beaucoup d’autres débordent d’énergie. Ils ont la soif inextinguible de ceux qui ont tant attendu. Mais nous aussi, nous avons, collectivement, de l’énergie à revendre : à vrai dire, nous pensons que rien n’est impossible à un Européen.

Voulons-nous, après toutes ces années de discours de la contrainte, céder à l’appel illusoire du « Grand Soir » et faire « exploser le système » ? Ou voulons-nous investir cette énergie, qui est le privilège de notre âge, dans un projet d’avenir : en construisant l’Europe pour mieux nous retrouver nous-mêmes ? Nous ne serons pas une génération sacrifiée.

Le 29 mai, nous devons mesurer toute notre responsabilité : après tout, qui d’autre que nous construira l’Europe de demain ?

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