Gouvernements supranationaux versus renationalisations : Jacques Sapir, La démondialisation

, par Antonio Mosconi, Traduit par Ivana Graziani

Gouvernements supranationaux versus renationalisations : Jacques Sapir, La démondialisation

Dans un article de la revue Fédéchoses, Antonio Mosconi décortique le livre de Jacques Sapir, La démondialisation. Au plus fort des thèses nationalistes, Jacques Sapir tente de leur donner une couleur scientifique en écrivant ce « manuel de nationalisme méthodologique ». Antonio Mosconi nous aide à y voir plus clair en analysant les arguments avancés.

Mondialisation, démocratie et souveraineté nationales sont trois objectifs qui ne peuvent pas être poursuivis conjointement. On peut défendre la démocratie à l’intérieur des enceintes nationales, en sacrifiant la liberté de circulation des marchandises, des capitaux et des hommes ; ou développer la démocratie au niveau du continent et du monde, c’est-à-dire au niveau-même qu’ont atteint l’économie et la finance, en sacrifiant en partie les souverainetés nationales. Je ne m’attarde pas sur le troisième objectif, celui de profiter des bénéfices générés par la mondialisation tout en conservant un contrôle national autoritaire sur l’économie, au détriment de la démocratie (voir l’exemple chinois). Je crois que cette troisième voie, même si elle remporte un grand succès dans certains pays émergents, va se révéler instable et destinée à régresser dans le nationalisme économique ou à progresser vers le fédéralisme ; quel que soit le cas, je me refuse à la considérer comme un modèle possible pour l’Europe.

Le problème, avec Jacques Sapir, réside dans le fait qu’il développe une analyse de la globalisation qui, en grande partie, concorde avec celle de Joseph E. Stiglitz, en arrivant toutefois à des conclusions opposées. Stiglitz, un visionnaire réaliste comme l’avaient été John Maynard Keynes et Robert Triffin, affronte les problèmes du gouvernement mondial et suggère des solutions concrètes, en y incluant la monnaie de réserve mondiale. Sapir, au contraire, propose la renationalisation du pouvoir, en faisant ainsi écho à une thèse bien connue de Dani Rodrik. Il convient toutefois de noter que Rodrik est un économiste du développement et que ses opinions sont très souvent tirées de l’observation des exigences des pays en voie de développement alors que Sapir se réfère directement à la France. Sa position m’apparaît donc plus inquiétante que celle de Rodrik. En outre, Rodrik ne met pas en cause l’unité européenne lorsqu’il souhaite la renationalisation de certaines politiques (qui devrait se faire au niveau de l’Union européenne [UE] et non pas aux niveaux nationaux) et exprime de façon répétée l’opinion que le fédéralisme mondial constitue la meilleure des solutions du problème (quitte à l’écarter ultérieurement, car il ne la considère pas insérable dans l’agenda politique).

Sapir examine séparément la mondialisation commerciale et celle financière. Il néglige la mondialisation sociale. Cette méthode exclut dans sa totalité l’analyse de la société en réseau de Robert Castel ou les études de Saskia Sassen sur les villes mondiales et sur la décomposition et recomposition de grandes parties des pouvoirs nationaux dans le cadre des organisations internationales en formation. Surtout, cette méthode ne lui permet pas d’identifier le « mode de production scientifique », donc la spécificité de la mondialisation par rapport à des phases précédentes d’internationalisation économique. L’analyse du mode de production permet par contre à un auteur fédéraliste, Lucio Levi, de décrire le passage de l’ère des États nationaux à celle des fédérations comme une ère historiquement nécessaire pour le plein développement des potentialités humaines.

Sapir sous-estime, en outre, la portée de la phase historique qui s’est ouverte avec la crise de l’hégémonie américaine et il n’essaie même pas d’exploiter les lueurs de liberté qu’elle entrouvre à l’action consciente de l’homme dans l’histoire. La crise de l’hégémonie américaine est manifeste : le gendarme mondial autant que le banquier mondial sont en situation d’échec. Les États-Unis ne sont plus en mesure de fournir des biens publics mondiaux tels que la sécurité et la stabilité monétaire. Aucune autre puissance n’est en mesure, à elle seule, de les remplacer dans ce rôle parce que le pouvoir économique et financier s’est réparti dans le monde. Seule la coopération internationale, à travers le processus de constitutionnalisation du droit international et la transformation des organisations internationales en institutions démocratiques supranationales, peut garantir les biens communs autrefois fournis par les puissances hégémoniques. Sapir, lui, fait encore confiance à l’hégémonie américaine comme si nous étions encore en 1945, peut-être ébloui par les porte-avions non payés ou par les secousses vitales du dollar, une espèce de grenouille de Galvani, sous la tente à oxygène de Ben Shalom Bernanke. Ne s’interrogeant pas sur la fourniture des biens publics mondiaux, il parvient à la conclusion erronée que l’on peut tout simplement en revenir aux États nationaux.

Ceci dit, la lecture de l’essai de Sapir est cependant utile et intéressante pour la reconstruction historique et pour l’analyse économique des effets collatéraux de la mondialisation non gouvernée.

La mondialisation commerciale, puisqu’elle n’est pas accompagnée par le dépassement politique des États nationaux, génère des avantages uniquement pour les pays forts, aggrave les inégalités sociales et porte la menace d’une catastrophe écologique. Ses effets sur le développement sont surévalués : d’un côté, l’augmentation du commerce international se ressent d’effets statistiques, tels que le comptage du commerce entre les Républiques de l’ancienne Union soviétique, autrefois considéré comme le commerce intérieur ; d’un autre côté, le produit intérieur brut constitue une mesure du bien-être de plus en plus inadéquate. Les limites de ce qui est soutenable en matière économique, écologique et politique de la globalisation, ont déjà été atteintes ; et des solutions de repli sont déjà en cours d’application, compte tenu de l’échec des négociations sur le commerce, du refus chinois de copartager la responsabilité monétaire (inconvertibilité du renmimbi) et du retour en masse des États, avec leurs politiques d’incitations et de sauvetages bancaires. D’après Sapir, la Banque centrale européenne (BCE) devrait acquérir des dollars (ainsi que le fait la Chine, critiquée pour ce même comportement) pour dévaluer l’euro et favoriser les exportations européennes (comme si nous n’avions pas déjà expérimenté la voie des dévaluations compétitives, du protectionnisme et de la guerre). Toujours d’après Sapir, non seulement l’UE ne nous protège pas mais elle est une partie du problème au travers des élargissements et des délocalisations industrielles qui en ont découlé. Cette thèse n’est pas fondée et, pour la réfuter, je vous recommande la lecture d’un bref, magistral paper de Pascal Lamy. [1]

Sapir parcourt de nouveau toute l’histoire de la « mondialisation financière », dont les racines plongent dans la décomposition du système de Bretton Woods. Il ne fait cependant aucune allusion au « dilemme de Triffin », qui explique pourquoi une monnaie nationale (le dollar) ne peut pas faire fonction de monnaie internationale. Tout ce travail de reconstruction historique aboutit donc piètrement à la prévision que le dollar reconquière le rôle international qui était le sien, « l’exorbitant privilège », d’après la définition de l’économiste américain Barry Eichengreen. L’analyse de l’échec des tentatives de re-réglementation est plus intéressante. D’après Sapir, il est nécessaire d’avoir une réglementation financière « prohibitionniste » pour réduire la complexité et donc l’incertitude (un risque non calculable et non assurable, comme déjà pour Keynes dans le passé et pour Ulrich Beck à l’heure actuelle). Il faut réintroduire les contrôles sur les mouvements de capitaux et abolir la règle comptable mark to market qui impose que les actifs doivent être valorisés à leur valeur de marché. D’une part, comme l’a déjà fait remarquer Hyman P. Minsky, cette règle fait croire aux administrateurs qu’ils ont été prudents et les pousse à assumer des risques plus importants (moral hazard) ; d’autre part, elle oeuvre en faveur de l’aggravation cyclique du credit-crunch pendant les récessions.

Sapir ne mentionne pas les grandes avancées qui ont eu lieu : la création de trois Authorities européennes de surveillance (des banques, des assurances et des marchés financiers) et du Comité de surveillance des risques systémiques (présidé par le gouverneur de la BCE), l’introduction de disciplines communes de contrôle des bilans publics et de la compétitivité, la constitution du Fonds européen de stabilité financière et, à partir du 1er juillet 2013, du Mécanisme européen de stabilité financière. Il se borne à accuser l’Allemagne de free-riding suite au refus de celle-ci d’accepter la solidarité fiscale nécessaire à l’unité du marché.

D’après Sapir, dans les pays fédéraux, la dépense fédérale devrait dépasser 50 % de la dépense publique totale. Je ne sais pas d’où sort cette « règle d’or ». Nous pensons, en nous fondant sur le Rapport McDougall et les études faites par la suite, qu’il suffit que le bilan européen de 1% actuellement soit porté à 2 ou 2.5 % du PIB (avec l’introduction de ressources propres telles la taxe sur les transactions financières et celle sur les combustibles fossiles) pour financer un plan de développement européen capable de répondre à la crise et de repositionner l’économie par rapport aux sources d’énergie. Avec un bilan à 5 % du PIB européen, la défense et la politique étrangère seraient couvertes aussi, avec une économie énorme par rapport à 27 armées et 27 corps diplomatiques. Nous ne pouvons pas prendre en considération l’exemple des États-Unis puisqu’ils ont subi de façon ininterrompue un processus de centralisation du pouvoir en fonction de leurs ambitions impériales. Ce n’est pas le cas de l’Europe, « puissance gentille » (Tommaso Padoa Schioppa).

Finalement, d’après Sapir, une démondialisation bien ordonnée, à mettre en place entre des groupes de pays, est nécessaire tout en ayant conscience que des « initiatives nationales » sont possibles, même plus que pour une démondialisation commerciale.

Dans les conclusions de son travail, Sapir trace les contours d’un monde partagé en grandes régions, chacune avec une monnaie « commune ». Le renmimbi, base de la monnaie asiatique, en sera certainement une et peut-être également le rouble. Il n’oublie pas de citer l’initiative des BRICS en faveur d’une monnaie mondiale restant à créer à partir de la réforme du Fonds monétaire international (FMI) et des droits de tirage spéciaux, mais uniquement dans le but de la liquider parce que prématurée.

Au lieu de déplorer le manque de soutien européen à la Chine sur cette proposition, Sapir propose que l’Union elle-même fasse machine arrière et passe de la monnaie unique à la monnaie « commune », c’est-à-dire à une monnaie qui circulerait parallèlement aux monnaies nationales, libres d’effectuer des dévaluations compétitives. Sans compter que l’Europe devrait adopter des mesures protectionnistes pour compenser le dumping social, écologique et monétaire de certains pays ; elle devrait réécrire les directives européennes sur la concurrence et sur les services publics pour faciliter une politique industrielle et infrastructurelle (énergie, transports, communications) dans les pays de la zone euro. La concurrence bancaire devrait être entravée pour favoriser la naissance de pôles publics de crédits. Tout ceci conduirait certainement à la dévaluation souhaitée de l’euro par rapport aux autres devises.

Je recommande la lecture du livre de Sapir en tant qu’exemple de manuel de nationalisme méthodologique. L’idée d’un bien commun de l’Union, dont l’existence permettrait d’accroître le bien-être de tous ses membres, ne l’effleure même pas. Loin de former des citoyens européens conscients et responsables, le professeur Sapir nous prépare à la passivité et à la résignation, qualités propédeutiques pour rester des bons sujets de l’empire américain.

Article initialement paru dans le n°156 de la revue fédéchoses, presse fédéraliste

Notes

[1Pascal Lamy, L’avenir de l’Europe dans la nouvelle économie monde, Février 2012, www.notreeurope. eu

Vos commentaires
  • Le 4 août 2012 à 13:59, par Un Citoyen En réponse à : Gouvernements supranationaux versus renationalisations : Jacques Sapir, La démondialisation

    Bizarrement, c’est plutôt depuis qu’on a commencé à affaiblir l’Etat-Nation que nous devenons de loyaux vassaux de l’empire américain. Le Général de Gaulle n’était-il pas celui qui, en Europe, c’est le plus opposé à la mainmise américaine, en voulant faire de la France la « Troisième Voie » ?

    Quant aux bienfaits de l’UE et sa capacité à accroître le bien-être de ses concitoyens, toute analyse sérieuse prouve que les grandes décisions prises par cette dernière n’ont eu pour effet que de libéraliser à outrance, et ainsi créer un terreau favorable à l’expansion de la logique libérale (et donc anti-sociale) et l’affaiblissement du politique au profit du privé. D’ailleurs, Sapir se permet, à juste titre, une petite critique des réseaux qu’on retrouve souvent derrière cette « mise à poil » des Etats, et à qui profite le crime.

    Enfin, si on complète l’analyse de Sapir par celle d’Emmanuel Todd sur le sujet, on comprend que la limite du fédéralisme (qu’il s’agisse du fédéralisme européen ou des projets de gouvernance globale) réside dans le fait que ce mouvement ne cherche à se justifier que par une logique purement comptable et commerciale, bénéficiant en premier lieu à une élite trans-nationale, là où l’Etat-Nation repose le plus clair du temps sur des réalités concrètes en terme de structures familiales et économiques.

  • Le 12 août 2012 à 09:22, par Loinvoyant En réponse à : Gouvernements supranationaux versus renationalisations : Jacques Sapir, La démondialisation

    Certes, mais Emmanuel Todd lui-même nous dit que selon lui la meilleur solution au problème économique et démocratiques actuels serait un protectionnisme européen permettant de réduire la pression lié au libre-échange mondial (sous-entendant par là une politique économique européenne de type keynésienne). Une telle action étant par nature souveraine, elle ne pourrait se légitimer que par un processus démocratique à l’échelle européenne, bref d’une certaine manière une nation européenne (auquel il ne croit pas car les différences culturelles et anthropologiques sont selon lui trop profondes entre les différents peuples européens).

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