L’Europe, jusqu’où ?

Une Histoire, des valeurs, un projet.

, par Ludovic Lepeltier

L'Europe, jusqu'où ?

Alors que le démantèlement du bloc soviétique a bouleversé les équilibres hérités de 1957, l’Union européenne ne peut plus se contenter de fonctionner sur l’axe Paris-Berlin ; il revient aux 25 pays qui la composent d’envisager l’avenir et de mettre à jour ce qui fonde l’identité européenne.

L’Union européenne est une construction politique qui a vocation à s’élargir à un certain nombre de pays qui partagent des valeurs et des cultures communes et se reconnaissant de fait dans ce que l’on désigne comme « Europe ».

L’Union européenne est une organisation internationale qui a la vocation de disposer d’une assise territoriale cohérente et continue. Elle constitue ainsi un territoire au sens sociologique du terme, c’est à dire « une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire. » [1], économique (marché commun, zone euro) et politique, c’est à dire comme « portion de l’espace délimitée pour exercer un pouvoir » [2]

Même si ses Etats membres sont tous « européens », tous les pays d’Europe n’appartiennent pas à l’Union européenne pour des raisons de choix (Suisse, Norvège) ou parce que les pays candidats à l’adhésion ne satisfont pas aux conditions préalables telles que définies lors du conseil européen de Copenhague en 1993 :

 la mise en place d’« institutions stables garantissant l’état de droit, la démocratie, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection ».

 « une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union ».

 « la capacité (...) [d’] assumer les obligations [d’adhésion à l’UE], et notamment de souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire ».

Le centre de l’Europe est à Vilnius

De manière plus générale, le traité de Maastricht de 1993 [3], fondateur de l’Union européenne a estimé (à l’article 49) que « tout État européen qui respecte les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, peut demander à devenir membre de l’Union ».

La notion « d’Etat européen » pose ici problème tant qu’elle n’a pas été explicitée par les Etats membres. La Turquie se situe précisément sur cette zone frontalière qui peut paraître autant le dernier bastion de l’espace culturel européen qu’à la première ligne d’un sous-ensemble proche-oriental qui comprendrait le Liban, la Syrie, Israël et la Palestine. Pour aller plus loin, la vocation européenne de ces quatre pays peut - pour le coup - aussi se poser...

Adossée au bloc de l’Est, l’Union européenne disposait ainsi avant 1990 sur son flanc oriental d’une frontière très nette organisant une discontinuité spatiale et politique avec les pays satellites de Moscou. Le démantèlement du Rideau de fer ainsi que la Chute du Mur de Berlin a fait exploser cet adossement plutôt confortable et a bouleversé les points d’équilibre avec lesquels vivait l’Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale et ce pendant toute la guerre froide. Nous y reviendrons.

Plus loin encore, certains linguistes [4] fixent l’espace linguistique européen comme allant du Groenland aux frontières du Kazakhstan, en passant par la Nouvelle Zemble et les îles Canaries. Certains géographes fixent les limites de l’Europe à Iekaterinbourg, dans l’Oural, ou encore Ijevsk, capitale de la république oudmourte, voire à Perm (Molotov), soit 700 km plus à l’est que les très conventionnels monts de l’Oural.

Si l’on considère comme « européens » les pays membres du Conseil de l’Europe, il faudra composer avec la Turquie ou la Russie. La raison nous pousse à relativiser une future Union européenne composée de pays aussi lointains que l’Azerbaïdjan ou la Géorgie. Cependant, il est nécessaire de prendre conscience de l’importance territoriale d’une Europe que l’on limiterait arbitrairement à l’est de l’Ukraine [5]

Ce rappel est nécessaire pour dépassionner certains débats et envisager sereinement une Europe qui endosserait en patrimoine culturel la multiplicité de ses familles linguistiques ainsi que la présence millénaire de plusieurs grandes religions sur son territoire. Considérer alors la Turquie comme non-européenne car musulmane devient pour ainsi dire tout à fait ridicule. Tout comme évoquer un élargissement vers le Maghreb, clairement identifié comme appartenant à l’ensemble nord-africain serait absurde.

S’imprégner du leg de l’Histoire et porter des valeurs universelles

L’espace européen n’est pas simplement le dépositaire d’un héritage culturel hérité du « Volkerwanderungzeit » [6], mais également d’une communauté de destin forgée par l’Histoire. L’Empire romain puis l’apport des royaumes germaniques ont façonné notre conception du droit et de l’Etat. L’Histoire médiévale et moderne a vu se réaliser la constitution d’Etats forts, avec de fortes simulitudes quant aux rapports entre Eglise (pouvoir spirituel) et pouvoir monarchique (pouvoir temporel). Enfin, l’Histoire contemporaine a vu naître dès 1848 un mouvement d’aspirations nationales, vanté à Paris comme à Rome, Vienne, Prague ou Budapest : le Printemps des peuples.

La déposition de Romulus Augustule par le chef germanique Odoacre en 476, la fondation du Saint Empire romain germanique en 962 par Othon Ier, la proclamation de la Réforme religieuse en 1517, la signature du traité de Westphalie en 1648, le congrès de Vienne en 1814 ou les traités de Trianon et de Versailles signés après la première Guerre mondiale sont autant de dates qui jonchent l’Histoire commune des Européens.

L’Europe a ainsi avancé dans une même dynamique pendant des siècles. On peut vérifier aux travers des parcours d’Erasme pendant la Renaissance ou de Stefan Zweig dans la première moitié du XXe siècle la manière dont on concevait ou on vivait l’Europe.

La mécanique de la révolution industrielle au XIXe siècle a généré des structurations sociales similaires dans chaque pays européen, avec à chaque fois un même lot de conséquences. Le mouvement ouvrier est né avec le capitalisme ; le socialisme avec le libéralisme.

La notion d’Etats-Unis d’Europe a été abordée par Victor Hugo au XIXe siècle. L’idée européenne fut alors largement reprise dans les embryons d’idéologie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Le national-socialisme a abordé la question européenne comme une expansion de "l’espace vital" du "peuple germanique" (sic) ; le communisme l’a éludé préférant parler d’entente internationale des travailleurs. Seuls les non-conformistes des années 1930 et les socialistes démocratiques ont élaboré une doctrine européenne à vocation universaliste, c’est à dire fondée sur ce qui fait valeurs communes à tous les Européens : la défense des Droits de l’Homme et du Citoyen mais également pour les socialistes, une certaine idée de la question sociale.

Fédéralisme, internationalisme ou altermondialisme ?

La rédaction en 1941 du manifeste de Ventotene remet en cause l’Etat national, accusé d’être facteur de division et de conflit. Ses auteurs, Altiero Spinelli et Ernesto Rossi, préconisent que la priorité stratégique pour les progressistes doit être la lutte pour la fédération européenne plutôt que la transformation de l’État national.

La fin de la Guerre froide en 1990 a également consacré l’émergence d’un « village global » (Marshall MacLuhan), caractérisée par le développement des échanges de biens et de services au niveau de la planète. Cette mondialisation des échanges s’est vue largement critiquée au sein des Etats européens, plus particulièrement par une partie de la gauche européenne et de la droite souverainiste.

L’Union européenne est ainsi apparue comme une structure accélérant le processus d’intégration dans un vaste marché libéralisé plutôt que comme un bouclier protecteur, maintenant en place de hauts niveau de protection sociale, de type Etats-providence. Les altermondialistes voient l’Europe comme un moyen de promouvoir un mode de développement plus soucieux de l’homme et de son environnement, tout comme un moyen de lutte contre la mondialisation libérale.

Dans une Europe préoccupée par un certain effacement de ce qui fait son identité, les forces conservatrices de droite et de gauche préconisent le retour à des logiques essentiellement interétatiques. L’impression de perte de repères est sans doute à lier à l’intégration récente de dix nouveaux pays, dont neuf anciens Etats soviétiques. Ces Etats aspirent au libéralisme économique et à la réaffirmation de repères plus traditionnels (comme l’Eglise notamment), alors que les citoyens d’Europe occidentale restent attachés aux piliers de leurs modèles sociaux et restent extrêmement critiques à l’égard du capitalisme.

Dans quelques années, les différences de considération s’estomperont ; notamment quand les pays d’Europe centrale connaîtront (et c’est déjà le cas !) leurs premières délocalisations et goûteront aux déconvenues d’une société de plus en plus individualiste et qui perd peu à peu toute notion de sens collectif. [7]

Pour autant, une fois ce cap dépassé, l’Europe devra poursuivre son intégration propre en suivant la voie d’un fédéralisme assumé, fondé sur un modèle original qui ne soit pas la synthèse ou le point d’équilibre souvent vascillant de l’ensemble des modèles nationaux en présence. Les Français ne devront pas chercher à imposer le modèle républicain et les Polonais devront se garder de faire du catholicisme la religion de référence...

Unis dans la diversité

Répondre par le fédéralisme aux questionnements sur le modèle européen élude volontairement la question plus spécifiquement institutionnel. Il ne nous appartient pas ici d’entrer dans un débat technique mais d’en rester à esquisser de grandes orientations.

L’universalisme induit les notions d’unité et de diversité présentes dans la devise européenne. L’unité politique devra passer par une construction de type fédéral [8]. Parmi les compétences de l’Union européenne devra sans doute figurer le levier fiscal ou en tout cas des mécanismes permettant une harmonisation nécessaire des fiscalités européennes afin de pouvoir envisager un projet redistributif à ce niveau. Parler pour autant de modèle social homogène est encore trop tôt pour des pays qui - bien que culturellement proches - n’ont souvent pas la même approche de l’Etat providence.

Alors qu’elle a initié une entreprise d’élargissement vers l’Est, l’Union européenne a parfois perdu de vue des frontières qui perdurent en son sein. L’arrivée des anciens pays communistes en 2004 a suscité des sentiments de crainte face à l’avenir dans la plupart des pays occidentaux. Des remontrances parfois xénophobes ont pu motiver en partie l’électorat à voter non au traité constitutionnel européen, en France ou aux Pays-Bas.

La crainte des délocalisations, mais aussi l’inconnue qu’offrent des pays très peu connus par la population occidentale participent certainement d’un même effet. Les préoccupations sociales sont ici légitimes et il appartiendra à l’Union européenne de démontrer sa capacité à agir dans le bon sens. Les compromis entre le centre-droit et la social-démocratie pour façonner le marché commun ne fonctionne plus pour dessiner l’Europe politique. Il appartient en tout cas aux socialistes de veiller à ne pas faire céder le règne de l’Europe technocratique au règne de l’Europe des populismes et des démagogies.

Même si l’Union européenne n’a pas vocation à s’ériger comme un bloc homogène contre le reste du monde, elle devra continuer à jouer un son de cloche souvent perçu comme original sur la scène internationale : un espace garant d’un développement maîtrisé, gardant le soucis de préserver l’environnement et de placer l’homme dans son individualité et dans son collectif au coeur des choix politiques.

L’Europe fédérale ne devra pas non plus devenir un monolithe institutionnel, perdant de vue qu’elle puise sa force de tous les courants politiques et culturels qui la traversent. Il faudra veiller à ne pas développer la dérive d’un « nationalisme » européen qui soit exclusif.

Même si elle se fonde sur un territoire, c’est à dire sur une notion liée à un sentiment d’appartenance à une communauté et à une identité, autour de valeurs communes à valoriser, l’Union européenne restera une force attractive et tournée vers l’avenir que si elle s’ouvre sur l’extérieur et ne cède pas à la satisfaction d’intérêts communautaires contradictoires et de court terme, incarnés aujourd’hui par les chefs de gouvernement.

L’Europe ne repartira que si elle arrive à surmonter ses divergences pour fonder un modèle politique original qui suscite l’adhésion de ses principaux acteurs : les citoyens.

Notes

[1Sic, Guy Di Méo, 2000 (page 40).

[2« Territoriality will be defined as the attempt by an individual or a group to affect, influence or control people, phenomena, and relationships, by delimiting an asserting control over a geographic area. This area will be called the territory. » Sack, 1986 (page 19).

[3Vous trouverez l’intégralité du traité à l’adresse suivante.

[4A lire entre autres Georges Kersaudy in « Langues sans frontières », ouvrage paru aux éditions « Autrement », en 2001.

[5Dans un document datant de 2004, l’IGN a fixé le centre géographique de l’Europe des 25 à Kleinmaischeid en Allemagne et le centre de l’Europe physique pas loin de Vilnius en Lituanie.

[6« Volkerwanderungzeit », en allemand : Période de migration intense des actuels peuples européens à partir d’Asie centrale, désignée de manière réductrice au crépuscule de l’Antiquité comme les « invasions barbares ».

[7A lire, cet intéressant témoignage de « nostalgie » du communisme dans les pays d’Europe centrale, par Dorota Jovanka Cirlic, in « Gazeta Wyborcza » :

« Le communisme peut nous manquer pour plusieurs raisons. Parce qu’il nous assurait une relative sécurité. Parce que les activités illégales nous procuraient des "bouffées d’adrénaline", comme le dit un autre Allemand, Joachim Trenkner. Parce que faire partie de l’opposition nous rendait nobles, comme le dit le Polonais Pawel Smolenski. Parce que les pour et les contre semblaient plus intenses pour ceux qui ont baigné dans l’"héroïsme de survie", comme le suggère la Roumaine Simona Popescu. Parce qu’il y régnait un ordre résultant d’un "règlement strict", ajoute l’Ukrainien Youri Androukhovitch. Enfin, parce nous avions l’impression d’appartenir à une communauté, parce que c’était le temps des illusions et des rêves, parce que chaque jour nous "avons eu une récompense pour les échecs quotidiens", selon la formule du Hongrois Bela Nove, et une certitude que "quelque part un paradis existe" ».

[8Gardons à l’esprit que les constructions fédérales peuvent varier très largement d’un modèle à l’autre et qu’il ne s’agit en aucun cas d’un modèle « figé » voué à faire disparaître le rôle des Etats et à effacer la richesse culturelle du continent.

Vos commentaires
  • Le 11 juillet 2006 à 23:19, par Fabien En réponse à : L’Europe, jusqu’où ?

    Il est clair Ludo que pour se définir des limites il faut aussi être capable de regarder son propre chemin... La citoyenneté européenne est clairement un défi pour que les citoyens de notre projet politique le plus fou de l’Histoire s’approprient ce qu’ils sont en réalité.

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