L’aspect historico-social du fédéralisme et sa signification pour l’Europe

, par Jean-Francis Billion, Jean-Luc Prevel

L'aspect historico-social du fédéralisme et sa signification pour l'Europe
Photo de Léon Trotski en 1915

Nous n’avons pas l’intention de revenir sur les aspects de valeur et de structure du fédéralisme, mais nous voulons par contre donner des éléments permettant de déterminer les caractéristiques essentielles d’une société fédérale et expliquer la signification du fédéralisme pour l’Europe d’aujourd’hui, c’est-à-dire définir son aspect historico-social.

Historiquement un courant fédéraliste s’est manifesté en Europe en même temps que l’affirmation du principe de la souveraineté nationale, c’est-à-dire durant la Révolution française et s’est maintenu tout au long des 19ème et 20ème siècles.

Avec la Révolution française apparaît la fusion de l’Etat et de la nation. En effet les transformations subies par l’Etat avec les réformes démocratiques et sociales conduisirent le pouvoir à s’appuyer sur la participation populaire et à étendre ses compétences ; elles favorisèrent une énorme concentration de pouvoir entre les mains de l’Etat bureaucratique. D’autre part avec l’école d’Etat et la conscription militaire obligatoire les valeurs linguistiques, morales et culturelles qui animent le sentiment national passèrent sous le contrôle de l’Etat qui s’en servit pour fonder en légitimité soit son pouvoir, soit sa politique extérieure.

L’Etat national supprima tous les liens spontanés d’attachement que les hommes avaient toujours ressentis à l’égard des communautés territoriales tant plus petites que plus grandes que la nation.

On vit apparaître la conviction idéologique que les « nations » seraient des « souches » absolument différentes, fondées sur des principes irréconciliables.

Pierre-Joseph Proudhon écrivit avec une grande clairvoyance que le mélange explosif de la fusion de l’Etat et de la nation accentuerait les divisions internationales, transformant en « extermination de races » les luttes entre les peuples. L’affirmation du principe national, d’abord en Italie puis et surtout en Allemagne bouleversa l’équilibre européen et rendit inévitable la première guerre mondiale, confirmant ainsi son jugement historique.

La guerre révéla un fait inquiétant : la totale incapacité des classes politiques européennes à contrôler les forces aveugles déchainées par la crise de l’Etat national : ni la théorie libérale-démocratique, ni la théorie socialiste ne surent interpréter le nouveau cours de l’histoire qui menait irrésistiblement à son dépassement.

Toutefois, certains dans les courants politiques s’inspirant de ces théories prirent partiellement conscience de la nouvelle phase de l’histoire. Il s’agit de voix isolées ou de groupes minoritaires (nous rappellerons Léon Trotski et Luigi Einaudi) qui durant la guerre lancèrent à l’opinion publique le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe.

  • Trotski écrivit au début de la première guerre mondiale que la cause profonde du conflit résidait dans la révolte des forces de production développées par le capitalisme contre la forme étatique nationale de leur utilisation et que la guerre de 1914 exprimait avant tout la crise de l’Etat national comme aire économique autosuffisante. Il concluait en écrivant que dans ces conditions historiques la solution et le devoir pour le prolétariat européen étaient de créer une nouvelle patrie, beaucoup plus puissante et beaucoup plus stable, les Etats-Unis d’Europe comme phase transitoire vers les Etats-Unis du monde. Il faut cependant signaler les limites de sa vision historique car il ne conçut la crise de l’Etat national que comme un aspect particulier d’une crise plus profonde, celle du capitalisme contraint à se transformer en impérialisme pour se développer des confins nationaux. En fait, contrairement à ce qu’ont affirmé les auteurs marxistes de l’époque, de Lénine à Rosa Luxembourg, l’impérialisme et la guerre n’étaient pas des manifestations des inévitables contradictions du capitalisme dans la phase de son plein développement et de son écroulement imminent ; l’histoire a démenti leurs affirmations. Ce fut la tentative de l’Etat national de se doter des dimensions continentales exigées par le développement des forces productives, et non pas le capitalisme, qui entraîna l’impérialisme et la guerre. Tandis, qu’exilé, Trotski continuait jusqu’à sa mort la révolution socialiste, en Europe, le fascisme s’affirmait. Trotski ne comprit pas que la Fédération européenne était devenue la condition de l’affirmation et du développement du socialisme et non la conséquence de son impossible victoire dans un seul Etat européen et de son extension aux Etats voisins.
  • Chez les libéraux ce fut Luigi Einaudi qui tira le plus clairement les leçons du conflit mondial, l’interprétant comme une manifestation de l’exigence d’unité de l’Europe. En 1918 il mit en évidence les limites du projet de Société des Nations qui, se fondant sur le principe confédéral, ne limitait pas la souveraineté des Etats. Einaudi, utilisant les deux théories de la raison d’Etat et de l’Etat fédéral, décela dans le problème de l’unification européenne le fil conducteur de l’histoire de notre siècle et définit les conflits mondiaux comme deux tentatives de la résoudre par la violence. Il signala la cause des guerres dans la contradiction existant entre le caractère fondamentalement supranational de la production et les dimensions nationales de l’organisation politique.

Le nazisme et le fascisme furent l’ultime tentative déployée par les Etats nationaux pour survivre d’une manière autonome dans un monde où l’avenir appartenait aux Etats de dimensions continentales.

Pendant la Résistance les fondateurs du Movimento Federalista Europeo, Altiero Spinelli et Ernesto Rossi écrivirent dans le Manifeste de Ventotene (pour une Europe libre et unie) que « la ligne de démarcation entre le conservatisme et le progrès coïncide dorénavant avec celle qui sépare l’Etat national de la Fédération européenne » [1].

Le comportement social typique de la population d’un Etat fédéral présente un caractère bipolaire : le sentiment d’attachement à l’Etat fédéral coexiste avec celui d’attachement à l’Etat fédéré. Aucun de ces deux sentiments ne prévalant sur l’autre. Cependant ce comportement ne peut s’accommoder que d’une situation où la lutte des classes et les conflits de puissance n’influent guère sur les structures de la société. En effet la lutte des classes la divise et tend à faire prévaloir le sens de l’appartenance à une classe sur l’établissement des liens de solidarité au niveau des collectivités locales. Les conflits externes, eux, provoquent le renforcement du pouvoir central aux dépens des pouvoirs locaux. C’est ce qui explique que les expériences fédérales se soient déroulées dans des Etats qui furent à l’abri des conflits internationaux. Ce fut le cas de la Suisse par sa neutralité et des Etats-Unis par leur isolationnisme. D’autre part elles sont apparues dans des aires géographiques où la lutte des classes n’avait pas de formes assez radicales pour empêcher la formation d’une certaine solidarité à l’intérieur des communautés territoriales de base.

Les conditions minimales de la réalisation même imparfaite du fédéralisme existent actuellement en Europe.

En effet, d’une part, avec la seconde guerre mondiale les Etats européens ont épuisé leur rôle historique et ne sont plus que les éléments subordonnés d’un système mondial dominé par les puissances continentales (les Etats-Unis, l’Union soviétique et de plus-en plus la Chine). D’autre part l’Europe, surtout depuis la crise de 1929, a vu le capitalisme évoluer et entrer dans une phase de transformation au cours de laquelle les organisations politiques et syndicales des travailleurs ont acquis des pouvoirs de contrôle, insuffisants certes mais croissants, sur la direction du développement économique et social. Nous pouvons à ce sujet affirmer que, même si le capitalisme ne s’est pas écroulé, nous sommes entrés dans la phase de transition au socialisme, phase dans laquelle les réformes sociales ont permis de dépasser les obstacles les plus importants s’opposant à l’émancipation du prolétariat en tant que classe opprimée. Même si l’exploitation n’a pas été éliminée, la conquête par les travailleurs de salaires supérieurs au niveau de subsistance, la réduction de l’horaire de travail, le contrôle partiel des processus économico-sociaux ont entraîné une atténuation de l’intensité de la lutte des classes.

A partir de ce moment le fédéralisme, c’est-à-dire l’instrument politique permettant d’instaurer des relations pacifiques entre les Etats tout en leur garantissant leur autonomie, peut devenir une alternative historiquement opérante.

L’on constate cependant qu’il est voué à la dégénérescence s’il demeure confiné dans un seul Etat. La centralisation croissante des pouvoirs qui s’est opérée aux Etats-Unis après le premier mais surtout après le second conflit mondial nous le démontre.

Le fédéralisme ne peut se réaliser parfaitement qu’à condition de prendre les dimensions mondiales.

Le fédéralisme est la seule théorie politique qui pose la valeur de la paix comme objectif spécifique de lutte. Le fédéralisme montre comment « l’anarchie internationale » et la lutte entre les Etats influencent dans un sens autoritaire leur structure interne.

Les Etats-nations européens sont l’expression de la plus profonde division du genre humain et de la plus forte centralisation du pouvoir que l’histoire moderne ait jamais connue.

Demain en affirmant l’illégitimité de l’Etat national, la Fédération européenne se présentera comme une formation politique pluraliste et ouverte à tout le genre humain.

Elle permettra d’inscrire en filigrane dans l’histoire les valeurs propres du fédéralisme : le cosmopolitisme, d’une part, et le communautarisme, c’est-à-dire l’aspiration des hommes à s’enraciner dans des communautés, à participer activement au gouvernement local et à en affirmer l’autonomie. Cependant la Fédération européenne sera un Etat parmi les autres Etats et la logique de puissance des rapports internationaux la contraindra à se refermer sur elle-même et à se centraliser.

Nous devons nous souvenir que la Révolution française n’a pas réalisé le libéralisme, même si elle a proclamé la valeur de la liberté ; que la Révolution de 1917 n’a pas réalisé le socialisme même si elle a proclamé à la face du monde la valeur de la justice sociale. Les révolutions, plus que par ce qu’elles réalisent, restent gravées dans la mémoire collective des hommes par ce qu’elles ont signifié.

La Fédération européenne signifiera la négation de la division politique du genre humain et ouvrira la voie à la lutte vers la Fédération mondiale où l’homme, libéré du travail aliéné et de l’anarchie internationale, pourra s’épanouir dans la société que Marx définissait en écrivant : « … dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société règlemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique » [2].

Article paru dans la revue Fédéchoses, de Presse Fédéraliste

Pour aller plus loin :

*Lire le manifeste de Ventotene

Notes

[1cf. le manifeste de Ventotene

[2Karl Marx : L’idéologie allemande

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