Quand on songe aux « racines de l’Europe », ce qui nous vient naturellement à l’esprit, c’est, entre autres, les civilisations grecques et romaines, ainsi que le christianisme. Jusqu’aux années 1960, les manuels scolaires situent la formation des nations européennes dans les années qui suivent la chute de l’Empire romain d’occident. Ainsi, l’acte fondateur de la nation française serait le baptême de Clovis, entre 496 et 500 après J.C. Or, le déclin, puis la chute de cet empire, que l’on situe en 476, entretient la nostalgie de l’abondance, du commerce et de la paix, surtout chez les religieux, principales victimes de l’insécurité et des guerres, qui deviennent la règle dans les ruines de l’ancien territoire impérial.
Dans les années 530, l’empereur byzantin Justinien joue sur ce regret du passé pour entreprendre la conquête d’une partie de l’occident latin. Hélas, le comportement des Augustes orientaux successifs fait comprendre aux populations, surtout à Rome, qu’elles ont obtenu une relative stabilité au prix d’une liberté dont l’absence devient pesante. Cependant, bien que les Byzantins s’efforcent d’imposer à Rome une autorité totale dans les affaires spirituelles, la distance qui sépare la cité de Romulus de Constantinople et l’affaiblissement de l’empire d’orient conduisent le pape Léon III à couronner Charlemagne le 4 décembre 800. Il prend comme prétexte, la montée sur le trône impérial d’une femme, Irène l’Athénienne qui organise un coup d’état en mutilant son propre fils, Constantin VII.
Splendeur et déclin de la théorie impériale.
La naissance de l’empire carolingien fait apparaître l’une des clés de voute de la pensée politique médiévale : l’union des Latins et des Germains sous l’égide d’une religion commune (le christianisme romain), d’une langue commune (le Latin), d’un dirigeant temporel (l’empereur), et d’un chef spirituel (le pape). Remarquons la surprenante actualité de cette pensée qui tente de palier les fractures existantes entre ce qui serait aujourd’hui le nord et le sud de l’Europe. Le but de cette union appelée « Europe » est d’unir les chrétiens d’occident contre la menace venue de l’Ibérie islamique, mais surtout d’assurer la paix à l’intérieur de l’Empire. C’est de cette théorie impériale de l’Europe que les Carolingiens, et, après eux, le Saint Empire Romain, tireront leur légitimité.
Cette Europe politique ne survit que très partiellement à la mort du fils et successeur de Charlemagne, Louis le Pieux, en 840. En effet, sur le plan politique, le partage de l’empire entre les fils de l’empereur, les raids sarrasins, vikings, et hongrois, ajoutés aux révoltes des grandes familles aristocratiques et de certains peuples intégrés à l’Empire menacent sérieusement le pouvoir impérial. Sur le plan idéologique, la théorie impériale se trouve en concurrence féroce avec la théorie féodale. La première part du principe que tous les hommes sont égaux devant Dieu, et que l’accès aux charges impériales, religieuses ou militaires est réservée à ceux qui ont démontrer leurs capacités à les assumer de manière efficace. En second lieu, l’empereur comme le pape gouvernent des hommes. L’empereur gouverne les corps, et le souverain pontife commande les âmes. La théorie féodale a une structure beaucoup plus inégalitaire ; elle se présente comme une pyramide, selon une organisation hiérarchique complexe. Le roi est au sommet, en bas, on trouve les serfs.
Cette théorie s’appuie sur le gouvernement de la terre, contrairement à sa rivale, et se structure autour de droits héréditaires. La confrontation des deux théories nuit considérablement, non seulement aux Carolingiens, mais aussi aux dynasties germaniques à la tête du Saint Empire, dont les membres sont à la fois rois et empereurs. Le conflit entre l’empereur et le pape, au cours des XI et XII° siècles, qualifiée de querelle des investitures par les historiens, blesse cette unité, et nourrit la réforme luthérienne qui lui porte son coup de grâce, en attaquant la colonne vertébrale de cette unité : la religion commune. De là vient la nécessité de trouver un autre facteur de paix et d’unité, et c’est ainsi que Kant propose une union d’Etats.
L’Europe dans la pensée médiévale : les leçons qu’elle nous transmet.
Cette conception impériale de l’unité européenne nous a néanmoins doté d’un héritage considérable. Sa chute ne fut qu’un souffle sur les aigrettes d’un pissenlit qui s’en vont renaître et germer de nouveaux enseignements qui parlent plus que jamais à notre époque. Le premier idéal à resurgir est celui pour la paix, à travers la Paix de Dieu, mouvement spirituel organisé par l’Eglise, aux X° et XI° siècles pour maitriser l’usage de la violence dans la société postcarolingienne. Les religieux se réunissent lors d’ « assemblées de paix » ayant pour objet la protection des biens du clergé, la protection des « pauvres », c’est à dire, au Moyen-Âge ceux qui ne peuvent pas se défendre (clercs, et dans une moindre mesure paysans), et la stabilisation monétaire.
Malgré la portée fort limitée de la Paix de Dieu, et ses très nombreuses exceptions, le clergé se munit de moyens d’action, comme le recours à l’autorité judiciaire comtale ou royale, ou les sanctions spirituelles (malédictions, excommunications, etc.…) . En 1027, les Clunisiens lancent la Trêve de Dieu, qui interdit les combats le dimanche. L’évolution du mouvement conduit aux Croisades, qui, quoi qu’on en dise, malgré leurs revers, leurs dérives et leurs exactions, sont une des plus grandes manifestations paneuropéennes, pèlerinages armés pour guerroyer à l’extérieur et assurer la paix au sein de l’Occident médiéval, qui, malgré tout, connaît une prospérité longue de deux siècles. Outre le foisonnement de la musique de la poésie, et des arts visuels, cette période voit la résurrection du droit romain qui donne lieu à un nouvel ordonnancement juridique : le ius commune (droit commun).
Ce nouveau droit s’impose rapidement à toute l’Europe continentale et contribue à la multiplication des voyages et à l’essor du commerce. Cependant, au XIV° siècle, la lutte du Sacerdoce et de l’Empire devient vite source importante de conflits et de désordre. Au milieu de ces tensions, se crée pour la première fois, en 1332 le concept de droit fondamental, né de la nécessité des protagonistes de prouver la primauté de leur pouvoir sur ceux de leurs adversaires. A cet effet, l’empereur germanique Louis IV s’entoure de juristes et de théoriciens indépendants des Etats Pontificaux, parmi lesquels Guillaume D’Ockham, père du concept. D’abord élaboré autour du droit à la propriété et caractérisé par son invulnérabilité face au pouvoir politique, le Droit Fondamental s‘approfondit, multiplie son champ d’action à travers de nombreux voyages auxquels il doit sa renommée interterritoriale.
Enfin, il faut rendre un hommage à la symbolique de la Table Ronde. Des chevaliers assis autour d’une table de manière égale quelle que soit leur richesse ou leur rang, pour s’unir et parler de leurs problèmes communs, avec un roi qui tranche les litiges et prend les décisions collectives à la fin des discussions. Ce qui les rassemble plus que tout, c’est leur volonté ferme et déterminée d’agir ensemble à la recherche du Graal, symbole de leur union. Si seulement les chefs d’Etats actuels pouvaient parvenir à siéger autour d’une table ronde de manière égale, quelle que soit l’influence ou la puissance de leurs pays respectifs. S’ils se soumettaient, au terme de leurs négociations, aux résolutions d’un président de la Commission qui aurait le dernier mot. S’ils se fixaient des objectifs en tant qu’Européens et si, main dans la main, ils partaient eux aussi pour la quête du graal.
Quel bel exemple ils nous donneraient !
1. Le 30 mai 2013 à 13:35, par Ronan En réponse à : L’idée européenne ne date pas d’hier !
Ben justement - pardon - mais c’est précisément là qu’est le problème : il n’y a absolument pas de ’’notion d’Europe’’ sinon un espèce de gigantesque fourre-tout polysémique où l’on trouve un petit peu n’importe quoi, voire tout et son contraire ; une espèce d’auberge espagnole où chacun amène ce qu’il veut bien (l’Empire, la Trêve de Dieu, la Table ronde et - pourquoi pas, comme ici (soupirs) - la quête du Graal...) et ne veut bien comprendre que ce qui l’arrange.
Le tout étant classé un petit peu au petit bonheur la chance, au gré des fantaisies et sensibilités des uns et des autres (et certainement pas de manière très rationnelle).
Je suis de ceux qui pensent que l’Europe - en tant que projet politique - a essentiellement besoin de rationalité, de perspectives politiques, d’institutions lisibles, de contrôle démocratique et d’efficacité fonctionnelle, mais sans doute pas de mythes fondateurs capillotractés. Tout le monde aura compris...
Maintenant - oui - l’idée fédérale ne date pas d’hier. Avec Dante Alighieri, par exemple, dans ’’Il convivio’’ (i.e : « le Banquet »), notamment (début XIVe) ; dans un cadre institutionnel impérial, en effet. Mais ne confondons pas les concepts...
2. Le 31 mai 2013 à 02:24, par Alexandre Marin. En réponse à : L’idée européenne ne date pas d’hier !
Effectivement, l’Europe de l’époque était loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui, les mentalités étaient différentes. Cependant, l’idée d’Union existait déjà, certes dans un contexte bien distinct. Je ne suis absolument pas partisan d’un retour vers le passé. Nous vivons dans un monde qui change vite, et qui est exigent en matière d’innovation et de remise en question. L’objet de cet article n’est pas de dire qu’il faut revenir à l’époque du saint-empire. Il est de montrer que l’idée unificatrice impériale nous a légué des éléments importants de la pensée et des idéaux politiques actuels.
Ensuite, les différences fondamentales existent:l’idée de paix dans la pax dei ne correspond pas à l’idée de paix que nous nous représentons de nos jours:les forces politiques n’étaient pas du tout les mêmes qu’aujourd’hui. Les réalités sociales n’étaient pas les mêmes et l’Europe ne concernait qu’une petite partie de la population, essentiellement celle des villes. La notion de fédéralisme n’existait pas non plus et Dante était surtout partisan d’un pouvoir politique appartenant à la cité, où l’Empire n’a qu’un rôle très limité. Aurais-je écrit sur ce que nos démocraties doivent à Athènes, il faudrait garder à l’esprit que les fondements n’étaient pas les mêmes, et que les Athéniens n’avaient pas la même conception de la liberté que nous.
Quant à la table ronde, c’est un mythe, c’est à dire qu’il s’adresse à toutes les époques, et à tous les peuples qui veulent s’unir bien dans un but commun, bien qu’ils soient différents. Les mythes grecs non plus ne s’adressaient pas qu’à l’Antiquité, et ils restent très actuels. Il ne faut pas oublier que ces histoires ont un grand nombre de versions, en privilégier une, c’est capillotracter le mythe et le détourner. Je suis parfaitement d’accord que l’Europe a besoin de plus de légitimité démocratique, d’une simplification du fonctionnement des institutions, ainsi que de vrais institutions politiques, mais on aurait tort de sous-estimer l’importance des mythes. Toutes les fédérations ont leurs propres mythes fondateurs.
3. Le 2 juin 2013 à 20:28, par Xavier En réponse à : L’idée européenne ne date pas d’hier !
@Roman Je pense que l’auteur souhaite plutôt montrer que, très tôt, les Européens ont perçu l’ensemble « naturel » qu’ils formaient. Sans pour autant aller sur des mythes fondateurs.
À ce sujet, il serait intéressant de voir comment les « autres », les extra-européens nous perçoivent.
Nous parlons bien d’Africains, malgré leur incroyable diversité ethnico-religieuse. Idem pour l’Inde. La Chine aussi a une belle diversité.
Eux nous voient également comme « Européens », n’est-ce pas cela qui compte finalement ?
4. Le 3 juin 2013 à 10:32, par Ronan En réponse à : L’idée européenne ne date pas d’hier !
Certes.
M’enfin il me semble tout de même qu’il y a là une certaine confusion (délibérément entretenue ?!) entre beaucoup de choses qui me paraissent toute de même très étrangères les unes aux autres.
Ainsi, entre autres choses et par exemples : l’idée impériale, ce n’est pas l’idée européenne ; l’idée européenne, ce n’est pas seulement quelque nostalgie romanesque d’une unité fantasmée et à jamais perdue : et l’idée européenne en elle seule, ce n’est certes pas le fédéralisme européen (etc).
Quant aux mythes nationaux, permettez moi (comme toujours...) d’être sceptique.
D’abord parce qu’ils fleurent trop la reconstruction intellectuelle a posteriori, artificiellement capillotractée, la "belle histoire’’ pour petits et grands, le mensonge officiel, sinon la propagande politique.
Or, dans les colonnes du Taurillon, il me semble que l’on a - précisément pour ces raisons - suffisamment combattu les mythes (fondateurs) nationaux (quand il s’agit de dénoncer leur caractère anti-scientifique et complètement fantasmatique...) pour ne pas tomber exactement dans le même travers quand il s’agit de parler d’... Europe.
Sinon, nos adversaires politiques ne seraient alors que trop fondés - sans trop d’abus de langage de leur part - de parler de tentative de ’’captation d’héritage’’ (voire d’usurpation, sinon d’escroquerie intellectuelle...). Et avons nous vraiment besoin, dans le contexte actuel, de leur offrir ce genre d’arguments ?!
Enfin, déjà, prioritairement, il me semble - de toute façon - que la priorité des priorités, en ce moment, et ce dont nous avons fondamentalement besoin, ce n’est pas de ce genre de choses là.
Ces débats sont des débats de clercs (et je m’inclus dans cette catégorie là...). Et, même si l’on ne vit certes pas que de pain, il me semble que ce n’est pas de cela dont l’UE, les citoyens - nos contemporains (les ’’vrais gens’’, comme on dit...) - ont prioritairement besoin.
5. Le 3 juin 2013 à 21:16, par Alexandre Marin. En réponse à : L’idée européenne ne date pas d’hier !
Il y a une différence importante entre les mythes nationaux et les mythes fondateurs. Le mythe national, c’est faire d’une légende une (fausse) vérité historique, elle est faite pour une époque précise. Les mythes fondateurs, comme celui d’Europe ou la quête du graal, s’assument pleinement comme fictifs, et leur objectif est de délivrer un message qui traverse les siècles. Le mythe fondateur n’a pas vocation scientifique. Le graal est une allégorie purement symbolique, celle du but commun.
Certes, je suis d’accord, il ne faut pas exagérer l’importance des débats de clercs, mais il ne faut pas les minimiser. A long terme, il nous faut réfléchir à ces références mythiques ainsi qu’à notre Histoire et à nos valeurs communes qui font les fondements de l’unité des Européens. Si demain, sort de la crise une Europe fédérale, et qu’après-demain une autre crise surgit sans qu’on ait réfléchi sur l’essence de l’Unité européenne, celle-ci sera de nouveau remise en question. Si on s’interroge sur les racines de l’Europe, même si on ne trouve pas de réponse définitive,l’Europe sera surement secouée par cette nouvelle crise, mais la fédération européenne ne sera pas ou très peu contestée. Ensuite, il est certain que peu de gens se lèvent tous les matins en s’interrogeant sur leur identité d’européens.
Quant à l’idée européenne du Moyen-Âge, elle ne peut pas être séparée de la Théorie impériale. L’Empire avait pour objectif, du moins théorique, l’unité des peuples européens de l’époque. L’objet de cet article est de montrer qu’elle n’était pas fantasmée, qu’elle a été concrète, qu’elle a connu une fortune variable, et que bien loin d’être à jamais perdu, nous avons bénéficié de ses innovations. Evidemment, l’Europe médiévale n’est pas l’Europe actuelle, les peuples ne sont pas les mêmes, les fondements de l’unité sont différents, les mentalités et le contexte politique médiéval n’ont rien à voir avec ceux du XXI° siècle, le concept de fédéralisme n’existe pas au Moyen-Âge. Cependant, l’Europe médiévale reste étonnement actuelle en raison de l’héritage qu’elle nous laisse tant sur le plan symbolique et mythique, que sur le plan concret (émergence du concept de droit fondamental, renaissance du droit commun).
6. Le 5 juin 2013 à 06:33, par Ronan En réponse à : L’idée européenne ne date pas d’hier !
Pardon de ne pas partager cette opinion : ’’L’Europe, c’est la Paix’’ et ’’On a toujours été ensemble’’ (depuis le Moyen âge ?!) sont (entre autres) les couplets rassurants, too much (et lénifiants) d’une chanson européenne ’’semi-mythologique’’ ayant finalement, à l’heure actuelle, de moins en moins de fans... (sans doute parce qu’elle n’est pas adaptée aux attentes du moment ?!).
7. Le 5 juin 2013 à 12:40, par Alexandre Marin. En réponse à : L’idée européenne ne date pas d’hier !
Le but de cet article n’est en aucun cas d’endoctriner et de tordre l’Histoire pour l’adapter aux nécessités de l’époque actuelle. Les convictions fédéralistes ne se justifient certainement pas par l’Histoire, mais par les nécessités et les idéaux présents. L’Histoire ne crée pas un sentiment européen, elle aide à le comprendre. La connaissance de l’Histoire aide à comprendre le présent. Ne justifier une idée politique qu’à travers l’Histoire en disant « c’est ce que tel père fondateur aurait voulu » ne fait que démontrer la pauvreté de l’argumentation de celui qui soutient la thèse, et dévoile, au mieux, son absence d’esprit critique, au pire, son caractère profondément manipulateur.
Pour ce qui est de mon article, l’objectif est de montrer que la thèse qui soutient que l’Europe ne put pas se construire parce que chaque pays a son histoire propre ne tient pas, et que l’Histoire est une barrière à la construction européenne est fausse. Peut-être n’ai-je pas suffisamment insisté sur les différences de mentalité dans la conception de l’Europe médiévale et l’Europe actuelle. Mais pour pleinement en rendre compte, il faudrait des pages et des pages.
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