La Démocratie des autres (Amartya Sen)

Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident

, par David Soldini

La Démocratie des autres (Amartya Sen)

« Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident » : Voilà un titre plutôt provocateur pour un petit ouvrage riche en enseignement, écrit par Amartya Sen : un des penseurs contemporains les plus stimulant, de surcroît auréolé d’un prix Nobel en économie (en 1998).

Qui sont ces Autres ? L’auteur étant indien, les « autres » devraient donc être ceux qui ne sont pas indiens. Il n’en est rien. Amartya Sen s’adresse à nous, les européens, les occidentaux, les habitants d’un monde qui connaît la démocratie et la liberté, et qui pensent même souvent que la démocratie leur appartient.

L’idée selon laquelle la démocratie serait née et se serait développée en occident est un de ces poncifs devenu si courant qu’on le prend pour argent comptant.

Or l’objectif affiché de ce livre très court est de montrer qu’il n’en est rien, la démocratie n’étant pas plus européenne qu’asiatique ou africaine.

De la démocratie, hors Occident

En se fondant sur des expériences historiques indiennes, chinoises, japonaises, mongoles ou africaines, l’auteur montre que ce qui caractérise la démocratie a existé dans des régions qui n’appartiennent pas à ce qui est généralement définit comme l’Occident. Il affirme que ces expériences historiques sont de surcroît sans aucun lien avec l’histoire de l’occident. Il soutient même que certaines de ces expériences ont eu lieu alors que l’Europe, berceau de cet Occident glorifié, était une terre peuplée de barbares et organisée uniquement sur la base de rapports de force.

Blasphématoire diraient certains penseurs politiques prompts à dégainer leur science classique - hellénique, romaniste, judéo-chrétienne – pour démontrer que la démocratie a été pensée et conçue en Europe, et uniquement en Europe. Querelles d’historiens ? Peut être. Mais pour que cette querelle ait un sens, il faut bien définir les termes du débat. Qu’entend-t-on par démocratie ?

Mieux définir ce qu’est la Démocratie

La réponse de Sen est ce qui fait l’intérêt de sa démonstration, au-delà du plaisir que pourra éprouver le lecteur en traversant les siècles et les continents à la découverte d’expériences politiques insoupçonnées. Sen oppose à la définition de la démocratie qui se concentre sur la question du scrutin et de l’élection, une définition que le philosophe Rawls a résumé comme l’ « exercice de la raison publique ».

Rawls affirme : « en définitive, le concept fondamental d’une démocratie fondée sur la délibération est le concept du débat en soi. Lorsque les citoyens débattent, ils échangent leurs opinions et discutent de leurs propres idées sur les principales question d’ordre public et économique ». Et l’élection est uniquement un moyen pour permettre cette discussion publique, qui représente, en définitive, l’essence de la démocratie.

Ainsi, les expériences totalitaires, qui connaissent pourtant des systèmes d’élections, ne sont pas des démocraties, alors que des formes d’organisation politique permettant une représentation et une confrontation pacifique des différents intérêts, des différentes opinions, des différentes cultures sans pour autant connaître le système d’élection classique, peuvent se rapprocher de ce qu’il convient d’appeler un gouvernement démocratique.

Une idée qui traverse l’histoire, un concept universel

Cette idée, selon laquelle un bon gouvernement ne peut être fondé que sur une discussion ouverte et libre entre différentes entités, est présente tout au long de l’histoire. Ce qui caractérise la modernité c’est le développement formidable de cette idée dans le monde et sa mise en pratique en Occident, certes, mais également dans d’autres régions du monde.

Cependant, le progrès de l’idée démocratique ne peut se faire que sur le fondement d’une juste définition de ce concept. Continuer à croire que la démocratie est occidentale, culturellement occidentale, et qu’elle se résume en un système d’élections libres, c’est accepter que certaines régions du monde qui plongent dans le totalitarisme suite à un vote « démocratique » (Palestine, Iran, la majeure partie de l’Afrique noire…) ne sont pas adaptées à la démocratie et qu’elles ne le seront vraisemblablement jamais.

Accepter que la démocratie c’est avant tout l’ « exercice de la raison publique » c’est donner à cette même démocratie la possibilité de se développer partout de le monde, c’est lui permettre de rester un concept universel.

A la lumière des événements actuels, de l’Irak à l’Afghanistan en passant par la Somalie ou le Soudan, on ne peut que souscrire aux propos de Sen. La démocratie est un concept universel, encore faut il le définir avec rigueur pour comprendre les transformations nécessaires à son développement.


Présentation de l’éditeur :

La notion de démocratie, doctrine politique selon laquelle la souveraineté doit appartenir à l’ensemble des citoyens, est si bien enracinée dans la culture européenne et par voie de conséquence, nord-américaine, qu’elle est généralement considérée comme un concept purement occidental ; ainsi, la démocratie serait une valeur que l’Occident aurait pour mission de faire prévaloir et d’introduire dans des pays qui en auraient été jusque-là privés.

Mais des difficultés inattendues, d’ordre militaire et politique, rencontrées par la coalition menée par les États-Unis durant la deuxième après-guerre irakienne ont soulevé une vague de scepticisme sur les possibilités de faire adopter dans le pays, dans des délais relativement courts, un gouvernement démocratique.

Cependant, ce serait une erreur d’en tirer une conclusion trop rapide et de prétendre que la tentative « d’exporter » la démocratie ne pourrait qu’être vouée à l’échec. Le malentendu vient sans doute du fait que la notion de démocratie est parfois réduite à l’idée du suffrage universel ; en fait, l’expérience montre bien que dans des régimes totalitaires, les élections se ramènent souvent à une mascarade.

L’originalité de la pensée d’Amartya Sen, économiste et humaniste, est de démontrer la complexité du problème de la démocratie. N’existe-t-il pas des racines globales, communes à toutes les formes de sociétés, et la démocratie n’est elle pas plutôt une valeur universelle ?

Par de multiples exemples, Amartya Sen montre que le soutien à la cause du pluralisme, de la diversité et de la liberté peut se retrouver dans l’histoire de nombreux peuples : en Inde, en Chine, au Japon, en Corée, en Iran, en Turquie, et dans de nombreuses régions d’Afrique. Cette hérédité globale est une raison suffisante pour mettre en doute la thèse selon laquelle la démocratie serait un concept purement occidental.

En effet, l’on entend par démocratie, non seulement l’exercice du droit de vote, mais aussi la discussion libre et responsable des thèmes politiques concernant les collectivités, ses racines sont repérables en dehors de la Grèce antique et de l’Occident en général : par exemple dans l’histoire de l’Inde antique, de l’Afrique, de l’Asie orientale et de l’Asie du Sud-Est.

Dans les deux extraits recueillis dans ce livre, Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, illustre par des exemples concrets l’existence des traditions démocratiques séculaires dans des pays actuellement opprimés par des pays totalitaires, et il nous invite à ne pas commettre à l’avenir un pêché « d’impérialisme culturel » : l’appropriation indélébile de l’idée de démocratie. A partir de cette idée, il nous suggère en revanche d’explorer et de développer justement ces aspects qui sont des valeurs partagées par tous les hommes à différents moments de leur histoire.

- L’auteur :

Amartya Sen, né au Bengale en 1933, a enseigné à Calcutta, Cambridge, Delhi, à la « London School of Economics », à Oxford et Harvard. Prix Nobel d’économie en 1998, il est devenu la même année, recteur de « Trinity College » à Cambridge.

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« La démocratie des autres. Pourquoi la Liberté n’est pas une invention de l’Occident », ouvrage publié aux éditions Payot en 2005 (85 pages).

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Vos commentaires
  • Le 9 juin 2007 à 04:09, par Ali Baba En réponse à : La Démocratie des autres (Amartya Sen)

    Cet ouvrage gagnerait à être relu aujourd’hui à la lumière du risque d’avoir une Assemblée réduite à une chambre d’enregistrement des décisions de Nicolas Sarkozy. Avec une contradiction réduite à la portion congrue, avec une majorité docile et contrôlée, ne risque-t-on pas une certaine dérive vers l’autocratie ? La pensée de Sen permet de répondre de façon intelligente à ceux, nombreux à droite, qui assènent les 53% de leur chef comme l’argument final pour nier tout droit au débat.

  • Le 10 juin 2007 à 08:37, par valery En réponse à : La Démocratie des autres (Amartya Sen)

    Leur chef a fait 31%, ce qui veut dire que 69% des Français ne voulaient pas de lui comme président. Seul la majorité artificielle constituée par le mode de scrutin lui apermis de rassembler plus de votes sur son nom.

    Là où c’est inévitable pour l’élection d’une seule personne, il n’existe aucune raison d’exclure ceux qui n’ont votés ni pour Sarko ni pour Marie-Ségolène de l’Assemblée nationale. Or c’est bien ce qui va se passer ce soir.

    La caractère démocratique de la république française est particulièrement contestable dans ces conditions. On ne peut que s’étonner de voir les nationalistes contester le fonctionnement des institutions communautaires alors que celles-ci, dans les domaines où les décisions sont prises en codécision, sont bien plus transparentes, sujettes au débat, et reflètent mieux les équilibres politiques en obligeant les parlementaires à former des majorités d’idées. Le débat sur la proportionnelle dans nos institutions devra donc revenir et autrement que le foutage de gueule qui accorderait à près la la moitié des citoyens exclus de ’lAssemblée une cinquantaine de sièges.

  • Le 11 juin 2007 à 10:01, par Ronan En réponse à : La Démocratie des autres (Amartya Sen)

    Pire encore, c’est le taux d’abstention enregistré lors du premier tour de ces fameuses dernières élections législatives françaises de juin 2007 : soit le taux ’’record’’ et tout bonnement hallucinant de près de 40% !!!

    Sans trop épiloguer sur les causes de cette désertion ponctuelle du public à l’égard des urnes : entre la récente ’’campagne médiatique d’intronisation’’ du président de la république nouvellement élu, ce résultat qu’on disait - depuis un mois - acquis d’avance, la ’’standardisation’’ du vote dû à un mode de scrutin ultra-majoritaire, le découragement des uns, l’inexpérience de certains candidats parachutés dans l’action sans préparation, le beau temps, la finale du tournoi de Rolland-Garros... Bref : beaucoup de français ne sont donc pas allé voter.

    Ce qui laisse à penser que - désormais, faute d’une opposition (vraiment représentative de son électorat...) formalisée au Parlement - le seul contre-pouvoir opposable aux pouvoirs formalisés par les institutions, ce sera donc la rue... à laquelle certains auront donc bon dos d’opposer la légitimité parlementaire issue des isoloirs (aïe, aïe, aïe...).

    Où l’on retrouve le fameux tempérament français ’’révolutionnaire’’ adepte du rapport de force brutal, sans admiration particulière à l’égard des subtilités oratoires du parlementarisme et si prompt à descendre dans la rue...

    Bref : nous avons là un calendrier électoral et un mode de scrutin qui découragent une bonne partie du public de s’exprimer et qui conduisent l’opposition à bouder les urnes, avec les inconvénients (et autres turbulences) que cela laisse présager :

    Un mois après la ’’renaissance démocratique’’ hâtivement célébrée lors des récentes élections présidentielles (pour cause de très fort taux de participation...), je ne suis vraiment pas persuadé que tout cela soit les ’’symptomes’’ d’une démocratie qui se porte si bien que ça.

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