La structuration de la pensée social-démocrate au XXe siècle

Débat : Quel futur pour la social-démocratie en Europe ? (II)

, par Benjamin Guedj

La structuration de la pensée social-démocrate au XXe siècle

Au tournant du siècle, les gauches européennes, revenues des convulsions révolutionnaires du XIXe siècle, vont nettement se différencier et se fragmenter. Face au capitalisme qui, en l’espace d’un siècle, vivra une série de crises d’envergures mondiale, et s’imposera néanmoins dans l’ensemble de l’Europe après la chute du Mur de Berlin, la social-démocratie articule peu à peu un discours distinct de ceux du socialisme et du communisme.

Révolutionnaires et réformateurs

Les gauches européennes unies au sein de la IIe Internationale opèrent un repli national à l’occasion de la Première Guerre mondiale et se divisent avec l’installation du régime communiste en Russie. La première guerre mondiale va accélérer le déclenchement des Révolutions russes de 1917, et institutionnaliser dans ce pays, pour la première fois, un mouvement politique se réclamant ouvertement du marxisme. La IIème Internationale, socialiste, portée par un grand nombre de partis et mouvements de gauche européens, va se lézarder dès les années 20 : la « trahison » (le terme est de Lénine) des sociaux-démocrates allemands, qui votent en 1914 les crédits de la guerre, ce qui jusqu’à nos jours fondera le mythe des « sociaux-traîtres », porte un coup sévère à l’essor de la gauche internationaliste. Au pacifisme d’avant-guerre, se substitue l’Union sacrée dès 1914 (en France, l’assassinat de Jaurès le 31 juillet fait basculer la SFIO en quelques jours).

Le communisme, clandestin ou condamné à l’opposition dans la totalité des pays européens, s’institutionnalise en Russie ; sa structuration, ses références au marxisme-léninisme (terme forgé par Staline), au sein de la IIIe Internationale, précipitent sa différentiation au sein des gauches européennes. Apparaît en filigrane la confrontation entre « sociaux-traîtres » et « vraie gauche ».

En Allemagne, la SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) vit, aux premières heures de la République de Weimar, une scission majeure : le mouvement social-démocrate, qui conservera le nom de SPD, s’oppose dès décembre 1918 aux communistes, autour de Rosa Luxemburg et de la ligue spartakiste (Spartakusbund). De ce mouvement naît bien vite la KPD (Kommunistische Partei Deutschlands), qui s’affirmera durant toute la République comme un challenger électoral sérieux de la SPD.

En France, le congrès de Tours, en décembre 1920, chargé de trancher la question de l’adhésion de la SFIO à la jeune IIIe Internationale communiste, consacre le divorce entre réformateurs et révolutionnaires. Par 3 028 voix contre 1022, et 327 abstentions, l’adhésion est votée et la SFIO devient la SFIC, Section Française de l’Internationale Communiste, qui deviendra le PCF. Les minoritaires, groupés autour de Léon Blum, conserveront le nom de SFIO jusqu’à la fin des années 60 et la création du Parti Socialiste.

La crise de 1929 et ses conséquences sociales et économiques désastreuses rendent audibles les propositions avancées par les gauches. En France, le Front Populaire (composé, initialement, de la SFIO, du PCF et des radicaux) gouverne de 1936 à 1938. Des tensions internes l’empêcheront cependant de parler d’une seule voix lors de la guerre civile espagnole, et incapable de soutenir le Frente Popular, il finit par laisser l’Espagne sombrer dans la dictature. Le keynésianisme domine la pensée économique de la décennie, interventionniste par nécessité.

Alliée objective de l’Allemagne nazie d’août 1939 à juin 1941, l’URSS pèse de tout son poids sur le développement du communisme sur le déjà Vieux Continent. Le rôle prééminent des communistes dans la Résistance achève d’en faire une force politique, notamment en France. Le socialisme et le communisme achèvent là leur différentiation, entamée plus de vingt ans plus tôt.

L’après-guerre : l’autonomisation de la social-démocratie

La prospérité économique issue des Trente Glorieuses, les avancées considérables des libertés individuelles dès la fin des années 60, la moyennisation (Mendras), et enfin, les prémices d’une prise de conscience écologiste font renouer les gauches avec les accents libéraux, puis libertaires du XIXe siècle, au travers d’une critique grandissante du consumérisme et du matérialisme. La majorité des mouvements écologistes européens, initialement détachés de toute attache partisane, s’ancre bien vite au sein de la gauche, qu’elle soit communiste, socialiste (comme en France) ou social-démocrate (Allemagne).

En 1959, la SPD, présidée par Erich Ollenhauer (soutenu par Herbert Wehner, ancien communiste, et par Willi Eichler) entame une aggiornamento qui inspirera avec plus ou moins de bonheur la social-démocratie européenne. Le programme de Bad Godesberg renonce aux références marxistes, reconnaît l’économie de marché, enfin dénonce explicitement le communisme. La SPD se veut désormais le parti du peuple entier, et non plus des seuls ouvriers ; la lutte des classes est jugée obsolète pour appréhender la société. La doctrine retenue est la suivante : « le marché autant que possible, l’intervention publique autant que nécessaire » (Karl Schiller, futur ministre de l’Economie).

En France, le courant social-démocrate, incarné par Michel Rocard dès les années 60, présent à l’élection présidentielle de 1969, accompagne la création du Parti Socialiste entre 1969 et 1971 (congrès fondateur d’Épinay), sous l’impulsion de François Mitterrand. Les victoires du candidat Mitterrand à la présidentielle de mai 1981, et du PS aux élections législatives anticipées de juin, qui écartent, pour la première fois sous la Vème République, la droite des pouvoirs exécutif et législatif, s’accompagnent de la mise en place d’une politique socialiste, en conformité avec les promesses de campagne fortement emprunte des positions défendues par les communistes, qui font une entrée remarquée au gouvernement. Politique qui, si elle accompagne heureusement la mutation de la société française, se révèle économiquement désastreuse, en contradiction avec les engagements européens pris avec le Serpent monétaire européen et accule le gouvernement à la rigueur en 1983. Ce tournant rend à nouveau audibles les sociaux-démocrates, et fait adopter, de facto, l’économie de marché à la gauche réformiste. Rocard s’exaspérera d’avoir « mis des décennies à apprendre l’économie de marché aux socialistes » ! [1] Il faudra attendre 1988 et la réélection confortable de Mitterrand, à l’aide des voix du centre, pour voir Michel Rocard devenir Premier ministre.

La chute du Mur de Berlin va consacrer le déclin du communisme institutionnel. La lutte idéologique tourne à l’avantage du capitalisme, omniprésent en Europe et dans le monde, et le libéralisme économique connaît de belles années sous l’égide du président américain Ronald Reagan et du premier ministre britannique Margaret Thatcher. Le communisme entame un lent déclin électoral dans toute l’Europe ; socialistes et sociaux-démocrates se répartissent l’héritage politique des gauches.

Une « social-démocratisation » des politiques publiques

La pensée social-démocrate s’enracine profondément dans le jeu démocratique et prospère dans nombre de régimes parlementaires, favorisant le consensus (Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Suède). Son acceptation de l’économie de marché comme un système imparfait mais nécessaire, eu égard aux richesses qu’il est capable d’engendrer, s’accompagne d’une volonté constante d’améliorer la répartition des richesses, par nature inégale dans un tel système.

Le plébiscite des idées d’inspiration social-démocrate lors de la crise née à l’été 2007 — interventionnisme mesuré de l’État, régulation des outils financiers — s’accompagne pourtant d’un net reflux électoral (les déroutes de la SPD allemande, du PS français, du PD (Partito Democratico) italien, auxquelles pourrait bientôt s’ajouter la défaite du Labour britannique en 2010). La social-démocratie européenne doit entamer là une réflexion d’envergure, et une profonde rénovation de son logiciel idéologique.

Cet article a été écrit avec la collaboration de Chloé Fabre (membre des Jeunes Européens Sciences-Po Paris) et Frank Stadelmaier (membre des Jeunes Européens Sciences-Po Paris).

Illustration : photographie de Michel Rocard.

Source : Wikimedia.

Notes

[1Les Échos, 26/08/2009, p.28

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