« Le registre européen n’est qu’un gadget, il faut créer un ordre des lobbyistes européen »

, par Charlotte Lerat

« Le registre européen n'est qu'un gadget, il faut créer un ordre des lobbyistes européen »

Interview de Daniel Guéguen, fondateur de la première école européenne de lobbying en 1992, ancien Secrétaire général de COPA-COGECA (Syndicat des agriculteurs européens), fondateur et co-Président de CLAN Public Affairs, et auteur d’un guide pratique du lobbying européen. Fédéraliste et lobbyiste depuis trente-cinq ans, il livre au Taurillon son point de vue très personnel sur la réglementation du lobbying européen, et nous explique pourquoi il plaide en faveur d’un registre commun et obligatoire des représentants d’intérêts à Bruxelles.

Le Taurillon : Pourquoi avoir attendu si longtemps pour inscrire CLAN Public Affairs au registre des représentants d’intérêts de la Commission européenne, alors même qu’il était enregistré dans la liste des groupes d’intérêts accrédités au Parlement européen ?

Daniel Guéguen : J’ai fait beaucoup de résistance. Nous nous sommes inscrits pour une simple raison : nous avons subi une pression fantastique de la part des fonctionnaires européens pour que nous le fassions. Dès l’instant où vous sentez que vous avez des difficultés à obtenir les informations dont vous avez besoin, ou que vous peinez à être reçu par un fonctionnaire au motif que vous n’êtes pas inscrit sur ce registre, cela vous pousse à le faire. Par contre, nous nous sommes inscrits dans les strictes limites de la déclaration. C’est-à-dire que nous avons exclusivement déclaré les actions de lobbying au sens strict du mot tel que défini dans le registre, à savoir les actions directes auprès du législateur, soit environ 5% de notre chiffre d’affaires.

Le Taurillon : Vous ne semblez pas convaincu par la régulation du lobbying européen telle qu’elle existe aujourd’hui. Pourquoi le registre de la Commission européenne n’est-il pas satisfaisant ?

Daniel Guéguen : J’ai un point de vue assez personnel sur la question. Je ne suis pas d’accord sur la façon dont ce dossier a été conçu. Je pense que le registre est extrêmement insatisfaisant. Il l’est parce qu’il induit des ambiguïtés graves. On observe que de manière générale les entreprises ont tendance à réduire les budgets de lobbying. On note en effet que les grosses multinationales déclarent entre 200 000€ et 400 000€ et ont donc une vision très restrictive de leur budget lobbying. Au contraire, les consultants ont une vision très généreuse de leurs dossiers de lobbying et déclarent des sommes bien au-delà de ce qu’elles devraient être, pour montrer qu’ils sont puissants et influents.

Chez CLAN, nous avons suivi la démarche exactement inverse. Les associations professionnelles, quant à elles, sont très embarrassées. Il suffit de penser à l’incident du Conseil européen de l’Industrie chimique (CEFIC), exclu du registre pour n’avoir déclaré que 50 000€. En réalité, derrière le registre se cache toute une série de problèmes fiscaux. En droit belge la représentation collective d’intérêts n’est pas déductible de la TVA, ce qui pose des problèmes aux associations professionnelles établies sous forme d’ASBL. Elles se retrouvent à payer de fortes amendes. Le registre est donc un gadget qui ne va pas à l’essentiel et qui se concentre sur l’accessoire. Il esquive toute vision de long terme et laisse de côté des éléments essentiels tels que la dimension fiscale.

Le Taurillon : Vous n’êtes donc pas contre l’idée d’un registre en soi ?

Daniel Guéguen : Non seulement je ne suis pas contre l’idée d’un registre en soi, mais je suis même l’un des rares à être totalement favorable à une réglementation obligatoire du lobbying européen. Ce registre doit être commun aux trois institutions. Il existe à l’heure actuelle deux grands systèmes. Celui américain d’une part, fondé sur une réglementation stricte depuis le Disclosure Act. Dans ce système, l’argent gouverne le lobbying qui est directement lié au financement des élections.

D’autre part, il existe le système européen où aucune réglementation n’existe mais où l’argent n’est pas au cœur de la mécanique. A Bruxelles, si vous êtes un bon professionnel vous pouvez gagner un gros dossier sans gros budget.

Le lobbying est un métier sensible et important. Il s’agit d’un contre-pouvoir essentiel, celui de la société civile au sens large. Il a beaucoup d’importance à Bruxelles, ce qui est bien, mais je suis favorable à la création d’un ordre professionnel sur le modèle de l’ordre des avocats. Nous devons nous doter de critères d’acceptation professionnels assez souples pour correspondre aux différentes formations des lobbyistes.

Je pense qu’à l’heure actuelle n’importe qui peut se déclarer lobbyiste professionnel et inventer des recommandations ou des résultats. Il s’agit d’un métier globalement propre avec peu de corruption à Bruxelles. Mais il faut mettre de l’ordre et réglementer cette profession, car c’est le seul moyen de redorer notre blason. Notre profession est mal considérée et je pense que nous sommes les premiers responsables puisqu’il y a beaucoup trop d’individualisme dans notre profession.

Le Taurillon : Visiblement, un propre code de déontologie ne suffit pas et l’Initiative européenne en matière de transparence de la Commission a été un échec. Faut-il créer une Agence européenne en charge du contrôle de la profession ?

Daniel Guéguen : La déontologie est quelque chose de très important pour moi mais je pense qu’elle a un côté assez subjectif. Tout comme un avocat, un lobbyiste peut refuser un dossier en fonction de ses propres convictions. A titre personnel, je n’ai pratiquement jamais refusé un dossier, mais j’en ai quitté deux en raison d’un désaccord stratégique. Dans un des cas, il s’agissait du plus gros client de la société. Par ailleurs, j’ai démissionné brutalement du COPA-COGECA, également pour des raisons d’éthique. J’étais en total désaccord avec l’utilisation des subventions publiques agricoles telles que gérées par le COPA à l’époque.

Concernant l’idée d’une structure européenne, il existe aujourd’hui deux organismes de représentation des lobbyistes professionnels à Bruxelles : SEAP (Société des professionnels des Affaires européennes) pour les individus et EPACA (European Public Affairs Consultancies’ Association) pour les consultants. Ma première suggestion serait de les fusionner de manière à n’avoir qu’une seule structure.

Ces deux organismes font de bonnes choses mais leurs activités manquent de dimension. Ces aspects de réglementation ne sont pas abordés ou insuffisamment et les considérations fiscales non plus. La question de la communication de notre métier par rapport à l’opinion publique est à peine soulevée. C’est la raison pour laquelle CLAN n’est pas membre d’EPACA, et qu’à titre personnel je ne suis pas membre de SEAP, même si j’en ai été administrateur dans le passé.

Une bonne solution serait que la Commission réunisse les dix principaux professionnels du secteur des Affaires publiques et essaye de bâtir avec eux une réglementation du lobbying européen intelligente. Je peux tout à fait poursuivre mon travail sans réglementation, mais j’ai un comportement citoyen et je pense que dans l’intérêt de tout le monde il faudrait réglementer le lobbying européen. Je pense que mes collègues sont trop frileux.

Les lobbyistes professionnels travaillent à Bruxelles en accord avec une logique éthique, ils n’ont donc pas de raison d’avoir peur d’une réglementation. Cette absence de réglementation est plutôt liée à un manque d’audace. Mais la commission là aussi est d’une frilosité absolument confondante.

Illustration : Daniel Guéguen

Source : Danpa.eu

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Vos commentaires
  • Le 19 novembre 2010 à 18:58, par Julien-223 En réponse à : « Le registre européen n’est qu’un gadget, il faut créer un ordre des lobbyistes européen »

    Je ne suis ni contre, ni pour...

    En fait, comme je l’ai déjà dit ici, je n’ai toujours pas saisi pourquoi il faudrait réglementer le lobbying européen ? Contre quoi voulons-nous concrètement lutter ?

    > Pour lutter contre des abus ou des dérives ? Si oui, lesquelles ?

    Daniel Guéguen affirme que le « lobbying professionnel [est] un métier globalement propre avec peu de corruption à Bruxelles. »

    Admettons (j’en doute). Mais si M. Guéguen dit vrai, alors il n’y a pas de problème. Pourquoi légiférer ?

    > Pour lutter contre des peurs ou pour « redorer des blasons » ?

    D’accord. Mais on se place ici dans une toute autre approche de la Loi. Celle de lois de circonstances, de lois gadgets, visant à rassurer dans les chaumières, un peu comme le gouvernement fait voter, chaque année ou presque, de nouvelles lois d’affichage en matière d’immigration, de logement, de développement durable, de sécurité...

    Or, je pense que ce n’est pas le rôle de la Loi de lutter contre des peurs ou de redorer des blasons. Comme le disait Pierre Mazeaud en 2005, "la loi n’est pas faite pour affirmer des évidences, émettre des voeux ou dessiner l’état idéal du monde (en espérant sans doute le transformer par la seule grâce du verbe législatif ?). La loi ne doit pas être un rite incantatoire. Elle est faite pour fixer des obligations et ouvrir des droits. En allant au-delà, elle se discrédite. Mais, pour s’en tenir au rôle qui est le sien, tout son rôle et rien que son rôle, le législateur doit :

     apprendre à résister à la « demande de loi »,
     s’interdire de faire de la loi un instrument de communication."

    http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/documentation-publications/le-conseil-au-jour-le-jour/le-conseil-en-2004/voeux-a-l-elysee.5147.html

    Encore une fois, je ne suis pas contre une législation européenne sur le lobbying par principe. Mais encore faudrait-il apporter un exemple concret de dérive, car on ne peut pas légiférer sur la base de suspicions. Sans quoi, cette législation sera une énième loi de communication.

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