Le siècle des Lumières et l’Europe : de l’universel à l’unité ?

, par Laurène Vernet

Le siècle des Lumières et l'Europe : de l'universel à l'unité ?
Emmanuel Kant

Les Lumières pensent et disent l’Europe. Si au XVIIIe siècle tout converge vers Paris, cette « nouvelle Rome », comme la nomme alors Voltaire ; il est une multiplicité de foyers des Lumières européennes. De Naples en Russie, sans oublier la Prusse, un espace public européen construit en réseau se tisse entre les grandes cours européennes. Partout on tient salon, dont le plus célèbre au milieu du siècle est certainement celui de Madame Geoffrin à Paris, on lit les grands philosophes comme Diderot, Voltaire ou Rousseau et on cherche à se parer à l’européenne.

Au siècle des Lumières, tout est en mouvement, des marchandises aux hommes sans oublier les modes, les écrits, les pensées et les bons mots. En même temps que la fabrication d’un espace commercial et économique globalisé, se diffusent le Progrès et des idées nouvelles comme celle du bonheur ou du souverain éclairé qui devient un pédagogue pour son peuple. Les philosophes prônent une Europe unie par la paix et fondée sur une civilisation commune. Mais à la veille de la Révolution française, un siècle avant la percée des nationalismes, en pleine expansion des Empires coloniaux et au cœur des jeux politiques des puissances qui participent à « l’état de guerre perpétuel », qu’en est-il de l’unité européenne ? Comment celle-ci se définit-elle ?

Un espace européen de circulations intenses permet la création d’une identité « à l’européenne »

L’expansion commerciale de l’Europe crée un immense marché européen qui se cache derrière la circulation de la mode et des hommes, qui participent tout deux à la création d’une identité voire d’une culture et d’un art de vivre à l’européenne.

Les grandes cours d’Europe s’épient. Et tous les regards sont notamment tournés vers Paris et Versailles où de Madame de Pompadour à Marie-Antoinette, la mode devient l’ambassadeur de l’élégance et du raffinement français. Grâce à certains journaux et à la circulation des ambassadeurs, la mode s’exporte. C’est notamment le journal « le Mercure » édité à Paris mais qui se retrouve dans les grandes cours d’Europe et où jusque dans les appartements de la Grande Catherine on peut lire le supplément « mode » et voir ainsi les dernières créations de Rose Bertin pour Marie-Antoinette. Mais chaque mode européenne est « nationalisée » et s’unifie avec des spécialités régionales. Ainsi lorsque la robe à pouffe fait fureur (vers 1770), elle se porte avec des dentelles en Espagne, avec du gros grain de Naples dans la cour de Maria Carolina ou avec des pans en soieries en France ou en Russie. Par vagues successives, les différentes modes, une fois exportées, fondent une certaine identité européenne. Chacun se sentant à la mode de Paris mais sans renier ses spécificités « nationales ».

A cette circulation de la mode sur fond économique où les puissances rivalisent d’importations et d’exportations des tissus et des patrons, répond le tissage d’une culture européenne avec les différents voyages de l’aristocratie européenne. Et cette unification éminemment économique, politique et sociale, par la culture, a été savamment comprise par Maria-Carolina, reine du Royaume des Deux Siciles. Est à la mode au XVIIIe siècle ce qu’on nomme alors « le grand tour d’Italie », qui consiste à renouer avec les origines de la civilisation européenne en visitant les grands lieux de l’Italie romaine, et qui préfigure l’attrait des romantiques pour ce pays. Aux pieds du Vésuve, les vestiges d’un village entier renaissent parmi les cendres, c’est Pompéi. Naples devient alors un lieu de passage incontournable des artistes, des aristocrates et des penseurs du « grand tour ». Ainsi les différentes nationalités se retrouvent-elles chez Maria-Carolina, dans le célèbre palais Caserte où on converse, on s’amuse et on partage.

Ainsi au siècle des Lumières assiste-t-on à une globalisation de l’économie et de la culture qui participe à la création, en filigrane, d’une identité et d’une culture européennes. Cette création d’un espace européen posait aux penseurs des questions très actuelles sur ce qui pourrait être nommé une délimitation difficile entre européisme et souverainisme. Jean-Jacques Rousseau dénonçait par exemple le risque d’indifférenciation culturelle et nationale de cette globalisation du marché.

Le mot, un médium des Lumières qui tisse des liens entres les cours européennes

A ce marché européen à la fois commercial et culturel se superpose ce qui pourrait être nommé le marché du mot. Mais qui n’est en réalité que la circulation des idées, de la pensée et des systèmes philosophiques des Lumières. Et c’est le Français qui se veut langue universelle des Lumières, permettant de facto cette intense diffusion.

Le siècle des Lumières, c’est également l’expansion de la presse périodique. Les grands journaux comme Il Caffé, le Mercure ou le Journal des Savants permettent à toutes les cours d’Europe d’être informées et aux savoirs de rayonner. Il est intéressant de remarquer qu’à cette information périodique répondent les tactiques de désinformation avec notamment la circulation des pamphlets. On connaît par exemple les fameuses poissonnades adressées contre Madame de Pompadour ou les caricatures de Marie-Antoinette, dite « l’Etrangère », qui font l’objet de médisances à la cour de Versailles et qui se propagent partout en Europe. Parlant tantôt de l’impuissance du Roi, tantôt de l’incapacité pour la Reine d’engendrer un fils, plus que des pamphlets, ces tactiques de désinformation au niveau européen et non plus seulement national, ne sont plus que des affaires d’alcôve mais également des affaires d’Etat et de liens politiques entre les puissances d’Europe.

A la question « qu’est-ce que les Lumières ? » Emmanuel Kant répondait « sapere aude ». Avoir l’audace du savoir, c’est ce dont fit preuve Diderot en opposant « au journalisme » la création d’un ouvrage unique et collectif : l’Encyclopédie. Pour la première fois, des noms de plantes furent écrites en français et non plus en latin, la science étant unifiée et unifiant à son tour par la langue française alors au cœur de la civilisation européenne. Plusieurs planches de cet ouvrage furent traduites en cinq langues, leurs impressions furent cependant plus complexes. Mais cela traduit une volonté de diffuser le savoir avec pour seul horizon son universalité. De Paris à Tsarskoie Celo, on fait des expériences, notamment celles sur l’électricité qui sont alors en vogue. Catherine II a d’ailleurs consacré une pièce de son palais d’hiver à ce progrès, une pièce qui ne sera re-découverte qu’au milieu du XXe siècle.

Durant les Lumières, le mot est créateur et unificateur. Il est information ou désinformation, comme il participe au rayonnement de ce siècle et à la diffusion des systèmes de pensées philosophiques et politiques. Il devient responsable et acteur de la création de l’espace européen en réseau entre les cours européennes qu’il lie de facto entre elles. Ce lien unificateur, trouvant son apogée dans la correspondance entre philosophes et souverains, ne permettrait-il pas de réaliser les projets politiques des grands penseurs des Lumières et de former une unité européenne fondée sur la paix ?

Du rayonnement des Lumières à l’unité de l’Europe

Dans cette diffusion et ce rayonnement du savoir et de la science, la correspondance entre philosophe et souverain éclairé est essentielle. Si la Grande Catherine a racheté la bibliothèque de Diderot et celle de Voltaire afin, pour l’un de doter sa fille, et pour l’autre de faire perdurer son œuvre après sa mort ; c’est notamment parce qu’elle entretenait avec les deux hommes une relation épistolaire très suivie. Comme Frédérich II de Prusse, Maria-Carolina de Naples ou Pierre-Léopold de Hasbourg-Lorraine grand-duc de Toscane, Catherine II fait partie de ces gouvernants qui, empreints de la pensée des Lumières, se veulent les garants d’un « absolutisme éclairé ». Il existe entre les philosophes et leurs hauts correspondants une relation complexe, entre jeu de séduction et volonté d’approcher les souverains du modèle d’un système politique exposé dans leurs écrits. C’est enfin l’idéal du gouvernant pédagogue dans le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau. Du bonheur des peuples à l’économie politique, pour le bon gouvernement des sociétés, les penseurs appellent notamment les gouvernants éclairés à réformer l’impôt et à libérer la classe productive. En Russie par exemple, c’est le moment de grandes réformes, de la prise en compte de l’intérêt général, avec la diffusion de cahiers de doléances (1767) ou les grands chantiers de l’urbanisation de Saint-Pétersbourg (dès 1762).

Mais les réformes nationales ou régionales qui ont alors été engagées et qui découlent du rayonnement des Lumières et d’un lien entre philosophie des Lumières et politique, peuvent-elles participer à la création d’une unité européenne sur le mode du politique ? A fortiori cela ne se peut car les gouvernants, s’ils sont parfois éclairés, sont les fils et filles de l’absolutisme, choisis par Dieu. Les philosophes eux-mêmes n’entendent pas engager une révolution mais une réforme où chaque gouvernant serait éclairé, pédagogue et guidant son peuple vers sa propre liberté.

Si une unité plus politique de l’Europe est alors pensée c’est par certains philosophes dont l’Abbé de Saint Pierre et Jean-Jacques Rousseau en tête, pour qui la « libéralisation » de l’économie et l’expansion commerciale participant à un dérèglement de l’ordre européen doivent, pour ne pas amplifier l’état de guerre perpétuel entre les puissances, permettre de fonder une unité européenne. Et cette unité qui trouve ses origines dans la culture, l’identité et la civilisation européennes qui au XVIII siècle circulent intensément, doit avoir pour fondement la paix. Mais c’est un projet utopique sur lequel Rousseau porte un regard mélancolique et désabusé.

Le siècle des Lumières impulsa un art de vivre à l’Européenne et un sentiment d’appartenance à une même culture. Avec les idées des grands philosophes mêlées à la circulation de modes et de bons mots, ainsi qu’aux voyages des hommes éclairés, les Lumières sont une prestigieuse création de l’Europe. De l’universalité des Lumières, de la pensée, de la science, d’un art de vivre et de gouverner, fleurons de ce siècle, nait une corrélation entre les Lumières et l’unité de l’Europe. Avant cette unité était pensée sur le mode de celle de l’Empire romain. Depuis le siècle des Lumières, elle est une unité construite autour de valeurs et d’inclinations universelles mais européo-centrées. C’est un universel à l’Européenne.

Plus de deux cent ans avant les prémices de la construction européenne par les pères fondateurs, le siècle des Lumières a participé à la création d’un espace européen en réseau à la fois commercial, économique, culturel et identitaire qui, fondé sur une civilisation européenne, lie les gouvernants, puis les peuples, entre eux mais comprenant l’unité dans la diversité. Lorsque de nos jours l’union politique de l’Europe fait débat, les hommes des Lumières dont les grands philosophes en tête, avaient compris l’importance du tiraillement entre préférence nationale et sentiment européen.

Penser l’Europe de ce siècle c’est entrevoir des questions encore pertinentes aujourd’hui, qui sont celles de l’identité européenne comme vivier d’une possible citoyenneté européenne, comme premier pas vers une unité politique. Parmi toutes les questions qui se posent à propos d’une union politique de l’Europe, Rousseau avait d’ailleurs souligné que la plus importante et la plus complexe à résoudre était celle de sa finalité. Fuyant une définition claire de celle-ci et profitant d’une unité économique de l’Europe, les philosophes des Lumières avaient compris que les gouvernants instaureraient sans cesse un jeu politique entre européisme et souverainisme.

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