Mafias et Europe : la nécessité d’un pouvoir judiciaire transnational

, par Davide Negri, traduit par Jonathan Boureau

Mafias et Europe : la nécessité d'un pouvoir judiciaire transnational

Parmi toutes les zones de la planète, l’Europe est celle où les effets de la globalisation et de l’ouverture des marchés nationaux par la création d’un marché et d’une monnaie unique sans protection pénale a favorisé la pénétration de mafias du monde entier. Des pays comme l’Espagne, par une corruption diffuse, sont souvent cités par les rapports des magistrats italiens comme les véritables hangars cocaïne de l’Europe. Le trafic international de cocaïne est géré pour la plus grande partie par la ’ndrangheta calabraise. Celle-ci a su construire des liens solides avec les cartels colombiens et mexicains de production de cocaïne, des accords avec des gouvernements africains faibles pour le stockage, et un réseau capillaire de distribution qui part de l’Espagne, des Pays-Bas et d’Italie. L’Allemagne, par exemple, a longtemps ignoré l’entrée de capitaux d’origines mafieuses dans son économie au moment de la réunification. Cela s’explique par le fait que ces capitaux ont contribué au développement et à la reconstruction de l’Allemagne de l’est, sans coûter un pfennig à l’économie allemande.

Dans les plus importants des pays européens, la législation anti-mafia est soit insatisfaisante, soit inexistante, car le crime d’association mafieuse n’est pas prévu. Peu a été fait en ce qui concerne les mises sous séquestre et les confiscations de biens mafieux. L’absence de législation est paradigmatique, car elle complique le déroulement des enquêtes. Ainsi en Allemagne, il est impossible d’effectuer des arrestations dans des lieux publics. De même, en Espagne, il est nécessaire d’attendre l’aube pour effectuer une perquisition dans un lieu privé puisque il est interdit de la faire pendant la nuit.

Avec un tel scénario, l’Union Européenne est dans l’incapacité d’assurer la moindre fonction. Celle-ci est prisonnière de sa nature confédérale et de son rôle de simple arbitre et de régulateur du marché. Les institution européennes, et en particulier la Commission et la Cour de Justice, ont le devoir de garantir l’ouverture du marché interne et les libertés économiques , mais n’ont pas les instruments pour les protéger via un système pénal européen adéquat. Même l’action administrative de l’Union : la distribution des fonds communautaires, est devenue l’occasion d’une importante fraude dans les domaines où la présence de la mafia est importante.

Face à cette dramatique, mais silencieuse, urgence, plusieurs commentateurs, et notamment le Parlement Européen, ont invoqué la nécessité de normes pénales au niveau européen pour lutter contre la criminalité organisée et pour protéger le marché et la société. Mais il y a un problème, le droit pénal est le pouvoir le plus pénétrant et invasif, en ce qui concerne les libertés individuelles et collectives des citoyens, dont dispose l’État pour régler la cohabitation civile. Ce pouvoir ne peut être exercé que s’il est légitimé démocratiquement par le Parlement. Ce qui ne serait pas le cas avec le Conseil (géré par les gouvernements nationaux) ou la Commission (seulement un organe indépendant sur le principe) qui constituent les tenants des pouvoirs exécutif-législatif d’une institution non souveraine et dérivée (dans le sens que ses pouvoirs lui sont conférés par les États membres qui peuvent à tout moment se les réapproprier).

Le Parlement Européen, quant à lui – comme l’a affirmé le 30 juin 2009 la cour de Karslruhe – ne fournit pas à l’Union Européenne une légitimité démocratique comparable à celle garantie à l’intérieur d’un État démocratique. Il ne dispose pas de la légitimité de l’organe représentatif des citoyens. Cela s’explique en premier lieu parce qu’il s’agit d’une institution qui ne respecte pas le principe « un homme une voix », ou le droit des citoyens d’être représentés sur un pied d’égalité. En deuxième lieu parce que la division des pouvoirs n’existe pas encore au niveau européen et que le Parlement ne représente ni le pouvoir législatif, ni ne nomme ou ne contrôle le gouvernement. Il n’est donc pas légitime pour gérer l’administration de la justice pénale.

L’unique possibilité d’action pour les différents États européens est d’augmenter la coordination entre leurs polices judiciaires et d’harmoniser les législations nationales anti-mafias. Cela pourrait permettre d’éviter que les votes législatifs ne permettent l’émergence de nouvelles opportunités judiciaires pour les mafias. La limite de la lutte anti-mafia est évidente quand la responsabilité des politiques anti-mafias incombe aux simples États, et que les mafias contrôlent des trafics illégaux transnationaux. Ceux-ci sont de plus en plus liés à l’économie globale, domaine qui échappe au contrôle des autorités étatiques.

Enfin, il est nécessaire de critiquer l’efficacité des accords et des conventions internationales sur les normes pénales contre la criminalité organisée, accords et conventions créés pour garantir l’uniformité législative de la matière. Le point crucial est l’absence d’organismes de contrôle et d’une police judiciaire et investigatrice capable de poursuivre les organisations au niveau transnational. Il serait important qu’il ne soit pas systématiquement nécessaire de s’appuyer sur la sanction pénale prise sur le territoire des simples États quand il s’agit de s’attaquer à une organisation mafieuse évoluant à l’échelle continentale. Actuellement, les magistratures des différents pays ne peuvent agir qu’en se basant sur leur législation nationale et le résultat au niveau européen dépend donc de la collaboration ou non des polices judiciaires et des enquêteurs des différents pays. Les dispositions pénales d’un accord international sont ensuite appliquées par des organes judiciaires différents. Cela se fait sans que n’existe au niveau européen un organe superieur garantissant une interprétation uniforme de ces accords. De meme, aucun organe n’est en capacité de mettre en place des actions pénales contre la criminalité organisée à l’échelle européenne.

Les États n’accorderont jamais à un organe supranational des pouvoirs de juridiction et d’initiative contre les crimes liés à la criminalité organisée et les mafias. Pour pouvoir engager des poursuites, un système organique de normes pénales substantielles et procédurales est nécessaire, un système comprenant des instruments d’enquête et de contrôle sur l’économie. En quelques mots aucun État n’acceptera de perdre le contrôle d’un pouvoir répressif sur ses propres citoyens pour le céder à un organisme non légitime démocratiquement.

Pour résumer, la genèse de la mafia, comme pouvoir organisé capable de gérer la violence, est seulement un des nombreux visages de la faillite du système contemporain formé d’États divisés, souverains et impuissants. La seule voie pour combattre un tel cancer de la vie civile réside dans la création d’un pouvoir européen en matière de justice. Mais un tel pouvoir ne peut exister sans une institution souveraine étatique européenne qui saurait le traduire en un choix législatif pénal conscient. En Europe donc, dans la bataille pour le droit et la paix, seule la création d’un État fédéral pourra fournir la possibilité d’agir contre les mafias, pour la défense de la liberté et de la démocratie de nos sociétés, pour tenir haut le flambeau de la justice.

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