Le Taurillon : Pourquoi faire le constat de l’échec de la construction de l’Europe politique ?
Olivier Ferrand : L’Europe politique, c’était l’objectif des pères fondateurs : le congrès fédéraliste de La Haye, la Communauté européenne de défense (CED). Mais ce fut un échec : la « révolution fédérale » s’est heurtée aux souverainismes encore trop vivaces d’après-guerre. Le coup de génie de Schuman et Monnet, ce fut d’accepter cette réalité tout en ne renonçant pas à faire l’Europe. Ce fut la CEE : on crée une exécutif supranational, la Commission, mais c’est un exécutif technique, la responsabilité politique devant les citoyens demeurant exclusivement entre les mains des gouvernements nationaux. Cette Europe technique était conçue comme une première étape, créant progressivement la confiance réciproque, des relations toujours plus étroites pour atteindre un jour la masse critique permettant de basculer dans la seconde étape, l’Europe politique.
Ce jour est arrivé avec la chute du mur de Berlin. La dynamique insufflée par la réunification européenne, couplée à trente ans de construction communautaire réussie, devait permettre de franchir le Rubicon fédéral. En témoigne le changement d’appellation, de la Communauté économique à l’Union, et l’émergence du concept de « constitution européenne ». Mais le passage à l’Europe politique a échoué : Maastricht (1992), Amsterdam (1997), Nice (1999), rejet du traité constitutionnel (2004) – de négociations en négociations, l’Europe politique s’enlise.
Mais, par rapport à la CED, les causes de l’échec ont changé. Ce n’est plus la coalition des souverainismes : elle est désormais minoritaire, la construction européenne a fait son œuvre et l’a largement désarmée. C’est la faute de l’Europe elle-même. La faute aux fondateurs de l’Europe : c’est ce que j’appelle le « paradoxe Monnet ». Jean Monnet a théorisé cette construction en deux étapes, de l’Europe technique à l’Europe politique. La « méthode Monnet » est un coup de génie au départ. Mais elle est devenue aujourd’hui contre-productive. L’Europe technique s’est développée au prix de la bureaucratisation, du dérèglement technocratique, du déficit démocratique. L’Europe de la première étape est ainsi devenue un puissant repoussoir de l’Europe politique que l’on prétend construire lors de la seconde étape.
La faute, aussi, aux politiques européennes : c’est le « paradoxe Delors ». L’Europe politique trouve sa raison d’être dans la défense du modèle de développement européen – un modèle qui se caractérise par l’irréductibilité de la dignité humaine et qui trouve son expression, notamment, avec l’Etat-providence. Or l’Europe s’est construite, pour l’essentiel, dans le domaine économique. Elle a développé des politiques sans rapport avec son modèle, qui est avant tout social. Pire, avec l’Acte unique de Jacques Delors en 1984, les politiques européennes ont basculé dans une logique libérale de plus en plus radicale, au point de constituer une menace pour la pérennité du modèle européen, d’essence sociale-démocrate.
Ainsi, l’Europe d’aujourd’hui bloque l’émergence de l’Europe de demain. L’Europe se dresse contre l’Europe.
Le Taurillon : La construction de l’Europe peut-elle stagner et rester en l’état ?
Olivier Ferrand : Oui, le statu quo est même le scénario le plus probable ! On tente souvent de dramatiser en agitant le spectre du démantèlement de l’Union européenne : « si le vélo n’avance pas, il tombe », entend-on souvent. C’est faux : un équilibre stable peut être trouvé autour de l’Europe actuelle, une Europe intégrée selon un modèle de « Suisse européenne ». On voit d’ailleurs, depuis quinze ans, les institutions évoluer dans le sens d’une stabilisation autour d’un système confédéral, où les Etats (au sein du Conseil) prennent le pas sur l’institution fédérale, la Commission européenne. Ce n’est pas la fin de l’Europe, mais la fin de la construction européenne. Au prix du renoncement à peser sur la destinée du monde : l’Europe sortirait de l’Histoire, pour la première fois depuis l’Antiquité.
Le Taurillon : Comment faire pour aller vers une Europe fédérale ?
Olivier Ferrand : Le scénario fédéral n’est pas devenu un scénario impossible. Il est vrai que la fenêtre d’opportunité, grande ouverte au cours des années 90, s’est refermée. Les énergies se sont épuisées, la flamme est presque éteinte. Il reste pourtant un espoir. Une Ière République européenne peut encore voir le jour. Elle se fera à traité constant : aucune réforme institutionnelle d’envergure n’est plus envisageable dans l’Union à 27. Elle ne viendra ni de la Commission, ni des gouvernements : les moteurs historiques de la construction européenne ont cassé. La clé se trouve au Parlement européen, dernière institution où souffle « l’esprit européen ».
Le point central pour faire la bascule fédérale, c’est de transformer la Commission européenne, aujourd’hui exécutif technique de l’Europe nommé par les Etats, en véritable gouvernement politique responsable devant les citoyens européens. Pour cela, il faut que la Commission soit issue de la majorité politique sortie des urnes lors des élections européennes. Le Parlement a commencé à livrer cette bataille. En 2004, il a remis en cause plusieurs nominations de Commissaires, notamment M. Buttiglione, mais c’était au nom de l’éthique et de la compétence. En 2009, il a cherché à s’attaquer au Président de la Commission. Autour de Daniel Cohn Bendit, les parlementaires progressistes ont cherché à constituer une majorité politique pour repousser la désignation de M. Barroso, choisi par les chefs d’Etat. Le rapport de forces politique, très favorable aux conservateurs, ne s’y prêtait pas.
Le Taurillon : Quels outils existent dans le Traité de Lisbonne dans ce but ?
Olivier Ferrand : Sous l’empire du traité de Nice, la désignation du Président de la Commission appartient aux chefs d’Etat et de gouvernement, après vote du Parlement européen. Le Parlement peut certes repousser les nominations des Etats jusqu’à ce que les chefs d’Etat proposent la Commission de son choix. Mais ce serait un véritable « coup d’Etat » politique. A l’inverse, avec le traité de Lisbonne, la logique est renversée et la compétence de désignation passe entre les mains du Parlement, sur proposition des chefs d’Etat et de gouvernement. La proposition des Etats est même encadrée puisqu’ils doivent « tenir compte du résultat des élections européennes ». En bref, avec le traité de Lisbonne, l’opportunité juridique est ouverte et il reviendra alors aux parlementaires de prendre leur responsabilité.
A cet égard, la désignation d’Herman Van Rompuy est une divine surprise. Car le traité de Lisbonne a aussi renforcé l’option confédérale en créant un président du Conseil européen, en concurrence directe avec le président de la Commission. Un président du Conseil européen fort ferait basculer l’exécutif européen entre les mains des chefs d’Etat, ravalant définitivement la Commission au rang d’administration et condamnant la perspective fédérale. Avec Herman Van Rompuy, on a tout l’inverse : cela laisse une chance à l’affirmation, en 2014, d’un président fort de la Commission et d’une politisation de la Commission.
Le Taurillon : Dans votre livre, vous parlez du "paradoxe Barnier". Comment politiser la Commission européenne ?
Olivier Ferrand :
Les acteurs européens, ceux qui ont accompagné la construction européenne jusqu’ici, et notamment la Commission européenne, ils ne veut pas de l’Europe politique. Michel Barnier, alors Commissaire européen, l’avait exprimé de manière brutale en 2002 lors de la négociation du traité constitutionnel européen : pour pouvoir continuer à défendre l’intérêt général européen, la Commission doit rester non-partisane et à l’abri des passions citoyennes. Au-dessus des partis et sans compte à rendre aux citoyens européens : c’est un déni démocratique, le gouvernement des experts contre la démocratie. Les défenseurs de l’Europe théorisent ainsi les institutions européennes actuelles, une construction soi-disant sui generis, oubliant que cette Europe technique n’a été conçue que comme une étape transitoire vers l’Europe politique.
Le Taurillon : On ne peut pas demander aux chefs d’Etats et de gouvernements de se dessaisir de leurs pouvoirs. Est-ce que la solution ne vient pas des partis politiques européens ?
Olivier Ferrand : C’est tout-à-fait exact ! Pour que l’Europe politique voie le jour, une nouvelle génération d’Européens doit prendre le relais. Dans la génération d’après-guerre, pour construire l’Europe, il fallait s’investir dans les diplomaties nationales, participer aux conférences intergouvernementales. Le modèle : Jean Monnet, Robert Schuman. Dans la génération suivante, c’est à la Commission qu’il fallait s’investir. Le modèle : Jacques Delors, Pascal Lamy, Jean-Pierre Jouyet. Aujourd’hui, le nouveau lieu de construction de l’Europe, c’est le Parlement. La nouvelle génération d’Européens doit donc investir les partis politiques et pousser à leur européanisation.
1. Le 10 décembre 2009 à 13:21, par Valéry En réponse à : Olivier Ferrand : « transformer la Commission européenne en véritable gouvernement politique »
Très bon bilan dans cette interview qui donne envie de s’intéresser au livre.
Le Parlement européen est il est vrai désormais le seul espoir de voir le construction européenne aboutir, depuis que le Conseil a réussi à se débarrasser de la Commission en nommant ses inféodés à sa têtes plusieurs fois d’affilée.
Peut-être faut-il plus encore que par le passé dans les activités militants et les médias comme le Taurillon les activités de nos eurodéputés.
2. Le 10 décembre 2009 à 15:07, par Laurent Nicolas En réponse à : Olivier Ferrand : « transformer la Commission européenne en véritable gouvernement politique »
Je partage ton point de vue, et j’espère que nous réussirons à les faire intervenir plus souvent en dehors des élections. Je suis convaincu que même une fois élu, ils ont plein de choses intéressantes à dire pour faire vivre le débat public européen.
3. Le 11 décembre 2009 à 15:08, par Ronan En réponse à : Olivier Ferrand : « transformer la Commission européenne en véritable gouvernement politique »
Complètement d’accord sur le diagnostic : élan brisé, volontés affaiblies, Europe confédérale « croupion ».
Infiniment désolé de voir néanmoins que l’auteur participe à cette démoralisation en ne proposant que cette maigrichonne « alternative parlementaire » qui ne mobilise guère.
A l’heure actuelle, le Parlement européen n’a pas la légitimité nécessaire pour proposer l’étape suivante de la construction européenne. Et sans l’appui de l’opinion publique, le Parlement européen sera bien seul...
4. Le 11 décembre 2009 à 17:43, par Cédric En réponse à : Olivier Ferrand : « transformer la Commission européenne en véritable gouvernement politique »
Juste pour dire que je partage à 100 % les conclusions de votre ouvrage.
J’étais encore ce matin à une conférence soi-disant « euro-enthousiaste » représentant parfaitement le paradoxe Barnier teinté de délire participatif. Les intervenants prétendaient que la démocratie représentative est un concept dépassé, que se concentrer sur les échéances électorales est inutile. Pour eux, l’essentiel est de constituer une « Europe délibérative » : la Commission, demeurant technocratique, devrait prendre ses décision en coopération étroite avec la société civile, et devrait se lier les mains lors de procédures de consultation publique plus encadrées.
Je n’ai rien contre la démocratie participative, mais je pense qu’elle ne peut être que la deuxième étape d’une démocratie représentative effective.
Bref, usine à gaz pseudo-démocratique. Rien qui aille dans le sens de la clarification des responsabilités en Europe. Surtout, il n’y a là rien qui puisse ouvrir véritablement le débat public européen à tous les Européens, au-delà des experts et représentants d’intérêts de Bruxelles.
5. Le 12 décembre 2009 à 13:50, par Cédric En réponse à : Olivier Ferrand : « transformer la Commission européenne en véritable gouvernement politique »
Alors comment on fait concrètement pour remédier à cela ? J’ai dit concrètement.
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