Politique(s) : le révélateur allemand et bien davantage (1/2)

, par François Hublet

Politique(s) : le révélateur allemand et bien davantage (1/2)
CC BY-NC-ND 2.0 Fernanda Fronza

Au-delà de quelques événements ponctuels dont les récentes législatives constituent un bon exemple, la pratique politique allemande demeure en France méconnue, voire ignorée. Pourtant, une comparaison objective de nos deux systèmes révèle rapidement certaines dérives.

Pourquoi la France, lorsqu’elle regarde au-delà du Rhin, se contente-t-elle de penser : « Ce pays n’est pas comme le nôtre » ? Un peu par ignorance, sans doute, peut-être par fierté, peut-être, simplement, parce qu’elle ne songe pas à se poser d’autres questions que celle-ci. Qui n’a jamais quitté un État n’en perçoit pas lucidement les faiblesses, parce qu’il considère comme implicites, comme invariantes, comme universelles des pratiques nationales non seulement relatives, mais qui sont parfois éminemment contestables. C’est non seulement par le regard de l’autre, mais aussi par le regard sur l’autre qu’un État prêt à se remettre en question peut corriger ses erreurs et progresser.

Or, le premier implicite français que met à bas la politique allemande s’appelle bipolarisation.

L’Allemagne, régime parlementaire, a pour unique scrutin fédéral ses élections législatives, à l’issue desquelles, selon un processus légal complexe (une discussion de quelques minutes avec un Allemand suffisamment informé le démontrera aisément), se forme une coalition qui, pour quatre ans, dirigera le pays. La pratique de la coalition, outil de compromis par excellence, en plus de brider les velléités individuelles, pousse à un compromis qui n’est en aucun cas de l’immobilisme : la moitié de la population au moins se trouve alors représentée par le parti à qui elle a apporté ses suffrages au premier et unique tour de scrutin. Voyez comme les présidents Sarkozy et Hollande, tous deux élus par une certaine majorité, n’ont presque jamais – sans même parler de consensus – réussi à réunir cette même majorité derrière leur personne…

De même, l’Allemagne a fait du poste de président fédéral une magistrature d’honneur : un chef de l’État dont la compétence législative demeure très restreinte mais dont la force de cohésion s’en trouve conséquemment renforcée.

L’actuel Bundespräsident, M. Gauck, autrefois pasteur dans l’ancienne RDA et longtemps responsable, après la réunification, de la gestion des archives de la Stasi, représente bien ce visage modeste, bienveillant et érudit d’un État allemand moderne et épris de conscience ; la tête de l’État tout entière bénéficie de cette extraordinaire autorité morale – une nouvelle fois, aux dépens des ambitions parfois démesurées des individus. Et pour le mieux.

Apparence ou réalité, aucun homme ou femme politique en Allemagne ne semble prêt à tout ; et c’est plutôt une certaine « uniformité » de propositions, suffisamment raisonnables pour se recouper entre elles, qui fait craindre aujourd’hui une forte abstention. Pas pour cette fois, tout du moins : l’inquiétude en fut démentie le 22 septembre dernier par une participation de 71,5%, préoccupation sur laquelle la campagne s’était utilement appesantie.

Alors, la nécessité de compromis, qui représente la réalité de la société tout entière, exclut cette convention française de la droite et de la gauche en tant que blocs toujours opposables, toujours opposés, toujours incompatibles. Nulle trace là-bas de ces deux frères ennemis préférant bien souvent détourner le débat plutôt que d’admettre la justesse de l’autre, critiquer les propositions les plus naturelles ou les plus banales sous prétexte qu’elles viennent de l’adversaire, tendre au radicalisme plutôt qu’au rapprochement, lequel est pourtant toujours un signe d’ouverture d’esprit. D’ailleurs, on entend en France, depuis peu, les expressions peuple de droite et peuple de gauche ; on entend des ministres déclarer leur volonté de faire des réformes de gauche et l’opposition dénoncer une violation des valeurs de droite. Fierté de la gauche, fierté de la droite, réformes des retraites de gauche, politique économique de droite… Hypocrisie ou aveuglement ? Non, le libéralisme, par exemple, n’est ni de gauche ni de droite, pas plus que, sans aucune considération d’ordre, le respect des droits de l’homme, le nationalisme, l’écologie, le progressisme, le « socialisme » au sens large, le syndicalisme ouvrier, la révolution, le conservatisme, l’élitisme, l’égalitarisme, le mondialisme, l’altermondialisme, le protectionnisme, l’anti-protectionnisme etc. n’appartiennent à l’un et à l’autre camp. Les opinions pourraient être infiniment plus nuancées : les schémas actuels, inchangés depuis les années 1930, voire depuis la révolution, rejouent, sans plus aucune justification dans le contexte actuel, la lutte des classes ou celle de la Montagne et de la Gironde, et l’on y perd son temps.

Non, quoique certains veuillent inclure dans leur identité propre, presque héréditaire parfois, leur inscription dans cette dichotomie, il est vain de croire que l’opposition permanente de la moitié de la population contre l’autre apporte quoi que ce soit, ou bien à la majorité, ou bien à l’opposition ; le manichéisme, qu’il représente ou qu’il ne représente pas la réalité de l’opinion, est toujours une grossière caricature des faits. Ceux parmi les centristes qui prétendent se trouver « entre la droite la gauche » ne font pas mieux ; il conviendrait plutôt de rejeter cette échelle.

L’Allemagne le démontre – car si on peut distinguer globalement un bloc de gauche (sociaux-démocrates, gauche radicale et verts), un bloc de droite (chrétiens-démocrates, chrétiens-sociaux bavarois et libéraux) et quelques indépendants (libertarisme online du parti pirate ou anti-européisme de l’Alternative pour l’Allemagne), cette dichotomie n’est jamais un argument en soi, ne conduit pas per se à rejeter les coalitions – certaines incompatibilités n’en sont pas pour autant exclues –, ni ne prive de différencier les partis. Les individus se forgent leurs convictions ou leurs incertitudes propres de manière tout à fait naturelle, bien heureusement, et la nuance en est d’autant plus grande que l’enfermement du schéma droite-gauche disparaît. La Große Koalition qu’à dirigée Merkel lors de son premier mandat réunissait ainsi SPD et Union – les pendants allemands du PS et de l’UMP, dont l’association nationale à moyen terme, en France, semble parfaitement inenvisageable.

Pourtant, on ne peut pas prétendre que cette stricte dichotomie de la droite et de la gauche n’ait aucun sens en France : par la force des choses, les individus se sont accoutumés et le plus souvent intégrés à ce clivage. Cela n’en démontre pas l’utilité, bien au contraire. Ce cloisonnement a des conséquences immédiates : on cesse de réfléchir pleinement, on cesse de parler de fond, on cesse de nuancer ou de modérer ses propres opinions, on cesse de se critiquer soi-même, on cesse de se démarquer autrement que par prétexte, on cesse d’essayer de se comprendre parce que, fondamentalement, on sait déjà si l’autre est d’accord avec nous, s’il est du bon ou du mauvais côté. Mais qui, à droite ou à gauche, oserait prétendre sincèrement que son camp est le bien, et l’autre camp le mal ? Personne, sinon ceux que leur idéologie dévore – parce que cela ne tient pas.

Cela étant, voilà ce qu’un raisonnement rigoureux produit : la négation de la valeur qualitative systématique d’un camp par rapport à l’autre suppose – si l’on subordonne l’action politique à une utilité supérieure – la négation même de l’utilité systématique dudit clivage, qui n’est au fond qu’un positionnement parmi d’autres.

Que l’on ne croie pas, et heureusement, que l’adoucissement ce schéma aplanirait les divergences d’opinions : même en cessant de se rapporter sans cesse à ce sur un axe droite-gauche, même sans cette opposition frontale et superficielle, il y aurait toujours des libéraux, des défenseurs des droits de l’homme, des nationalistes etc. Mais ils défendraient chacun des points de leur pensée avec d’autant plus d’efficacité pour la communauté que les prétextes de la bipolarisation auraient disparu, et qu’entreraient en considération des préoccupations plus profondes. Le besoin d’alternance en France – que l’Allemagne ne connaît pas en tant que tel – nait de l’erreur intrinsèque à cette action oppositionnelle systématique, que seule la succession régulière de l’un à l’autre camp permet d’atténuer en apparence. La preuve en est que les lois constituant des avancées sociales ou des impératifs économiques réels sont sans fin critiquées, mais jamais mises à bas. Il n’y a en vérité aucune majorité, mais une multitude d’oppositions, dont le pouvoir temporaire ne tient souvent qu’à leur volonté de s’opposer. À nouveau, l’opposition pour l’opposition, le clivage pour le clivage, la politique pour la politique, la facilité pour la facilité, le jeu pour le jeu, l’identité pour l’identité, l’agressivité parce que l’on ne trouve, ne voit, n’ose ou n’est pas invité à imaginer autre chose que cela, voilà ce qu’un regard outre-Rhin nous aiderait à dépasser.

L’Allemagne, en effet, se trouve avoir fait un choix plus juste : le parti libéral est tout sauf un parti conservateur, les partis de l’aile gauche ne sont pas nécessairement les plus progressistes, les défenseurs de l’État social sont, avec des bases différentes, dans tous les camps, et ceux d’un libéralisme modéré, d’une Europe nécessaire mais largement perfectible, d’une ouverture au monde aussi large que possible dans tous les domaines, sont partout. L’échelle droite-gauche est certes une dimension du positionnement politique, mais n’en devient pas pour autant le fil conducteur. Ce qui est consensuel s’impose, ce qui ne l’est pas se débat ; et on n’est pas obligé, au commencement de toute discussion politique, pour rassurer son vis-à-vis sur l’issue trop souvent déterminée par avance de notre conversation, de répondre à la sempiternelle question : « Êtes-vous de droite ou de gauche ? ».

Inutile de prétendre encore une fois que la France et l’Allemagne, les Français et les Allemands seraient trop différents pour évoluer en s’inspirant l’un de l’autre – que l’on songe un instant seulement aux évolutions dans les esprits dans la première décennie de l’après-guerre, que l’on songe que la culture, les médias, les réseaux s’étendent désormais à l’échelle du monde, que l’on songe que cette même culture évolue : et que l’on parle d’audace !

À ceux qui voient dans cette remise en cause une posture purement intellectuelle, répondons ceci : ce qu’il convient ici d’infléchir, tous ces discours, ces états d’esprits et ces malhonnêtetés qu’on peut considérer comme malheureux, ne sont pas une affaire d’idéologie ou de théorie pure, mais la mise en œuvre d’un principe simple que l’audace recoupe, et qui s’appelle la raison. Philosophie ? sans doute, et cet intellectualisme-là a fait des miracles, parce que la pensée est la clef de tout, et prépare l’action dont elle est l’image.

Justement, les grands débats, en France, tendent à remplacer le fond par l’apparence, la conviction raisonnable par la rhétorique, la pensée par l’affect et la discussion ouverte par l’exposition interminable de thèses intrinsèquement fermées à tout recoupement. La « com » dont la France est friande est pourtant une mode assez malheureuse, souvent nuisible ; la propagande au sens large, c’est-à-dire ce qu’on appelle publicité, relève de la tromperie dès qu’elle s’écarte du fond qu’elle est censée défendre.

Dans la seconde partie de cet article, nous traiterons, au-delà des différences de « système », des pratiques politiques, rhétoriques, médiatiques et militantes que la comparaison entre France et Allemagne, à nouveau, nous aiderait peut-être à dépasser ; car, au-delà des partis, des clivages et des constitutions, c’est d’abord un état d’esprit qu’il nous faut interroger. Le propos en reviendra ainsi aux fondements de l’acte politique.

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