Le Taurillon : Les pays européens s’échangent de l’électricité. Quelle est la réalité de l’interconnexion du réseau électrique européen ?
Dominique Maillard : Le réseau européen tel que nous le connaissons aujourd’hui est le résultat lointain de la politique de reconstruction et de développement industriel d’après-guerre, même si les premières lignes transfrontalières de secours mutuel entre Etats voisins sont antérieures. La mutualisation des capacités de production sur une large zone permet en effet une meilleure couverture de la variation de la production et de la consommation au cours de la journée et améliore la stabilité du réseau. Cette mise en commun partielle des moyens de production permet aussi de diminuer les investissements qui seraient autrement nécessaires en optimisant l’utilisation des centrales électriques et des réserves de puissance.
Si le rôle des interconnexions transfrontalières s’est longtemps limité à cette régulation du système et à compenser des variations exceptionnelles de l’équilibre offre/demande au niveau national, l’ouverture des échanges d’électricité transfrontaliers à travers la libéralisation du secteur électrique leur a donné une nouvelle dimension. Ces dernières facilitent le fonctionnement du marché en permettant une meilleure allocation des moyens de production et des capacités de transmission à travers l’Europe. Cette optimisation contribue à la compétitivité des prix de l’énergie.
Les situations varient toutefois d’un pays à l’autre. Le Danemark est très interconnecté avec les pays voisins, en particulier la Scandinavie. Les capacités d’interconnexions dont il dispose sont à la même hauteur que sa capacité installée et lui permet d’avoir une forte composante d’électricité d’origine éolienne dans son bouquet électrique. Lorsque la demande danoise est faible et que la production éolienne est forte, le Danemark exporte vers ses voisins. L’électricité est au contraire importée en période de pointe. A contrario, l’Espagne est une péninsule électrique. Le réseau espagnol ne peut à lui seul absorber la totalité de la production d’énergie renouvelable (ENR) locale et en l’état des capacités d’échanges, les excédents ne peuvent pas toujours bénéficier au reste du continent. Le transport de surplus de production du sud jusqu’au cœur de l’Europe passe par des échanges renforcés et des capacités supplémentaires entre la péninsule ibérique et la France.
Comme on le voit, le besoin d’interconnexions a franchi une troisième dimension : permettre de gérer l’insertion des ENR et la gestion de l’intermittence.
Le Taurillon : Y a t il une gestion commune du réseau européen ? Comment cela se passe t il ?
Dominique Maillard : Les efforts de coordination existent depuis longtemps et se sont intensifiés à travers la constitution d’ENTSO-E, le réseau européen des gestionnaires de réseau de transport (GRT) électrique. La dernière lettre de l’acronyme « -E » renvoie à « électricité » et souligne le rôle crucial d’ENTSO-E dans la construction de l’Europe électrique. Très actif au sein d’ENTSO-E, RTE a notamment piloté la réalisation du premier plan décennal européen de développement au sein d’ENTSO-E. Une organisation similaire, ENTSO-G, regroupe les GRTs gaziers. C’est là le signe d’une vraie volonté de construire une Europe des réseaux de transport d’énergie.
L’électricité ne se stocke pas et ne connait pas de frontières. La coordination des différents gestionnaires de réseau est donc indispensable pour assurer un équilibre permanent entre offre et demande. Fin 2008, RTE a aussi créé avec Elia (Belgique) et National Grid (Grande Bretagne) la société CORESO basée à Bruxelles, un centre technique de coordination régionale. Il a depuis été rejoint par 50Hertz (Allemagne) et Terna (Italie).
Depuis 10 ans, les gestionnaires de réseau de transport d’électricité européens ont également développé des mécanismes de couplage des marchés pour gérer les échanges. C’est un pas majeur vers l’intégration du marché électrique européen. Aujourd’hui, la France, l’Allemagne et le Benelux ont mis en place un dispositif de couplage de marchés pour l’Europe du Centre Ouest. On peut mesurer l’efficacité de ces mécanismes à l’aune de la convergence des prix entre les différentes zones de marché : les prix s’égalisent lorsque l’optimisation est complète. On constate en 2012 une moindre performance de cet indicateur que l’année précédente : les prix ont été identiques la moitié du temps contre les 2/3 du temps en 2011. Ce résultat traduit la saturation du réseau d’interconnections et met en évidence le besoin de renforcer, voire de développer, les capacités d’échanges entre pays voisins. Le réseau électrique est le socle de la solidarité énergétique européenne. Le renforcement de la coopération est donc essentiel. Encore faut-il que chaque pays soit au rendez-vous pour que le maillage européen fonctionne pleinement. L’exemple allemand est de ce point de vue intéressant à observer.
En l’absence de lignes de transmissions du nord - où la production d’électricité d’origine éolienne augmente régulièrement - vers le sud - où se situent les principaux centres de consommation -, les flux d’électricité se dirigent vers l’est ou l’ouest, au grand dam des gestionnaires de réseau tchèque, polonais, ou néerlandais qui craignent pour la stabilité de leurs réseaux. Les besoins de lignes électriques à très haute tension ne sont pourtant pas nouveaux en Allemagne. Déjà en 2009, 1 800 km de lignes nouvelles étaient planifiées, dont quatre "autoroutes de l’électricité" sur un axe nord-sud. Seuls 214 km ont été construits à ce jour. Il faudrait également moderniser 4 400 km de lignes existantes. Cette problématique sera la même en France au fur et à mesure de la montée en puissance des énergies renouvelables. Les raisons du retard pris dans la modernisation du réseau relèvent de la lenteur des procédures et des fortes oppositions locales, la population ne comprenant pas toujours que l’intégration des nouvelles énergies renouvelables passe par davantage de réseau. Il faut donc faciliter dans chaque pays, et avec le soutien de la Commission qui s’est saisie de ce sujet, l’acceptabilité des lignes électriques.
Le Taurillon : Quels sont les enjeux futurs de l’électricité européenne ? Une fusion des entreprises de gestion de réseaux électriques est elle envisageable ?
Dominique Maillard : La politique énergétique européenne s’articule autour de trois dimensions d’égale importance : assurer la sécurité des approvisionnements, maintenir la compétitivité des prix de l’énergie et lutter contre le changement climatique. Le paquet Energie et Climat adopté en 2008 précise les objectifs à atteindre d’ici 2020 – réduction de 20% des émissions de gaz à effet de serre (GES), amélioration de 20% de l’efficacité énergétique , porter à 20% la part des ENR dans la consommation d’énergie finale, les 27 états membres s’accordant par ailleurs sur une économie européenne décarbonée à l’horizon 2050. S’agissant des ENR, cet objectif se traduit pour le système électrique européen par une augmentation de la part de la production d’électricité d’origine renouvelable qui passerait d’à peu près 20% en 2010 à 33% en 2020. Les contraintes géographiques limitant le développement des capacités hydroélectriques, l’essentiel des nouvelles capacités de production viendra de l’éolien et du photovoltaïque.
Le développement de cette production intermittente, la sophistication croissante des mécanismes de marché, le renforcement de l’utilisation des interconnexions font que les transits dans le système électrique européen sont un formidable défi auquel il faut répondre. Cette mutation nécessite donc une gestion coordonnée des flux d’électricité entre Etats membres. Le travail mené au sein d’ENTSO-E vise à ce titre à harmoniser les principes et les pratiques dans le domaine de la sécurité d’alimentation en électricité. Avec les initiatives comme CORESO et le couplage des marchés, ces coordinations accrues sont une première étape essentielle, qui ne nécessitent pas des rapprochements ou fusions des entreprises.
Le Taurillon : L’interconnexion du réseau européen est il un atout pour permettre la transition écologique de la production française d’électricité et aller vers une réduction du nucléaire ?
Dominique Maillard : Le secteur électrique français se caractérise par de très faibles émissions de gaz à effet de serre (GES). Pour maintenir, ces bons résultats tout en diminuant la part du nucléaire dans la production électrique, il faut à la fois développer de nouvelles capacités d’ENR et maitriser, voire réduire, la consommation d’électricité.
L’accueil des nouveaux projets ENR nécessite le développement du réseau électrique. D’une part, les moyens de production sont souvent situés dans des endroits isolés, loin du réseau, et ne correspondent généralement pas aux zones de consommation. D’autre part, le fort développement des ENR en France et dans les pays limitrophes, en particulier en Espagne, Italie et Allemagne, accentue l’importance du renforcement des réseaux et des interconnexions frontalières. En l’absence de capacités d’interconnexion suffisantes pour mutualiser le développement des ENR, chaque pays aura recours à une électricité à base notamment d’énergie fossile ce qui rendra le bilan en terme d’émission de GES plus mitigé. Le renforcement des réseaux de transport de l’électricité est la solution la plus adaptée à la meilleure valorisation des nouvelles ENR.
Cependant, la construction de lignes s’inscrit dans le temps long. La réalisation d’une ligne THT nécessite environ 10 ans dont l’essentiel est consacré aux procédures préalables à leur construction, les travaux eux-mêmes durant de 1 à 2 ans. Le réseau doit s’adapter au rythme d’évolution du paysage énergétique mais il est indispensable de garantir la cohérence entre le développement des moyens de production (quelques années pour le thermique et les ENR) et le rythme d’évolution du réseau électrique. Les bénéfices attendus du développement des ENR sont aussi tributaires d’une rationalisation des procédures d’autorisation des infrastructures de transport.
Pour dynamiser la construction des infrastructures de transport à travers l’Europe, la Commission européenne a proposé en 2011 un « paquet infrastructures » qui donne des indications sur les projets prioritaires pour l’acheminement de l’énergie et tente de clarifier les procédures d’autorisation de construction des lignes. De gros efforts sont toutefois à poursuivre notamment concernant l’acceptabilité par la population de nouveaux ouvrages et les nombreuses contraintes environnementales, qui pour légitimes qu’elles soient, peuvent gêner le développement de nouvelles infrastructures identifiées comme nécessaires.
Suivre les commentaires : |