Quelle Turquie pour quelle Europe ?

, par Luca Lionello, Traduit par Damien Zalio

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Quelle Turquie pour quelle Europe ?

Les relations entre l’Europe et la Turquie se trouvent aujourd’hui à un tournant crucial. Les choix qui seront faits prochainement définiront non seulement les équilibres au Moyen-Orient, mais seront également décisifs pour l’avenir du processus d’intégration européenne.

C’est après le Conseil européen de Stockholm, en 2005, qu’ont commencé les négociations officielles pour l’entrée de la Turquie dans l’Union. Les conditions fixées par Bruxelles sont les mêmes que celles qui ont été soumises à tous les autres candidats :

La Turquie est-elle capable de rencontrer les exigences et valeurs européennes ?

réformer et renforcer les institutions démocratiques et se conformer aux conditions économiques et politiques établies par les critères de Copenhague. En ce qui concerne la Turquie, il lui a été demandé de reconnaître Chypre et le génocide arménien.

Dans l’ensemble, il s’agit d’engagements très difficiles à respecter pour l’Etat turc, en particulier pour ce qui est de la reconnaissance de ses propres fautes récentes, qui impliquent une condamnation sévère du nationalisme. C’est d’ailleurs sur ce terrain-là que se joue l’avenir du pays et son adhésion définitive à un modèle politique démocratique et de société ouverte.

La Turquie traverse aujourd’hui une période de profondes déchirures internes qui accompagnent ce processus de transformation en cours. L’alternative est la suivante. Soit une dérive anti-démocratique revêtant les traits de l’extrémisme islamique - ou, aussi par réaction, du nationalisme fasciste. La direction que prennent les réformes du gouvernement Erdoğan, surtout en matière de laïcité de l’Etat et de liberté de la presse, semble rendre ce risque plus que tangible.

Soit une victoire des forces modérées et progressistes tendant vers une pleine intégration à l’Occident et vers le dépassement des contradictions séculaires qui empêchent le pays de valoriser ses ressources. Ce dont on peut être certain, en revanche, c’est que l’héritage d’Atatürk ne suffit plus à la Turquie.

Les institutions, les équilibres de pouvoir, les modèles politiques que les Turcs ont suivis et reproduits pendant presque un siècle n’assurent plus à leur société la prospérité économique et encore moins la juste impulsion pour envisager fermement un avenir serein.

La Turquie engagée dand des réformes institutionnelles ambivalentes vis-à-vis de son accession

Ces contradictions sont d’autant plus visibles si l’on observe de près les choix politiques et les réformes institutionnelles des dernières années. Une fois obtenu le oui de l’euro-bureaucratie pour sa candidature à l’Union, le gouvernement Erdoğan s’est lancé dans une série de réformes constitutionnelles plutôt ambivalentes. Dans une conception difficile à comprendre pour les Européens, le projet politique défendu par l’AKP consiste justement à essayer de faire fusionner les principes de la tradition islamique et ceux de l’antiétatisme libre-échangiste.

Parmi les points fondamentaux de la réforme constitutionnelle on trouve, d’une part, l’affirmation des droits individuels, surtout économiques, et la reconnaissance des autonomies locales et, d’autre part, l’élection directe du Président de la République, l’augmentation des décisions à prendre à la majorité simple et une redéfinition des pouvoirs de la Cour constitutionnelle, éternel bastion de la défense de la laïcité de l’Etat.

Reste néanmoins en suspens la question du « crime d’atteinte à l’identité nationale turque » prévue par l’article 301 du code pénal aussi bien que la dévolution effective des pouvoirs d’autogouvernement aux régions orientales à majorité kurde.

Enfin, il est encore difficile de savoir si la réforme constitutionnelle pourra vraiment être approuvée. La forte réticence du parti d’opposition et du Président de la République jette en effet de nombreuses ombres sur le projet poursuivi par Erdoğan. De plus, et même dans le cas d’un aboutissement, cela ne semble pas suffire à apporter des réponses structurelles et précises à la crise du pays, crise essentiellement identitaire. Il serait illusoire d’évacuer le problème de la vocation européenne de la Turquie par un simple oui ou par un non.

A l’instar de la Russie, la Turquie est un pays à cheval entre l’Europe et l’Asie, et c’est d’ailleurs cette caractéristique qui la rend si riche et importante. Mais ce qui laisse perplexe, c’est le diagnostic sur l’état de santé de ses institutions démocratiques et le degré de maturité de sa conscience civique.

Le processus de modernisation et de laïcisation qui a fait de la Turquie une exception dans le paysage des Etats musulmans a été rendu possible par son armée. Cette même armée qui fait encore du nationalisme son bastion et qui a empêché les institutions démocratiques et la pensée libérale de s’enraciner solidement dans le pays.

Pour cette raison, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour rattraper les futurs partenaires européens sur la voie de la démocratie, et cela prendra du temps. L’important, toutefois, est que le pays ne se perde pas en route, mais cela dépendra non seulement des capacités de la politique et de la société turque, mais aussi des choix du Vieux Continent.

La démocratisation de la Turquie est liée aux choix de l’UE

L’attitude adoptée par l’Union européenne envers la Turquie a été profondément irresponsable. L’absence d’un véritable projet politique a poussé l’Union à un processus d’élargissement démesuré qui a coupé de fait son élan vers l’unification, l’Europe devenant à peine plus qu’un grand marché unique.

On ne s’étonnera donc pas que la bureaucratie européenne, encouragée par des pays anti-fédéralistes tels que la Grande-Bretagne et par les pressions états-uniennes, ait accepté la candidature de la Turquie sans se poser la question des conséquences que cette adhésion provoquerait sans un approfondissement politique préalable. Dans le même temps, de nombreux leaders européens, soucieux de rassurer les opinions publiques nationales et effrayés par les problèmes internes de la Turquie, s’opposent publiquement à l’entrée de ce pays dans l’Union.

Car aujourd’hui, dans l’hypothèse d’une pleine adhésion de la Turquie, étant donné les dimensions du pays, qui dépassera très bientôt l’Allemagne en termes de population, et celles de son armée, actuellement la plus puissante comparée à celles des autres membres de l’UE, les institutions européennes deviendraient dépendantes de l’évolution d’un pays politiquement instable, ancré dans des logiques nationalistes et en proie à un déséquilibre socio-économique profond. En réalité, les nouveaux membres de l’UE présentent des caractéristiques similaires. Mais dans le cas de la Turquie, celles-ci sont bien plus accentuées.

D’un autre côté, refuser à ce stade de poursuivre sur la voie de l’intégration de l’Etat turc en Europe donnerait un coup mortel à la perspective d’une démocratisation définitive et mènerait certainement ses forces progressistes internes à une défaite irrémédiable. Vu sous un certain angle, l’élargissement de 2005 ayant de toute façon rendu impossible tout futur approfondissement politique commun, on en viendrait presque à se demander s’il ne vaut pas la peine d’accueillir la Turquie dès maintenant quoi qu’il en soit pour tirer profit des atouts économiques et stratégiques que son adhésion semblerait assurer. Mais les risques seraient énormes.

Tout d’abord, l’opinion publique européenne, encore fortement défavorable, finirait par s’écarter davantage du projet européen. Ensuite, l’adhésion de la Turquie à une Europe-marché, sans cœur politique, pourrait réellement bouleverser en peu de temps toute l’Union qui, en ce moment même, a du mal à fonctionner et à préserver ses acquis. En partie parce que l’on peut s’attendre à ce que les Turcs, bien qu’aidés en termes de démocratie et de bien-être, seraient tentés, plus encore que les pays de l’Est, de remercier l’Union par une politique nationaliste et de refuser les réformes à venir dont l’Europe-marché aura de toute façon besoin, même après Lisbonne.

Bien que le futur de l’intégration européenne réside tout entier dans le rôle des avant-gardes et l’idée des deux vitesses, il vaut sûrement mieux que ce noyau fédéral se crée dans un cadre communautaire encore vaguement stable et homogène, sans vocation à devenir l’ultima ratio en regard de l’effondrement de l’édifice de l’Union. Car par rapport à l’autre crise qu’une pleine adhésion de la Turquie engendrerait, si la possibilité de voir une avant-garde d’Etats faire le choix définitif de l’unification a beau paraître séduisante, vaut-il vraiment la peine d’espérer en un « tant pis, tant mieux » ?

Bien sûr, s’il se créait une Europe politique avec un nombre d’Etats restreint en peu de temps, l’adhésion de la Turquie au marché et à la monnaie européens serait un grand avantage pour tous. La Turquie pourrait enfin se rattacher au système occidental et amorcer un processus de progrès civil et démocratique plus vaste.

Par ailleurs, l’Europe unie pourrait intégrer davantage un partenaire précieux avec lequel appliquer une politique entièrement tournée vers la stabilité et le développement du Moyen-Orient. L’on se trouve face à un espoir difficile à concrétiser. Mais le projet politique est bon et peut fonctionner. L’Europe a besoin de devenir un Etat pour elle-même et pour le monde. C’est ce qu’exige la politique de la réalité. Si, à l’inverse, l’on veut céder à l’opportunisme ou à l’angélisme, que la Turquie, Israël, la Russie et tous les autres rejoignent alors l’« Europe qui n’existe pas ».

Depuis des années, Le prix Nobel Pamuk invite les pays européens à accepter la Turquie dans l’Union. Ce n’est pas par des oui faciles ou des non catégoriques que l’on peut répondre à cette invitation. La seule réponse satisfaisante pourra venir de la révolution intérieure que l’Union européenne doit réaliser en créant un Etat fédéral, à partir de pays pionniers.

Photo : « Turkey’s EU Accession. A child and two older women hold turkey balloons », par World Bank Photo Collection, certains droits réservés.

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