Lors de la Révolution Française, et pendant la Terreur, chacun porte dans sa veste un exemplaire du petit livre vert, le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau. Les Français guidés par la Montagne se libèrent de leurs chaînes pour conquérir leur liberté. Pour reprendre un concept rousseauiste, le peuple semble devenir souverain. Mais cette volonté de souveraineté, ces appels sanglants à un changement social et éminemment politique qui pourraient contaminer telle une gangrène les peuples voisins, semblent contraire avec le projet d’unité en Europe tel que pensé au XVIIIe siècle, notamment par Rousseau lui-même.
Pourquoi une unité européenne ?
Si Rousseau pense l’Europe, notamment dans ses écrits sur l’Abbé de Saint Pierre ou dans ses considérations sur le gouvernement de Pologne, il ne peut cependant la prendre comme objet philosophique car il existe au XVIIIe siècle une antinomie entre penser l’Europe et faire l’Europe. Rousseau était certainement pour une unité de l’Europe, mais sa plume trahit un regard désabusé sur la réalisation de celle-ci. Car pour unir les peuples européens qui, selon lui, n’ont de commun que la figure, il faudrait déjà parvenir à ce que chaque peuple devienne souverain dans sa nation, soit guidé par son législateur vers sa liberté et qu’enfin il rompe les chaînes de la passion. Car selon Rousseau ce sont les passions et non la raison qui ont conduit l’homme à aller vers son semblable, à se regrouper en famille puis en groupe, créant ainsi la genèse de la société. Et l’homme social est corrompu et perverti dans la cité. Il lui faut alors se libérer de ses chaînes pour devenir citoyen. Mais le modèle de la République de Rome n’est qu’un idéal où le législateur serait tel un éducateur, montrant au peuple le chemin de sa liberté. Une liberté acquise parfois par la force, mais une force raisonnée et non comme elle fut comprise par les révolutionnaires français, Fouquier-Tinville et Robespierre en tête, telle une dictature de la vertu, de la calomnie et de la violence sanglante ; l’homme peut prétendre à l’universel. Et si chaque peuple européen parvient dans sa nation à se libérer de ses chaînes et à conquérir sa propre liberté, alors une union pourrait se construire. Mais quelles seraient les formes de cette union ?
Le système politique d’une union des Etats d’Europe selon l’Abbé de Saint-Pierre et le jugement de Rousseau
Selon le projet de l’Abbé de Saint-Pierre, cette union se fonderait sur une religion, une culture et des maximes communes. Il pense notamment à la création d’un droit public de l’Europe sans lequel les puissances européennes sont dans un état de guerre, les traités signés n’étant que des trêves passagères et non une paix perpétuelle. Mais pour Rousseau, cet état de guerre nait de l’état social et ne peut en ce sens être éradiqué si l’homme lui-même ne parvient pas à résister à la corruption des passions lorsqu’il est en société. La forme de cette union serait celle d’une confédération qui se fonderait sur un Traité (entendu par Rousseau sur le mode du contrat social) qui garantirait à chacun de ses Membres sa souveraineté nationale.
La Diette européenne serait un congrès permanent des Etats contractants qui réglerait chaque différend entre ces derniers par voie d’arbitrage ou de jugement. Elle serait présidée à intervalles égales par chaque Souverain. A ce sujet, Rousseau explique qu’elle ne pourra garantir les Princes de la révolte et les peuples de la tyrannie. Chaque Allié qui serait « infracteur » au traité serait mis au ban de l’Europe. L’Abbé de Saint Pierre pense même les limites de cette union, les Turcs par exemple en seraient exclus. Un Tribunal commun garantirait les droits de souverainetés des Membres. Mais Rousseau souligne que celui-ci ne permettrait pas de régler les différends entre Princes qui tenant leur légitimité de l’épée, du sang et de Dieu ne voudraient jamais se soumettre à des voies juridiques et à la rigueur des lois.
L’unité des Etats d’Europe est une utopie : le constat désabusé de Jean-Jacques Rousseau
Mais tout cela relève d’une utopie, d’un idéal et non d’une réalité. La pensée européenne de Rousseau répond au fondement de la construction européenne. Avant la Révolution française, avant les guerres mondiales, il expliquait que l’européisme devait être un pacifisme et un universalisme. Mais la confédération à laquelle, en droit, il pensait n’a aujourd’hui toujours pas trouvé sa forme définitive. Si Rousseau a très peu parlé d’Europe c’est notamment parce qu’il portait un regard désabusé voire critique sur la réalisation de ce projet. Si la nature a favorisé l’union politique de l’Europe, il savait que les gouvernants, guidés par leur passions et par des intérêts nationaux, ne pourraient mettre en oeuvre cette union dans sa forme la plus élevée et la plus universelle. Il anticipait la difficile mise en oeuvre d’une véritable citoyenneté européenne car celle-ci supposerait une superposition du patriotisme européen au patriotisme national. Or l’homme social est corrompu par ses passions et perverti par la société. L’être civil peine à se superposer à l’être social. Et pour faire une union politique des Etats d’Europe, le peuple européen doit être souverain, libéré de ses chaînes et ainsi tendre à l’universel. Mais la passion enchaîne chaque citoyen, chaque peuple européen, à son état social où règne l’intérêt privé qui découle de la propriété.
C’est pourquoi, pour Rousseau, une unité politique des Etats d’Europe est un idéal, une utopie qui n’est ni réalisable ni souhaitable. Car comment souhaiter une perversion sociale à l’échelle de l’Europe, d’un peuple européen qui s’accroche à ses chaînes, qui peine à se penser citoyen européen et qui se laisse guidé par ses passions plus que par son devoir. Une « Ligue européenne » ne peut être à désirer car elle ne peut se faire que « par des moyens violents et redoutables contre l’humanité ». Seul un projet raisonnable, impulsé par des hommes de raison pourra prendre forme.
Deux siècles avant les prémices de la construction européenne, Jean-Jacques Rousseau avait perçu les complexités de cette dernière et celles liées à sa finalité. Il se montrait perplexe devant les gouvernants qu’il jugeait incapables de faire prévaloir les intérêts d’une unité, d’une universalité et d’un peuple européen, étant guidés par leurs intérêts privés et nationaux. Parmi toutes les questions qui se posent à propos d’une union politique de l’Europe, Rousseau avait souligné que la plus importante et la plus complexe à résoudre était celle de sa finalité. Fuyant une définition claire de celle-ci, il savait que les gouvernants seraient sans cesse entre souverainisme et européisme.
Pour construire l’Europe, il a fallu attendre la Révolution française, les guerres mondiales et l’impulsion des pères fondateurs. Plus d’une soixantaine d’années après le traité de Rome, la question d’une finalité politique se pose de plus en plus clairement. Rousseau en avait bien avant l’heure compris les enjeux et les obstacles. Il pensait une unité politique contractuelle qui, se projetant dans le monde, aurait une portée universelle. Mais il portait sur cette unité un regard désabusé, presque mélancolique, sachant que l’équilibre de l’union politique se ferait au prix du patriotisme et du souverainisme. Un prix que les hommes auraient du mal à payer. Une union politique qui était un idéal rousseauiste et qui peine encore aujourd’hui à devenir réalité.
1. Le 15 novembre 2012 à 17:13, par Alfandari En réponse à : Rousseau, les Lumières et l’Europe : entre réalité et utopie
Bien qu’il donne aussi la recette, quelque soit l’échelle, pour forger une identité et un état :
Voulez-vous que la volonté générale soit accomplie ? Faites que toutes les volontés particulières s’y rapportent ; et comme la vertu n’est que cette conformité de la volonté particulière à la générale, pour dire la même chose en un mot, faites régner la vertu. [...] Il est certain que les plus grands prodiges de vertu ont été produit par l’amour de la patrie : ce sentiment doux et vif qui joint la force de l’amour-propre à toute la beauté de la vertu, lui donne une énergie qui sans la défigurer, en fait la plus héroïque de toutes les passions. [...] Un homme qui n’aurait point de passions serait certainement un fort mauvais citoyen : mais il faut convenir aussi que si l’on n’apprend point aux hommes à n’aimer rien, il n’est pas impossible de leur apprendre à aimer un objet plutôt qu’un autre, et ce qui est véritablement beau, plutôt que ce qui est difforme. Si, par exemple, on les exerce assez tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relation avec le corps de l’Etat, et à n’apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une patrie de la sienne, ils pourront parvenir enfin à s’identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de la patrie, à l’aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que pour soi même, à élever perpétuellement leur âme à ce grand objet, et à transformer ainsi en une vertu sublime, cette disposition dangereuse d’où naissent tous nos vices.
Rousseau, Discours sur l’économie politique.
2. Le 21 novembre 2012 à 23:21, par Petiteframboise En réponse à : Rousseau, les Lumières et l’Europe : entre réalité et utopie
Très bel article, clair et complet, qui illustre parfaitement la théorie de Rousseau sur l’utopie d’une construction de l’Europe. Et qui plus est extrêmement bien écrit ! Bravo !
Rousseau y est dépeint comme un personnage visionnaire qui avait très bien compris, bien en amont des troubles politiques qui attendait son pays et avant même la naissance de la notion de citoyen qui explose à la révolution, les enjeux d’une union des peuples européens. Quel grand monsieur que Jean-Jaques ! Malheureusement, il me semble qu’aujourd’hui il est un peu oublié en tant que philosophe, et même boudé dans les programmes de philo du lycée (d’après mes souvenirs). On l’associe (trop) souvent au fait qu’il ait abandonné ses enfants. Quelle perte !
Pourquoi cette idée d’Europe l’a-t-il traversé, à un moment où tous les éléments de contexte l’entourant alors étaient tous aux antipodes de toute idée d’Europe telle qu’il l’a conçevait ? Avant même l’essor de notion de citoyen et même de nation, il a compris que l’Europe pouvait être une solution, même s’il garde une certaine réserve quant à la probabilité d’une application réelle. Tu expliques très bien ce paradoxe entre la prise de conscience très lente voire invisible des personnes de cette époque de l’évolution progressive de leur statut dans la société et la pensée rousseauiste pour une Europe unie.
Ces concepts ne sont vraiment pas évidents à saisir mais à travers ta plume, on en saisit tout le sens.
En attente du prochain article =)
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