Le Taurillon : Pourquoi est-ce que le débat sur l’adhésion de la Turquie semble tabou sur la place publique en France ?
Joël Roman : Les réticences françaises à ouvrir ce débat sont flagrantes dans la réception du livre de Michel Rocard. Voyez le relatif silence fait autour de cet ouvrage qui en gêne beaucoup : pas une ligne dans la plupart des journaux – exception faite du Parisien et du Point - sur un livre d’un ancien premier ministre consacré à une question majeure pour l’avenir de l’Europe ! Quel contraste, par exemple, avec le long papier que le fameux journaliste britannique, Patrick Seale, vient de consacrer au livre.
Est-ce parce qu’on ne veut pas de la Turquie dans l’Europe, mais sans prendre la peine de chercher des arguments ? Du coup, un ouvrage argumenté en faveur de cette adhésion déconcerte. On a jusqu’ici été habitués à lire des pamphlets anti-turcs utilisant un vocabulaire d’un autre âge (« le grand Mamamouchi » ou encore « le grand Turc »), qui sont des ouvrages partisans et sans nuance. Le livre de Michel Rocard, tout en espérant voir la Turquie nous rejoindre un jour, est sans complaisance pour la Turquie : il ne « fait pas de cadeau aux Turcs ». Michel Rocard l’a d’ailleurs écrit avec une journaliste, Ariane Bonzon, qui a une vraie connaissance du terrain turc puisqu’elle a vécu et travaillé en Turquie pendant de nombreuses années. Ce livre n’est donc pas manichéen – est-ce si surprenant d’ailleurs de la part de Michel Rocard ? - et cela aussi peut déstabiliser les adversaires de la Turquie.
Du côté des politiques, une majorité, de Sarkozy à Fabius, préfère surfer sur cette hostilité diffuse à l’adhésion de la Turquie. Quant à la minorité qui y est favorable, elle veut éviter les coups et rase les murs. Electoralement, les pro-turcs sont perdants aujourd’hui. Cette stratégie de la discrétion est-elle le bon choix pour l’avenir ? Je ne le pense pas et je suis gré à Michel Rocard d’avoir relevé le défi que je lui ai proposé : soutenir publiquement l’adhésion turque, et tenter d’ouvrir le débat à ce propos. Il fallait du courage. Il l’a eu.
Le Taurillon : Vous êtes vous mêmes favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Quels sont vos arguments principaux ?
Joël Roman : Tout d’abord, la Turquie participe depuis longtemps à l’espace européen, toute son histoire le montre. Je crois que l’Europe s’est construite en envoyant des signaux forts quant à sa volonté de surmonter les fractures du passé : la fracture entre la France et l’Allemagne, consécutive aux deux guerres mondiales, la fracture entre l’Est et l’Ouest de la guerre froide. Il lui reste à montrer qu’elle peut et veut surmonter la fracture entre le l’empire ottoman et le Saint Empire, ou encore, entre l’islam et la chrétienté occidentale. Je crois que l’adhésion de la Turquie à l’Europe enverrai un signal fort au monde musulman d’une part, au reste du monde d’autre part quant à la manière dont on conçoit l’identité de l’Europe : celle-ci n’est pas un club chrétien.
Ensuite, il y a un intérêt économique évident à l’adhésion turque, non seulement parce que la Turquie représente un marché considérable, mais parce qu’elle a aussi un potentiel considérable. Or si l’Europe veut vraiment peser aujourd’hui dans le monde, elle doit acquérir une taille critique maximale.
Et puis c’est la dimension géopolitique. Ou bien la Turquie sera européenne, ou bien elle se tournera vers d’autres alliés privilégiés : les Etats-Unis, l’Iran ou la Russie. Quel que soit le cas de figure, dans ces trois hypothèses, l’Europe en sera affaiblie. Avec la Turquie elle sera au contraire renforcée.
Enfin, il faut reconnaître que la perspective de l’adhésion a amené des changements considérables en Turquie, en matière de droits de l’homme notamment, même si des questions décisives demeurent : le génocide arménien, le problème kurde et Chypre.
Le Taurillon : Faut-il totalement déconnecter la question de l’Islam et de l’adhésion de la Turquie ?
Joël Roman : Elle sont bien évidemment connectées, puisque la principale raison de l’hostilité à la Turquie est qu’il s’agit d’un pays majoritairement musulman. En arrière fond, on voit poindre les réticences, pour ne pas dire plus, envers l’islam des banlieues. Cette vision relève d’un culturalisme qui fait de l’islam un bloc sans nuances, et qui l’oppose à un Occident sans nuances également. De manière plus ou moins explicite, plus ou moins avouée, c’est la représentation qui domine toutes les objections à l’adhésion turque.
Or il suffit d’y réfléchir politiquement, concrètement, pour distinguer divers aspects de cette adhésion, démographiques, économiques, géopolitiques, etc.., et pour distinguer divers islams, bref pour le prendre en compte comme un élément parmi d’autres. Que l’islam puisse devenir une composante à part entière de l’Europe culturelle, des traditions européennes, et de l’identité européenne, voilà ce qui dérange.
Le Taurillon : Vous avez créé un blog pour soutenir la sortie du livre "Oui à la Turquie". Est-ce une nécessité de créer un tel espace aujourd’hui en plus du livre ?
Joël Roman : C’est une nécessité d’être présent sur cet espace de débat qu’est le net. Est-ce que créer un blog est la bonne réponse ? L’expérience de ce blog est à mes yeux mitigée. Au début, nous avons été victimes d’extrémistes qui ont cherché à nous obliger à fermer le blog en le polluant de manière délibérée pour éviter toute discussion démocratique. C’est pourquoi nous avons pris la décision de le modérer. Mais il a permis d’engager un débat avec les internautes, et il y a eu de beaux échanges.
Pourtant, si la fluidité et la réactivité du débat sur internet est nécessaire, rien ne remplace encore à mes yeux la lecture attentive d’arguments telle que le livre le permet.
1. Le 1er décembre 2008 à 09:06, par valery En réponse à : Turquie : « Il fallait du courage pour écrire ce livre. Rocard l’a eu »
Tu aurais pu lui demander de réagir à la chronique publiée dans nos colonnes :-)
2. Le 1er décembre 2008 à 11:56, par Pierre K. En réponse à : Turquie : « Il fallait du courage pour écrire ce livre. Rocard l’a eu »
ahahah.... cet article est un parfait exemple des sophismes employés par Ankara et ses affidés pour nous faire avaler ce contre-sens absolu qu’est la « candidature de la Turquie » :
2 exemples :
– le coup du club chrétien - véritable tarte à la crème relevant du terrorisme intellectuel : en fait, c’est bien la Turquie tueuse de Chrétiens qui est un club musulman. Il y avait 4 millions de chrétiens en Turquie il y a cent ans. Ils représentaient le 1/4 de la population. Ils sont aujourd’hui 1/1000 !! Il y a plus de Musulmans dans un département français que de Chrétiens dans toute la Turquie !
– Le coup du renforcement de l’Europe - renfort qui à coup sûr l’achèvera :
Argument parfaitement stupide pour deux raisons - D’une part il est absolument réversible. On pourrait ainsi écrire
D’autre part, une Turquie dans l’Europe achèverait très certainement cette dernière
3. Le 2 décembre 2008 à 10:03, par Laurent Nicolas En réponse à : Turquie : « Il fallait du courage pour écrire ce livre. Rocard l’a eu »
très bien, explique nous pourquoi ? nous proposons un point de vu argumenté, tu as le droit d’être en désaccord, mais c’est trop facile de ne pas développer ton argumentation en retour.
4. Le 2 décembre 2008 à 20:32, par KOOP En réponse à : Turquie : « Il fallait du courage pour écrire ce livre. Rocard l’a eu »
on sait gré, on n’est pas gré, merci d’employer des correcteurs…
5. Le 4 décembre 2008 à 14:09, par Jean-Jo En réponse à : Turquie : « Il fallait du courage pour écrire ce livre. Rocard l’a eu »
J’espère que l’ouvrage de M Rocard n’est pas argumenté de cette manière : « Tout d’abord, la Turquie participe depuis longtemps à l’espace européen, toute son histoire le montre. Je crois que l’Europe s’est construite en envoyant des signaux forts quant à sa volonté de surmonter les fractures du passé : la fracture entre la France et l’Allemagne, consécutive aux deux guerres mondiales, la fracture entre l’Est et l’Ouest de la guerre froide. Il lui reste à montrer qu’elle peut et veut surmonter la fracture entre le l’empire ottoman et le Saint Empire, ou encore, entre l’islam et la chrétienté occidentale. Je crois que l’adhésion de la Turquie à l’Europe enverrai un signal fort au monde musulman d’une part, au reste du monde d’autre part quant à la manière dont on conçoit l’identité de l’Europe : celle-ci n’est pas un club chrétien. »
Le Saint Empire est mort au XVIIIème siècle si mes souvenirs sont bons, l’empire Ottoman a disparu au début du XXème siècle=> on pourrait passer au XXIème siècle s’il vous plaît ? Quand est ce que l’on en finira avec une approche culpabilisante vis à vis de la Turquie ?? Qui a décrété que l’Europe était un club chrétien ??
Encore une fois, les arguments présentés en faveur de l’adhésion de la Turquie ne sont pas suffisament étayés=> dire qu’intégrer la Turquie ce serait génial sur le plan économique, c’est résumer l’adhésion à une simple opération de fusion-acquisition, ce qui correspond parfaitement au point de vue des euro-sceptiques en faveur de la dillution de l’Union européenne.
Voilà quelques questions qui me semblent nécessaires :
Avons nous une obligation (même morale) d’intégrer un Etat laïc dont la population est majoritairement de confession musulmane, ceci afin de prouver que l’Union européenne n’est pas raciste et/ou anti-musulmans ?
Est ce que la Turquie est dans l’obligation (même morale) d’intégrer l’Union européenne laïque(dont une large part de la population se réclame chrétienne), ceci afin de prouver qu’elle n’est pas raciste et/ou anti-européens de l’ouest/chrétiens ?
Ne doit-il pas s’agir d’un désir réciproque (au lieu d’une obligation) de rapprochement des peuples européens ?
Faisons abstraction de l’aspect religieux, quels sont les arguments en faveur de l’intégration de la Turquie ?
L’Union européenne n’a pas de religion officielle, cependant une large part de sa population se proclame chrétienne, cela signifie t-il que la construction européenne n’est qu’un aboutissement de Saint Empire ou mieux, de l’Empire Austro-Hongrois faisant face à la Turquie ?
Enfin, dernière question (la plus importante sur le plan sémantique), quand va t-on cesser de mélanger l’Europe et l’Union européenne ??
Et vive la Turquie européenne !
6. Le 4 décembre 2008 à 15:13, par Laurent Nicolas En réponse à : Turquie : « Il fallait du courage pour écrire ce livre. Rocard l’a eu »
Il ne s’agit pas d’une approche culpabilisante, il s’agit de regarder objectivement les 8 siècles de présence ottomane et constater avec un peu de bon sens : oui, il y a eu des relations et des échanges intenses entre la Turquie et les puissances d’Europe Centrale.
Je ne crois pas que Rocard ait la faiblesse d’isoler l’argument économique et de « résumer » l’adhésion de la Turquie à ces aspects…la preuve, il reprend l’argument du poids de l’histoire ! La comparaison entre les arguments de Rocard et les arguments des euro-sceptiques est donc abusive.
Non, nous n’avons pas l’obligation morale de faire adhérer la Turquie pour prouver que l’Europe n’est pas un club chrétien, tout comme nous n’avons pas l’obligation morale de faire adhérer la Suisse pour prouver que les Européens aiment le chocolat. C’est que tu poses tout simplement la mauvaise, question ; le sujet n’est pas à aborder sous l’angle religieux : ceux qui le font, justement, attirent l’attention de l’opinion publique sur ses aspects pour montrer à quel point la Turquie est différente, et là sont les eurosceptiques. L’UE a reconnue la vocation des pays des Balkans à intégrer les Balkans, or en Bosnie, au Kosovo, dans le sud de la Croatie, en Albanie, en Macédoine, vivent de nombreux musulmans et je te renvoie à un article publié sur le Taurillon à ce sujet. Bref, nous n’avons rien à prouver sur le plan religieux.
Enfin quant au mélange sémantique, petit rappel issu du Traité sur l’Union Européenne (la mise à jour du Traité de Rome), article 49 : « Tout Etat européen peut demande à devenir membre de l’UE », s’il respecte les critères politiques, économiques et de rattrapage de l’acquis communautaires. On peut discuter sans fin des frontières de l’Europe ou accepter qu’historiquement et en partie géographiquement, la Turquie est européenne. Mais ce faux débat occulte les problèmes fondamentaux qui sont le respect des droits de l’homme (de la femme, des minorités etc.), la capacité d’adaptation à l’acquis communautaire, la soutenabilité de la concurrence du marché unique par l’économie turque. Comprendre ça permet d’aborder beaucoup plus sereinement la question de l’adhésion de la Turquie : elle n’interviendrait de toute manière pas avant plusieurs années !
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