Un budget pour sept ans ?

, par Giuseppe Martinetto

Un budget pour sept ans ?

Depuis quelques années notre planète est comme une masse de glaise soumise à des pressions écrasantes, en vertu desquelles l’ordre ancien disparaît petit à petit, pour laisser la place à un « système » nouveau dans lequel de nouvelles parties, avec de nouveaux rôles, sont en train d’émerger et de s’intégrer les unes dans les autres selon un agencement nouveau. Une nouvelle écologie apparaît, au niveau de la nature et sur le plan des sociétés humaines. C’est un remoulage global dont nous n’avons conscience que par les craquelures de l’ordre auquel nous étions habitués et par les douleurs qui en dérivent. Douleurs et surtout angoisses, face à l’inconnu.

Une situation ouverte

Dans notre continent, rares sont ceux qui réussissent à espérer. Et c’est surtout aux jeunes que l’espoir paraît nié. Ce qui est contre nature, et absurde, parce qu’ils sont notre avenir, et le seul. Mais le ciment qui tenait ensemble nos société se fissure, et les liens se relâchent : au sein de l’Etat, et au sein de l’Union. La méfiance s’instaure : entre les générations, envers la classe politique, entre les strates de la population, entre les Etats, ... Et pourtant, comment pourrait-on rester seul face à des forces extérieures qui nous écrasent ? De nouvelles solidarités s’esquissent, basées sur une peur commune : on les appelle « populistes », et elles prétendent rassurer « le peuple ». Et le « peuple » visé n’est ni allemand, ni espagnol, ni français, ni grec… : il est « européen ». Il n’y a pas une seule menace qui ne touche l’ensemble des personnes vivant dans le continent, et chacune d’entre elles. Toute énumération est ici inutile. Mais, si cette communion dans la douleur et dans l’angoisse existe, et nous savons tous qu’elle existe, pourquoi rechercher la solidarité dans le repli, et dans le petit nombre ? Est-ce que les nuances qui, sur le fond commun européen, caractérisent et distinguent chacun de nos pays offrent un ciment plus fort que tout ce qui est commun et qui est aujourd’hui partout menacé : dans les secteurs les plus variés, de la santé à l’éducation, en passant par le régime sociétal et politique et le patrimoine culturel, etc., etc. ? Si le fond commun disparaissait, que serait-il de ces nuances ? C’est un fait : jamais les Européens n’ont été autant objectivement unis, soumis comme ils sont aux mêmes épreuves, extérieures et intérieures. Et, paradoxalement, jamais ils ne se sont sentis si seuls, isolés de tous les autres par une fumée de méfiance, au sein de l’Union, de leur Etat, de leur ville et sur le lieu de travail. Car rien – ni l’Union, ni l’Etat, ni la ville, ni le travail – rien n’est plus le même, et tout est sujet à remoulage, que nous le voulions ou pas.

Le temps des choix

Il est temps d’ouvrir les yeux. Nous sommes pris dans un pétrissage qui va déterminer la façon dont notre continent, et chacun(e) d’entre nous, allons être intégrés dans le nouveau système global qui est en train de naître. C’est un mouvement que personne au monde ne peut arrêter, et face auquel nous sommes tous forcés de choisir. Car même le refus de choisir serait un choix, et aurait des conséquences. Dans ces conditions, rien ne serait autant « irréel » que de continuer à agir comme si c’était la routine, comme si l’on pouvait encore parler de « crise, ou même de « crises ». Face à de telles attitudes et à de tels discours, il n’est pas étonnant qu’entre la classe politique et les citoyens se creuse un fossé de plus en plus large et profond, et que toute institution, fût-elle européenne ou étatique, apparaisse de plus en plus lointaine et inefficace. Le scepticisme envers l’Union va de pair avec le scepticisme à l’égard de l’Etat, et cet accouplement n’est pas infondé, car l’Union et l’Etat sont désormais les deux faces du pouvoir représentatif - législatif/exécutif/judiciaire- auquel nous sommes soumis.

Ce scepticisme peut être mortel s’il arrive à nous priver du seul instrument par lequel nous faisons corps avec d’autres, et sans lequel nous serions intégrés dans le nouveau moule en tant qu’individus, seuls et impuissants, confrontés à des Etatscontinents. Ce scepticisme peut être salutaire s’il est mu par la volonté farouche de forcer la classe politique à « tout changer, pour que rien ne change ». Qu’est-ce qui doit changer ? Institutions et stratégies politiques. Qu’est-ce qui ne peut changer ? Les valeurs qui se cachent derrière le scepticisme et les craintes et qui, seules, peuvent nous rassembler et nous permettre de garder le cap, en restant nous-mêmes, à travers tous les bouleversements par lesquels nous devrons passer.

Le budget de l’Union

Ici, tout se passe comme si rien n’était, comme si l’on était d’accord sur l’Union, sur ses politiques, sur l’avenir, et que la seule question était le montant global. C’est l’idée que la classe politique et les médias essaient de nous inculquer, comme si nous étions dupes et ne nous demandions pas : « Mais quelle Union ? » « Mais quelles politiques ? » « Mais quel avenir ? » et comme si nous ne savions pas que les chiffres cachent des antagonismes politiques radicaux et, plus grave encore, des omissions dangereuses Quelle Union ? Il paraît y avoir, en tant que maximum dénominateur commun, un consensus sur un « marché », mais l’on n’est nullement d’accord sur son caractère et ses exigences. Dans le temps on voulait que ce marché fût « intérieur » (exigeant la réciprocité avec l’extérieur), mais, à la suite de discordes internes, on a fini par accepter qu’il fût simplement « unique » (intégré le plus possible dans le marché » global »), mais une nouvelle brèche s’est ouverte entre ceux qui, pour le défendre contre les risques de change grossis par la spéculation, pensaient et pensent qu’il ne peut exister sans une unification monétaire, et ceux pour qui une telle démarche est inacceptable. L’Union est ainsi censée être « une », l’euro est – d’après les traités – « la monnaie de l’Union », mais, en fait, il y a désormais deux ou plusieurs unions : celle des Etats concentrés autour de l’euro, le groupe des Etats qui voudraient y entrer et ceux qui s’y opposent farouchement. Par ailleurs, le gouvernement britannique ne se contente plus de refuser la monnaie et bien d’autres clauses du « marché », mais il exige, pour y rester, que les règles soient totalement changées. Comment les partenaires vont-ils réagir à ce chantage, d’autant qu’il va de pair avec l’annonce d’un référendum dont l’issue semble escomptée ?

Peut-on au moins dire que l’Union de l’euro est unie ? La monnaie unique a, dans un premier temps, permis aux pays les plus faibles d’emprunter à bas prix, mais elle les a aussi rendus commercialement dépendants des pays les plus forts et tellement soumis aux marchés financiers que toute la zone est désormais menacée par un effet « domino ». Comment s’en défendre ? Deux attitudes s’opposent : pour les uns, la seule façon de s’en sortir, c’est de casser la solidarité et de laisser les faibles à leur sort ; pour les autres, la solidarité – que l’on veuille ou non – est la voie obligée et doit donc être renforcée. Comme ces derniers sont au pouvoir, personne n’a dû sortir de l’euro, des sommes importantes ont été mobilisées, des interventions de la BCE sont désormais possibles, on s’est imposé une « règle d’or » et on va vers un contrôle de certaines banques et des budgets nationaux. Et c’est ici que le désaccord le plus profond s’annonce, un désaccord qui risque de faire imploser tout le système, même si rares sont encore ceux qui perçoivent la menace : un tel contrôle, avec les sanctions éventuelles, ne peut être accepté par la population que s’il est exercé par des gens directement et démocratiquement responsables devant elle. Pour l’instant, la plupart des membres de l’euro ne voient que la nécessité d’un contrôle, et ils rechignent à l’idée que celui-ci exige une refonte des structures démocratiques au niveau Union/Etat. Mais, le moment venu – et il ne tardera pas à venir – que va-t-il se passer ?

Quelles politiques ? Le « marché unique », pour les uns, devrait constituer, pour nos entreprises, une base sûre leur permettant de se lancer, comme champions européens, à la conquête de marchés extérieurs, alors qu’il est, en fait, largement ouvert aux importations venant de l’extérieur et qu’il est ravagé, dans son sein, par une compétition s’appuyant sur la fiscalité et la réglementation du travail et, à l’occasion, sur une monnaie dévaluée. Il ne faut donc pas s’étonner si, lors des discussions du budget, les partisans de cette compétition interne se refusent de donner au « marché » les instruments dont il a besoin pour fonctionner, et veulent réduire, voire supprimer, toute dépense visant à rééquilibrer le « marché »par une aide aux pays/régions/personnes les plus faibles : le marché, c’est aux autres de le constituer ; eux, ils se bornent à l’exploiter. Il ne faut pas non plus s’étonner si, dans un tel contexte, toutes les initiatives d’assainissement du marché, visant à brider la spéculation, à restructurer le secteur bancaire, à taxer les opérations financières, etc., restent en deçà du seuil de l’efficacité. De plus, bien que les négociations commerciales avec l’extérieur relèvent de la compétence exclusive de l’Union, les Etats se créent des liens de plus en plus étroits et contraignants avec des puissances extérieures, n’hésitant pas, à cette fin, à leur céder le mieux de leur savoir scientifique, technique, entrepreneurial et, parfois, même une partie de leurs terres et de leurs pouvoirs régaliens. Comme si tout cela ne relevait pas d’un patrimoine commun.

Si cela est vrai pour ce qui est censé faire l’objet d’un consensus, à savoir le « marché », que dire de toutes les autres politiques qui seraient nécessaires pour s’adapter au bouleversement en cours ? C’est simple, elles n’existent pas. C’est comme si l’on vivait dans un monde à part, comme si l’on n’était pas un continent vieillissant et en sursis sur une planète où, par exemple, de grandes puissances industrielles et scientifiques et militaires sont en train de naître, et le continent africain aura bientôt presque deux milliards d’habitants – la plupart jeunes et sans travail -, ou comme si une ruée vers les sources d’énergie et de matières premières n’était pas en cours, et des affrontements religieux ne nous concernaient pas … Quand est-ce que nous nous réveillerons ?

Quel avenir ? N’avons-nous pas besoin de nous arrêter un instant, pour réfléchir ? N’avons-nous pas besoin que nos représentants politiques, au niveau Union/Etat, se rendent compte de la situation ? Aujourd’hui, aucun de nos chefs d’Etat et de gouvernement n’est en mesure d’envisager un avenir à l’horizon de sept ans, ne fût-ce que parce qu’ils ne seront plus là. Et si cela est vrai pour des Etats individuels, que dire de l’ensemble Union/Etats, où il s’agit de prendre des décisions au niveau d’un continent ? Et comment pourraient-ils même seulement essayer d’y parvenir s’ils ne se donnent pas le temps nécessaire ? Dans le passé, dans l’église catholique, lorsque les cardinaux tardaient beaucoup trop à élire un nouveau pape, les citoyens de Rome les y forçaient en les renfermant et en les laissant sortir uniquement à élection accomplie. Pourquoi nous n’agirions pas de même ?

Un budget provisoire

Le Parlement européen est notre représentant. Il partage l’autorité budgétaire avec le Conseil. Dans cette qualité, il peut s’opposer à tout budget proposé par les ministres en votant des douzièmes prévisionnels qui se bornent à reprendre le budget de l’année précédente. Il a déjà procédé ainsi dans le passé, et dans des situations moins graves que l’actuelle. Pourquoi donc ne forcerait-il pas les Chefs d’Etat et de gouvernement à réfléchir à notre avenir, Union/Etats, et, pour ce faire, à rester ensemble tout le temps qu’il faudra ?

Le Parlement peut le faire. Et, dans la situation actuelle, nous pensons qu’il doit le faire.

Article paru dans le numéro 159 de la revue Fédéchoses

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