Un pantouflage européen

, par Paola Carruolo

Un pantouflage européen

En 2010, sur treize commissaires européens qui ont quitté leurs fonctions, la moitié a débuté une nouvelle carrière dans le secteur privé. Les commissaires sont recrutés par les lobbies ; ces groupes privés pour lesquels les mêmes commissaires ont parfois défendu les intérêts, dans les jeux d’influence européens.

Afin de dénoncer cette pratique de pantouflage, ALTER-EU [1] a publié le 24 novembre 2011 un rapport contre le « revolving doors ». Il est nécessaire de rappeler que cette expression, même si elle désigne généralement le passage des hauts fonctionnaires européens à des postes dans le secteur privé, peut être utilisée ici pour les commissaires, à cause de l’ambigüité même qui entoure la fonction mi - administrative, mi - politique des commissaires européens. En claire, cette pratique comporte un fort risque de conflit d’intérêts, si l’ex – commissaire abuse par exemple de ses connaissances acquises pendant sa fonction publique, à l’avantage de son nouvel emploi, dans le secteur privé. Selon le rapport de ALTER – EU le revolving doors est la clé de l’influence des lobbies sur les institutions européennes [2].

L’avantage pour les lobbies de recruter des ex commissaires de la Commission européenne réside dans leur carnet d’adresses conséquent, leurs relations privilégiées avec les autres commissaires et fonctionnaires européens et leur accès tout aussi privilégié aux institutions européennes. Le rapport de ALTER – EU donne une quinzaine d’exemples [3] au sujet de cette pratique, en faisant référence notamment à la création du cabinet de consulting en lobbying européen, « European Experience Company » par l’ex commissaire de l’Entreprise et de l’Industrie, Günter Verheugen.

Le rapport de ALTER – EU met en lumière, également, le risque encouru pour l’intérêt général qui doit être défendu par les institutions européennes. En effet, les commissaires pendant leurs fonctions publiques, pourraient privilégier les intérêts de leur futur employeur plutôt que de la société civile. La critique de ALTER – EU est dure. En témoignent les paroles de la responsable de cette campagne, Vicky Cann : « Cette "porte dérobée" entre la Commission européenne et les lobbies de Bruxelles révèle une véritable culture politique du pantouflage qui permet à de trop nombreux responsables de mettre leur expertise et leurs contacts au service du secteur privé. Actuellement, des règles sont censées empêcher les abus de pouvoir, mais elles sont très limitées et peu appliquées. Résultat, les entreprises de lobbying bruxelloises regorgent d’anciens responsables de la Commission qui leur apportent les connaissances des rouages du système. Il est temps pour la Commission européenne de fermer définitivement la porte au pantouflage » [4].

Parmi les solutions évoquées pour réduire la pratique du revolving doors, ALTER –EU appelle à des modifications des règles : deux ans doivent s’écouler avant qu’un fonctionnaire européen puisse « s’habiller » en lobbyiste ; une plus forte transparence sur les changements de postes et une publication des noms sur le site des institutions européennes en cas de pantouflage ; une recherche plus approfondie sur les risques de conflits d’intérêts [5].

Mais qu’est que le lobbying ?

Le lobbying recouvre des actions très hétérogènes, qui sont à la croisée de différents domaines : le marketing, la communication, les relations publiques. Le lobbyiste doit donc prouver qu’il dispose de certaines compétences juridiques, mais également de science politique, d’économie etc.

Le lobbying est trop souvent vu comme une activité peu claire, peu légitime, à la limite de la légalité. En effet, dans les esprits, le mot de lobbying est associé à quelque chose qui se déroule dans le secret, qui relève presque de la corruption. Les lobbies deviennent trop souvent le bouc émissaire des erreurs commises lors de la prise de décision.

Aux États Unis l’activité de lobbyiste est encadrée par la législation américaine, à travers le « Lobbying Disclosure Act » [6]. En France et dans beaucoup d’autres pays européens au contraire, être lobbyiste n’est pas considéré comme un vrai métier. Le terme lobbyiste a une signification plutôt négative, considéré même comme une accusation. Mais cette activité prend tout son sens si l’on prend en considération son espace de prédilection, qui est la bulle bruxelloise.

La représentation d’intérêts de la part des grandes entreprises et des grandes firmes mondiales, mais également celle des ONG et de tout autre type d’association (qui disent ne pas faire du lobbying, malgré le fait que leurs activités relèvent des pratiques du lobbying) reste une caractéristique importante de la sphère européenne. Cette représentation permet un dialogue hétérogène avec les institutions européennes, un dialogue où tous (ou presque !) les intérêts sont représentés. Sans vouloir faire un éloge des lobbies, il est clair que l’action qu’ils mènent est un signal qui montre qu’une certaine démocratie est possible, dans une sphère où la Commission ne bénéficie pas d’une élection directe du peuple. En quelque sorte on peut voir une absorption d’un déficit démocratique.

Néanmoins, d’autres problèmes surgissent. En effet, il faut considérer que tous les lobbies ne sont pas représentés de manière égalitaire à Bruxelles, et seulement une partie (la plus privilégiée en termes économiques) accède au dialogue avec les pouvoirs européens. Il faut donc élargir le cercle du dialogue et modifier les règles actuelles qui régissent l’activité des lobbies auprès des institutions européennes, avec des règles plus claires, plus dures et plus efficaces.

De plus, il faut également procéder à un durcissement des règles qui régissent le passage des commissaires de leur activité publique au métier de lobbyiste. Ainsi il est nécessaire de mettre en place un système de contrôle strict pour éviter qu’un conflit d’intérêts surgisse. Il faut fermer la porte au revolving doors et ouvrir celle de la réelle transparence.

Dans ces temps de crise européenne, les citoyens ont perdu toute confiance dans l’Europe. Le scandale qui a éclaté en 2011 n’a pas aidé à reconquérir cette confiance. En effet, cet épisode a vu comme protagonistes des journalistes du Sunday Times déguisés en faux lobbyistes, qui ont soudoyé certains eurodéputés afin de recevoir des informations, en contrepartie du versement de grosses sommes d’argent. Ce scandale a accentué la mauvaise image des lobbyistes. La réponse à ces pratiques illégales a été de renforcer les règles liées aux pratiques du lobbying auprès des institutions européennes, mais aucun système de contrôle n’a été mis en place et au final les règles concernant le lobbying sont restées limitées [7].

Pour cette raison les lobbies et les commissaires doivent faire l’effort de toujours plus de transparence dans leurs activités, afin de montrer qu’il n’y a rien à craindre dans les lobbies et qu’elles peuvent être le berceau d’une « vraie démocratie » en Europe.

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Notes

[1The Alliance for Lobbying Transparency and Ethics Regulation (ALTER – EU) : est une coalition qui compte plus de 160 organisations de la société civile : syndicats, universitaires, entreprises en affaires publics qui s’inquiètent de la puissante présence dans la sphère politique européenne des lobbyistes d’affaires. La présence de ces acteurs sur l’agenda politique de l’Europe est pour cette organisation un risque pour le bon déroulement de la prise de décision démocratique au niveau européen et peut être un obstacle à la protection des consommateurs : http://www.alter-eu.org/

[2Cf. Rapport de ALTER – EU sur le revolving doors : Annexe 1 « 15 revolving doors cases » http://www.alter-eu.org/sites/default/files/AlterEU_revolving_doors_report.pdf

[3Cf. Rapport de ALTER – EU sur le revolving doors, http://www.alter-eu.org/sites/default/files/AlterEU_revolving_doors_report.pdf

[4Cf. Communiqué de presse d’ALTER – EU (traduction française de Regards Citoyens, Bruxelles, 24 novembre 2011, http://www.regardscitoyens.org/lobbying-commission-europeenne-fermons-la-porte-au-pantouflage

[5Cf. Rapport ALTER – EU : « Change is urgently : What we propose », http://www.alter-eu.org/sites/default/files/AlterEU_revolving_doors_report.pdf

[6LDA : Lobbying Disclosure Act, Public Law 104 – 65 – Dec. 19, 1995 : http://lobbyingdisclosure.house.gov/lda.html

[7Cf. Code de conduite sur le Registre Commun de Transparence de la Commission et du Parlement Européen : http://europa.eu/transparency-register/about-register/code-of-conduct/index_fr.htm

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