Un regard décalé sur le quotidien en RDA : l’utopie architecturale

, par Alexis Le Coutour, Alice Drouin, Bettine Gola, Clémentine Chaigneau

Un regard décalé sur le quotidien en RDA : l'utopie architecturale

Comment évoquer les 20 ans de la chute du Mur de Berlin quand il semble « que tout a été dit » ? Jay Rowell a relevé le défi lors d’une conférence à la Librairie Kléber de Strasbourg, le vendredi 30 octobre 2009, devant une quarantaine d’auditeurs attentifs. Chercheur en sociologie au CNRS, spécialiste de la RDA, Jay Rowell est aussi directeur du GSPE (Groupe de Sociologie Politique Européenne), le laboratoire de science politique de l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg et de l’Université de Strasbourg.

Elargir les perspectives sur la chute de la RDA

Son intervention intitulée « Autour de l’« utopie communiste » dans la RDA » a pris place dans le cadre d’un cycle de conférences « 1989-2009, Printemps des peuples, Vingt ans après ». L’objectif en est de dépasser les lieux communs sur ces événements et de les envisager dans une perspective insolite. Les travaux de Jay Rowell s’inscrivent pleinement dans ce cadre : il a en effet choisi avec le logement en RDA un terrain de recherche inédit pour analyser le « totalitarisme du concret », selon les propos introductifs de Magdaléna Hadjiisky.

Livrer une analyse globale, idéologique, historique ou géopolitique des causes de la chute du régime est-allemand n’était pas le propos de Jay Rowell, qui a en outre mis en garde son auditoire contre la difficulté particulière que présente l’étude de la RDA, à savoir le danger téléologique. Sans vouloir répondre à cette question, Jay Rowell a tout de même donné son point de vue sur la chose, en réutilisant notamment le concept de la « disponibilité structurelle au surgissement de l’événement », développé par Boris Gobille au sujet des évènements de Mai 1968. Pour éviter l’écueil de la réinterprétation de l’histoire, Jay Rowell a quant à lui choisi de se concentrer sur un phénomène précis : la question de l’utopie, entendue comme articulation entre le passé, le présent et l’avenir. Son exposé a donc suivi deux temps de réflexion. Le premier a démontré l’incapacité de la RDA à générer un projet de société cohérent et crédible pour la majorité de la population est-allemande, et ce de manière croissante à partir des années 50. Il a ensuite illustré son propos par l’exemple de l’architecture et du rôle de l’architecte en RDA.

La RDA des années 50-60 : l’âge d’or des utopies d’Etat

Concrètement, les citoyens est-allemands croyaient-ils en le régime, en son discours, en les valeurs qu’il prônait ? Oui, du moins au début de l’histoire de la RDA, si l’on en croit les propos de Jay Rowell. L’Etat avait en effet réussi à articuler les trois temporalités (passé, présent et avenir), notamment en se construisant dans l’opposition à la RFA. La RDA réussit dans un premier temps à produire un discours utopique globalement cohérent en mêlant combat antifasciste et valeurs communistes, ancrage dans le passé et projection vers l’avenir. Dans les années 50 et 60, le projet « société RDA » séduit encore largement dans la société est-allemande grâce à des valeurs concrètes et crédibles : antifascisme ; révolution scientifique et technique ; prospérité matérielle inégalée dans le bloc de l’Est… Pourquoi ce discours (pourtant bien rodé !) s’est-il essoufflé à partir des années 70 avant l’agonie idéologique des années 80 ? Pourquoi précisément à ce moment-là ?

Années 70 : de l’utopie collective aux utopies alternatives

En effet, le régime s’est par la suite caractérisé par son incapacité croissante à générer dans la population une croyance en un avenir commun, à convaincre. Cette défiance a pu s’illustrer à travers l’émergence progressive d’utopies alternatives : mouvements pacifistes dans une société militarisée, mouvements en lien avec l’environnement ou les libertés citoyennes, etc. A l’utopie collective préalablement générée par le gouvernement est-allemand se substituent alors des utopies différentes, plus individuelles, par exemple sous la direction des églises protestantes dont le rôle et l’attitude envers le régime sont néanmoins en butte à certaines contestations. Plus grave, la grande mobilité sociale qui caractérisait les premières années du régime s’effrite, jusqu’à disparaître totalement. Cette disparition a pour conséquence de commencer à détacher du système une partie substantielle de la population mais aussi de bloquer tout renouvellement des élites dirigeantes, ce qui laisse le pouvoir à une génération vieillissante, qui s’isolera du monde et des réalités socio-économiques de manière croissante.

Pour Jay Rowell, les années 70 marquent l’émergence d’une inadéquation croissante entre deux utopies : celle du socialisme à visage humain et celle de la RFA elle-même. Une autre explication plausible serait le changement de génération. Dans les années 50 – 60, la RDA est porteuse de valeurs antifascistes, de renouvellement des relations, d’abondance. Durant ces années, le régime sait créer un pont entre les temporalités et articuler le présent et l’avenir. Dans les années 60 – 70, on rattache déjà le discours officiel à des valeurs communistes passées (ainsi, on ne parle plus de l’abondance matérielle comme d’un objectif social prioritaire). La réunion des temporalités disparaît, et avec elle la maîtrise de l’utopie.

Etude de cas : architectes et architecture en RDA

L’intérêt de l’intervention de Jay Rowell réside aussi dans l’étude de cas utilisée pour étayer sa thèse : l’architecture et les architectes dans l’ex-Allemagne de l’Est. Le travail des architectes incarne en effet précisément le lien entre le présent et l’avenir, au cœur de la notion d’utopie et de croyance définie par le chercheur.

La transformation des conditions d’exercice de leur métier a progressivement retiré aux architectes est-allemands toute perspective d’avenir, toute dimension prospective à leur travail, toute initiative un tant soit peu créatrice. D’intellectuels, ils sont devenus des techniciens (Fassadenmaler), alors qu’initialement leur travail était précisément l’incarnation de cette conciliation des temporalités et qu’ils étaient considérés comme des interprètes de la société. Ce déclin progressif du rôle des architectes et de leur place sociale - qui se remarque dans les constructions de la RDA comme dans son discours – est à l’image même de la déchéance de la RDA.

Pour Jay Rowell, l’explication se situe dans le « tournant de 1955 », qui correspond au début de la déstalinisation et à la rationalisation et standardisation des moyens de production. On n’est déjà plus dans la projection vers l’avenir. Dès lors, l’architecte, en perdant sa marge de manœuvre et sa mobilité, perd aussi la place centrale qu’il occupait jusqu’alors dans l’espace public et la mentalité de toute une société.

Conclusion

Un sentiment grandissant d’immobilisme social ; le décalage grandissant des générations entre dirigeants et population ; le blocage irréductible de « l’ascenseur social de la RDA » ; une concurrence des valeurs toujours plus défavorables à celles promues par le pouvoir… Les raisons ne manquaient pas pour un citoyen de la RDA des années 80 de se détourner du discours idéologique en lequel ses dirigeants, à l’image d’un Erich Honecker, continuaient de croire.

Le milieu socioprofessionnel des architectes, prisme original choisi par Jay Rowell dans son analyse de la société et de l’idéologie est-allemandes, reflète parfaitement l’évolution des usages d’abord, des mentalités ensuite. La société est-allemande des années 50 concevait l’architecte comme un artiste doublé d’un penseur politique et d’un acteur social. Cette dimension idéologique et intellectuelle disparue à partir des années 70, l’aura sociale de leur profession perdue, les architectes se sont retrouvés réduits au rôle de techniciens de la construction.

Jay Rowell associe donc l’extinction de l’espèce des architectes « faiseurs d’utopie » et celle du projet de société socialiste qui distinguait la RDA à l‘intérieur même du bloc de l’Est. Ce faisant, il formule une analyse intéressante des facteurs qui font qu’une société adhère à un régime totalitaire ou à s’en détourne jusqu’à le faire chuter.

Illustration : photographie de l’Alexanderplatz, à Berlin. Source : Wikimedia.

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