Albert Thomas : Le centenaire du Bureau international du travail

Article paru à l’origine dans le numéro 186 de "Fédéchoses". Premier article du dossier principal « 75 ans de l’ONU, la nécessaire réforme ».

, par Fédéchoses, René Wadlow

Albert Thomas : Le centenaire du Bureau international du travail
Drapeau fédéraliste. Domaine public

Ralph Waldo Emerson, le philosophe de la Nouvelle Angleterre a écrit qu’ « une institution n’est que l’ombre allongée d’un homme ». C’est assurément le cas pour l’Organisation internationale du Travail (OIT) dont le centenaire a été célébré à Genève au début de sa conférence annuelle tenue en mai 2019. Albert Thomas, premier Directeur général de l’OIT, a mis en place presque tous les éléments qui ont été développés par la suite.

Albert Thomas (1878 -1932) était un socialiste français proche de Jean Jaurès, [qui a été, NdT] assassiné à la veille de la Première Guerre mondiale par un nationaliste français pensant que Jaurès était trop actif pour essayer d’empêcher une guerre avec l’Allemagne. Albert Thomas a été nommé membre du gouvernement français au début de la guerre, en grande partie pour montrer que tous les socialistes n’étaient pas pacifistes. Il s’est rapidement vu attribuer un ministère nouvellement créé : celui de l’Armement. À ce poste, il fréquente de nombreux industriels français fabricants d’armes, qu’il reverra en tant que représentants de l’industrie française lorsqu’il sera élu Directeur général de l’OIT.

Albert Thomas était bien conscient de la situation sociopolitique en Russie. Il y avait beaucoup voyagé en tant qu’étudiant et y est retourné en 1916 alors qu’il était ministre de l’Armement. Il y est revenu en 1917 après la révolution d’avril qui avait nommé Alexandre Kerensky président du gouvernement provisoire.

Albert Thomas a envisagé la possibilité d’organiser des révolutions similaires dans d’autres pays si les conditions de travail n’étaient pas améliorées et si la coopération entre les ouvriers et les patrons n’était pas renforcée. Ainsi, le contexte des troubles sociaux conduisant à une révolution de type soviétique était présent dans les esprits de nombreux négociateurs de 1919 qui ont abouti au Traité de Versailles. Sans mentionner la Révolution russe en public, ces négociateurs, en particulier les Anglais et les Français, ont vu la nécessité d’une organisation qui rassemblerait dans un effort de collaboration les représentants du gouvernement, de l’industrie et des travailleurs.

Les négociateurs français et anglais ont été les plus actifs sur ces questions de coopération dans le domaine du travail et ont divisé la structure de l’administration de ce qui allait devenir l’OIT entre les deux États. Les États-Unis avaient déjà indiqué qu’ils n’adhéreraient pas à la Société des Nations. La Russie, devenue l’Union soviétique, n’était pas invitée. L’Allemagne, puissance vaincue, était également exclue. Ainsi, un Français, Albert Thomas, devint le Directeur général fondateur, et le Britannique Harold Butler son adjoint. En pratique, tous les postes importants furent répartis entre les Français et les Britanniques.

La structure de l’OIT se compose de trois départements à parts égales entre les représentants des gouvernements, des syndicats et des organisations patronales. La philosophie de l’OIT se base sur le dialogue et le compromis. Toutefois, Albert Thomas a instauré une tradition de direction solide et d’expertise par le secrétariat. Albert Thomas a souligné que « les gouvernements doivent être informés de ce qu’ils ont à faire, et, dans la mesure du possible, de la manière d’organiser leur propre constitution et leurs méthodes ».

Il a insisté sur ce qu’il appelait les « accords de principe » dans lesquels les responsabilités des gouvernements étaient soigneusement exposées et une méthode d’accomplissement suggérée. Cette approche a conduit à la pratique largement utilisée par l’OIT consistant à définir des « recommandations » créant des normes mais ne devant pas être ratifiées par les parlements nationaux comme doivent l’être les conventions de l’OIT qui sont des traités devant être ratifiés de la même manière que d’autres traités internationaux. Il existe donc beaucoup plus de recommandations de l’OIT que de conventions de l’OIT.

Dès ses débuts en politique française, Albert Thomas a développé un intérêt pour les coopératives et les travailleurs ruraux, deux domaines généralement sans intérêt aux yeux des syndicats et des organisations patronales qui se polarisent sur l’industrie. Sous la direction d’Albert Thomas, l’OIT a adopté une vision assez large de ce qu’est le « travail ». Il s’est également intéressé au rôle de la femme, même si ce n’est qu’un peu plus tard que l’OIT s’est intéressée au « travail non rémunéré » et à l’économie informelle. Dans de nombreux pays, le travail « non rémunéré » des femmes n’est toujours pas pris en compte dans les statistiques de l’emploi.

Le 21 juin 2019, une nouvelle Convention et la Recommandation qui en découle pour lutter contre la violence et le harcèlement au travail ont été adoptées par la Conférence de l’OIT. Manuela Tonei, directrice du département des conditions de travail et de l’égalité de l’OIT, a déclaré : « Sans respect, il n’y a pas de dignité au travail, et sans dignité, il n’y a pas de justice sociale ». Il s’agit de la première nouvelle Convention adoptée par la Conférence internationale du Travail depuis 2011, date à laquelle la Convention sur les travailleurs domestiques (Convention 184) a été adoptée. Les Conventions sont des Conventions internationales juridiquement contraignantes, tandis que les Recommandations fournissent des conseils et des orientations.

En raison également de son passé politique, Albert Thomas connaissait l’importance que revêtent les contacts personnels. Ainsi, il a beaucoup voyagé pour rencontrer des fonctionnaires et leur expliquer le rôle de l’OIT. Il a beaucoup voyagé en Asie, en particulier en Chine et au Japon, deux pays échappant au contrôle colonial, ainsi qu’en Amérique du Nord et du Sud. Albert Thomas était un travailleur acharné, qui voyageait souvent dans des conditions difficiles. Souffrant de diabète, il ne prenait pas en considération ses propres besoins en matière de santé. Il est mort subitement en 1932 alors que l’OIT était confrontée aux conséquences de la Grande dépression. Il n’avait que 53 ans. Il a laissé un héritage puissant sur lequel l’OIT a pu s’appuyer.

Note : Pour une biographie et une analyse des débuts de l’OIT, rédigées par un proche collaborateur et haut fonctionnaire du Secrétariat de l’OIT, cf. E. J. Phelan, Albert Thomas et la Création du B.I.T., Grasset, Paris

Article paru initialement dans le numéro 186 de « Fédéchoses », la revue de débat et de culture fédéraliste fondée en 1973. Avec tous les remerciements de la rédaction. Article initialement rédigé en anglais, traduit par Léonie Delbove.

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