De ce discours [2] on a surtout retenu l’expression « lien fédéral »... en oubliant pourtant largement que l’objectif de Briand était alors — surtout — de remédier efficacement — en tout cas, c’est là l’essentiel de son propos — aux entraves qui contrarient alors dangereusement les activités économiques et commerciales européennes et mondiales.
Quatre jours plus tard, le 9 septembre 1929, cette suggestion du « président du Conseil » français allait recevoir le soutien appuyé du chancelier allemand Gustav Stresemann, lors d’un nouveau discours portant sur cette même question du « désarmement douanier ».
Un discours dans lequel le chancelier allemand réclamait - lui aussi - la mise en place d’institutions politiques européennes à même de mettre fin à ce « morcellement douanier » (i. e : du territoire continental européen) consécutif aux traités de 1918-1920 [3].
Du coup, les représentants des gouvernements européens membres de la SDN (soit les représentants de 27 États, en tout ; dont la Suisse…) se réunirent — ce même 9 septembre — et, se saisissant de la question, confièrent au gouvernement français le soin d’élaborer un mémorandum sur ce sujet [4].
Un mémorandum visionnaire et attendu
Ce mémorandum portant "sur l’organisation d’un régime d’Union fédérale européenne" - rédigé par les services du Quai d’Orsay : sous l’autorité d’Alexis Léger, collaborateur d’Aristide Briand et directeur de son cabinet diplomatique (le futur Saint-John Perse) - fut rendu public le 1er mai 1930.
Ce document - très complet - précisait la raison d’être, l’organisation, le fonctionnement et les missions de cette future « Union européenne », précisant également bien d’autres choses très importantes, notamment à propos de son futur siège officiel (qui serait donc la ville de Genève, en Suisse) ou sur la nature des relations que cette future « Union européenne » entretiendraient avec la « Société des Nations » (soit l’ONU de l’époque).
Bien qu’assez long, ce document mérite - à l’heure où les institutions communautaires actuelles sont régulièrement remises en question et critiquées - au moins d’être lu. A la lumière des évènements depuis lors survenus, ce document se révèle comme une approche très visionnaire des solutions pouvant être apportées aux grands maux de notre temps.
Quand l’expression « Union européenne » entre dans l’histoire…
Il s’agissait donc ici de fonder une « Union européenne » (dont le terme même — qui entre alors dans l’Histoire — est très officiellement employé par les rédacteurs de ce document).
Cette « Union européenne » serait une "entente régionale" réservée aux États européens membres de la SDN (et répondant aux dispositions de l’article 21 du Pacte de la SDN) [5]. Très précisément, en guise d’Union européenne, il s’agirait donc là d’une association d’États exerçant son activité en coordination et dans le cadre d’une SDN à laquelle cette « UE » resterait donc étroitement subordonnée.
D’après ses concepteurs, cette "fédération" serait fondée sur l’idée non pas d’unité mais sur l’idée d’union : "Assez souple pour respecter l’indépendance et la souveraineté nationale de chacun des États, tout en leur assurant à tous le bénéfice de la solidarité collective" (…) "pour le règlement des questions politiques intéressant le sort de la communauté ou de l’un de ses membres".
Un système intergouvernemental, basé à Genève
Ce mémorandum précisait le fonctionnement institutionnel de la future « Union européenne » envisagée par Briand. À la tête de cette « Union européenne », on trouverait un « organe représentatif directeur » composé des représentants de tous les gouvernements européens : la « Conférence européenne ». La présidence de cette « Conférence européenne » serait assurée annuellement et par roulement entre États membres (afin, nous dit-on "d’éviter toute prédominance en faveur d’un État européen par rapport aux autres"…).
En complément de cet organe décisionnel, serait créé un organe exécutif et "instrument d’action", le « Comité politique permanent » ainsi qu’un « Secrétariat permanent » : tous deux chargés d’assurer le fonctionnement administratif pratique de cette « Union européenne ». Et il était prévu que toutes ces institutions aient leur siège à Genève (à proximité de celles de la SDN, dont elle occuperait d’ailleurs - sans doute -une partie des locaux) [6].
Quant aux détails pratiques liés au fonctionnement de cette « Union européenne » (pouvoirs de ces institutions, composition de ces comités, mode de désignation de ses membres, organisation de sa présidence, calendrier de ses réunions, etc.), voilà des questions sur lesquelles les rédacteurs de ce mémorandum ne tranchaient pas, estimant qu’elles devraient être déterminées ultérieurement, de concert avec les représentants des futurs États membres.
Quoi qu’il en soit, on voit bien qu’il s’agit là d’un système fondamentalement intergouvernemental et sans contrôle démocratique direct. En effet, dans ce mémorandum il n’est pas le moindre du monde question de quelque Parlement européen chargé de contrôler ces nouvelles institutions. Lesquelles fonctionneraient — donc — sans doute, peu ou prou, comme l’actuel « Conseil de l’Europe ».
L’ « Union européenne », "agence régionale" de la SDN
Sur le plan de la politique internationale, on a bien compris que cette future « Union européenne » était conçue - avant toute chose - comme une "agence régionale" de la SDN devant fonctionner dans le cadre précis de celle-ci. Et l’on voit bien là tout l’art (et la volonté très explicite) des rédacteurs à vouloir absolument protéger la jeune SDN : organisation internationale devant rester à tout prix la référence absolue du nouvel ordre international "post-Grande guerre", une SDN à laquelle cette future UE resterait donc très étroitement subordonnée [7].
Ainsi, le texte du mémorandum précise : « l’organisation européenne envisagée ne saurait s’oposer à aucun groupement ethnique, sur d’autres continents ou en Europe même, en dehors de la SdN ». De même il ne s’agit pas "d’élever aux limites de la communautée (et de la future union douanière) une barrière plus rigoureuse (...) contre les États situés en dehors de ces unions’’ puisque ’’une telle conception serait incompatible avec les principes de la SDN, étroitement attachée à la notion d’universalité qui demeure son but et sa fin."
Pareillement, comme l’a très bien formulé le Chancelier allemand Gustav Stresemann, lors de son discours du 9 septembre 1929, "il ne s’agit nullement de constituer un groupement européen en dehors de la SDN, mais au contraire d’harmoniser les intérêts européens sous le contrôle et dans l’esprit de la SDN". De même : "préparer et faciliter la coordination des activités proprement européennes de la SDN serait précisément une des tâches de l’association envisagée".
Dans ces années de l’entre-deux-guerres régies par les stipulations des traités de la « Conférence de la Paix » de 1918-1920 (et des traités suivants), sur le seul plan diplomatique, il s’agissait donc essentiellement d’élargir à toute l’Europe les garanties internationales depuis peu inaugurées à Locarno : afin d’en faire le cadre d’un système « d’arbitrage et de sécurité collective » beaucoup plus général.
Quant aux missions économiques qui seraient alors confiées à cette future « Union européenne », il s’agirait essentiellement là de procéder à la réalisation du programme établi par la précédente « Conférence économique » de la SDN. Ce qui nécessiterait également "la formation de sections européennes dans certains bureaux internationaux mondiaux".
« Union douanière » et « macro-économie » continentale
Plus concrètement, il s’agissait là de procéder à l’établissement d’un « Marché commun » pour obtenir et rendre possible "l’élévation au maximum du niveau de bien-être humain sur l’ensemble des territoires de l’union européenne" (ainsi que par la mise en valeur des régions économiquement moins développées).
Ceci devant se faire par "un rapprochement des économies européennes", ainsi que par l’organisation de la production et des échanges européens, "par voie de libération progressive et de simplification de la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes".
D’où la nécessité de la mise en place d’une « Union douanière » (par abaissement progressif des tarifs douaniers…), d’où la nécessité d’une gestion collectives des questions monétaires (même si on ne parle pas encore de monnaie commune, sinon unique) et d’où la volonté d’un contrôle plus étroit des cartels industriels,
Autre missions qui seraient confiées à cette future « Union européenne » : la coordination des grands travaux publics (construction et entretien des routes à grand trafic automobile, des canaux, etc), la mise en place d’ententes entre chemins de fer et commissions fluviales des différents pays européens, la mise en place d’un futur "régime européen des postes, télégraphes et téléphones", l’application des lois sociales — accidents du travail, assurances, et retraites ouvrières — d’un pays à l’autre [8], la mise en place d’un système d’échanges et de coopération entre universités, etc.
Un rêve fracassé...
En conclusion, les rédacteurs exprimaient le souhait que ce mémorandum permettrait d’ "instituer un embryon d’organisation fédérale, cadre d’une future coopération européenne durable". Et après une publication de ce mémorandum (en date du 1er mai 1930), le gouvernement français attendait pour le 15 juillet suivant des "réponses, observations ou suggestions spontanées" portant sur le contenu de ce document de travail.
Une réunion des États européens (et futurs États membres) devait même être organisée pour délibérer sur les propositions contenues dans ce mémorandum. Las, elle n’eut jamais lieu. Le 23 septembre 1930, une commission d’études est néanmoins créée, dans le cadre institutionnel de la SDN ; Aristide Briand en sera élu président. Chargée d’étudier les modalités d’une éventuelle collaboration au sein de l’Europe, elle ne put cependant aboutir à aucun résultat.
En effet le mémorandum de Briand ne reçut pas le même accueil que son discours à la SDN. Et son action allait désormais se heurter, en France comme dans le reste de l’Europe, à des résistances nationalistes de plus en plus fortes. Si le principe d’une coopération entre États souverains n’était néanmoins pas remis en cause, en revanche l’idée d’une union européenne pleine et entière - tant au plan politique qu’économique - effrayait : notamment parce qu’on y évoquait la mise en place de futurs "liens fédéraux" encore mal définis [9]...
Et la crise économique allait emporter ce beau projet…
1. Le 21 juillet 2008 à 20:37, par valery En réponse à : Aristide Briand et le projet d’Union fédérale européenne…
Merci pour se papier très documenté et comme souvent très intéressant.
2. Le 23 juillet 2008 à 11:36, par Ronan En réponse à : Aristide Briand et le projet d’Union fédérale européenne…
Sur les relations entre Aristide Briand et Richard Coudenhove-Kalergi (deux grands « Pères fondateurs » de l’idée européenne dans l’entre-deux-guerres) et leurs évidentes convergences de vues, on consultera le mémoire :
« Construire l’Europe dans les années 1920 : l’action de l’Union paneuropéenne dans les relations franco-allemandes (1924-1932) » (Franck Théry) : Mémoire de Maîtrise présenté, en septembre 1995, à l’Université « Jean Moulin - Lyon III » (175 pages ; ici : pp. 120-150).
Juste préciser que les deux hommes sont tous deux en contact depuis au moins le mois de janvier 1926, et que Briand (un moment pressenti pour diriger la section française de l’association « Union paneuropéenne » Fondée par Coudenhove-Kalergi) a même été nommé à la présidence d’honneur de cette même « Union paneuropéenne » en mai 1927.
De là à avoir dans le « Discours du 5 septembre 1929 » et dans le « Mémorandum Briand » une initiative "paneuropéenne", il n’y a qu’un pas.
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