Atteindre l’autonomie stratégique européenne : un défi complexe mais nécessaire

, par Allan Malheiro, Grégory Pillot

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Atteindre l'autonomie stratégique européenne : un défi complexe mais nécessaire
Le Parlement européen © European Union 2018 - European Parliament

La Russie envahit l’Ukraine, l’Afghanistan est sous le contrôle des Talibans, l’impérialisme chinois croît, et le vieil allié américain semble de moins en moins fiable. Plus le temps passe, plus la prédiction de Fukuyama sur la possibilité d’un monde démocratique et pacifique s’éloigne. Ayant basé sa politique extérieure sur cette hypothèse après la chute du communisme à travers la démilitarisation et la promotion du libre échange, l’Europe n’est pas préparée pour une ère de nouvelle compétition internationale. À mesure que l’instabilité de l’ordre géopolitique s’accroît, la dépendance européenne au reste du monde augmente également, mettant le Vieux Continent dans une position très dangereuse. Cela ne laisse pas d’autres choix aux Européens que de repenser leur autonomie s’ils veulent toujours jouer un rôle géopolitique dans le futur.

Le concept d’”autonomie stratégique européenne” ou souveraineté européenne, se réfère à la capacité de l’Union européenne d’agir d’une manière autonome, sans être dépendante d’autres pays dans des domaines stratégiquement importants. Son objectif principal est de permettre à l’Europe de défendre ses propres intérêts et de promouvoir ses valeurs démocratiques. Développée pendant le sommet franco-britannique de Saint Malo, l’idée d’une autonomie européenne a évolué tout au long des principales crises mondiales. Le terme d’autonomie stratégique est apparu pour la première fois dans la politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne de 2013. L’idée principale à l’époque était d’améliorer l’autonomie européenne dans les domaines sécuritaires et les tâches dans lesquelles l’OTAN ou une position neutre n’étaient pas suffisants. Bien que la stratégie globale de l’UE de 2016 ait rappelé l’importance de ce concept, la plupart des Etats membres ne voulait pas d’une autre organisation militaire en plus de l’OTAN. Le mandat de Trump a certainement remis en question l’alliance avec les États-Unis, mais pas assez pour réaliser le rêve français d’une défense européenne autonome. C’est en réalité le Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne qui ont brutalement souligné la fragilité européenne en termes de chaînes d’approvisionnement et d’indépendance économique. Les 2 crises ont donné de la légitimité au débat sur l’autonomie stratégique européenne et ont fait réaliser aux européens le besoin pour une “Europe unie, résiliente et souveraine” (“united, resilient and sovereign Europe” dans le texte original).

Viser plus d’autonomie est essentiel, pour une Europe qui a toujours de nombreux défauts à ce jour concernant sa souveraineté économique et technologique. La balance commerciale de l’Union européenne entre janvier et août 2022 était en déficit de 228,9 milliards d’euros. Mais ce qui est le plus inquiétant, cependant, c’est que pendant que l’Union européenne a un excédent avec les États-Unis et le Royaume-Uni, son déficit vient principalement de la Chine et de la Russie (respectivement 259 milliards d’euros et 115 milliards d’euros). Un autre bon exemple de cette dépendance est le fait que Taiwan contrôle 53% de la production de microprocesseurs, et la Chine 17%. Si la Chine attaquait l’île et détruisait son industrie, l’économie européenne s’effondrerait sûrement en quelques jours. Pour la souveraineté technologique, la situation n’est pas meilleure : 91,54% du marché des smartphones européens est contrôlé par des compagnies américaines, coréennes ou chinoises. De plus, la plupart de l’industrie de l’armement du Vieux Continent est toujours fortement dépendante de Washington.

Toutes ces dépendances affaiblissent la capacité européenne d’agir librement dans le monde. Le débat sur les sanctions que l’Europe devait prendre contre la Russie a démontré de manière importante comment celle-ci devait choisir entre son économie et la défense de l’Ukraine et à quel point ce choix était compliqué. Le retard dans le secteur des nouvelles technologies est aussi effrayant : les normes que l’Union européenne veut implémenter pour les réguler ne seront pas utiles si elles sont construites aux États-Unis ou en Chine. Le problème de l’industrie de la défense signifie que l’Europe n’a souvent pas de vrai choix autre que de suivre la politique extérieure américaine sur certains sujets, comme une approche sévère vis-à-vis de la Chine.

Beaucoup de défis existent sur l’autonomie stratégique européenne. La création d’une organisation européenne de la défense n’arrivera probablement pas, car une majorité des États membres sont alignés avec Washington. Mais la souveraineté économique et technologique semble quantà elle atteignable. L’Union européenne est une grande puissance économique, normative, commerciale, spatiale et aéronautique. Le PIB de l’UE à 27 représentait 17,77% du PIB mondial en 2021, alors que l’UE ne représentait que approximativement 6% de la population de la planète. Le pouvoir budgétaire de l’Union est élevé (170 milliards d’euros en 2022 ) et permet à la Commission de faire des investissements dans beaucoup de secteurs pour développer l’autonomie stratégique européenne. Le pouvoir législatif permet à Bruxelles de créer un cadre légal qui influence même les pays les plus puissants du monde, spécifiquement en ce qui concerne l’environnement.

Beaucoup a été fait dans les années passées. En mars 2022, la déclaration de Versailles et la boussole stratégique européenne ont montré la résolution des États membres à atteindre l’autonomie stratégique en rappelant l’importance de la souveraineté technologique, économique et militaire. Des mesures ont été prises pour diminuer la dépendance au gaz russe. Face au Covid-19, le pouvoir accru de la Commission dans les affaires de santé a permis une meilleure coopération entre les Etats membres. Une part significative du cadre financier pluriannuel de 2021-2027, adopté par le Parlement européen, est dédiée à l’autonomie stratégique. L’action de la banque européenne d’investissement dirige une part de l’investissement public et privé vers des projets qui incluent des objectifs de souveraineté et environnementaux.

Mais on peut, et surtout on doit, faire beaucoup plus. L’Europe doit identifier ses principales dépendances et décider lesquelles peuvent être évitées à travers des investissements dans les secteurs les plus stratégiques, comme l’industrie. Réindustrialiser l’UE est essentiel pour mettre fin à la dépendance aux produits manufacturés. Dans les secteurs dans lesquels celle-ci ne peut pas être autonome, il faut que les partenaires économiques soient choisis avec attention. Ce choix peut être basé sur leur système politique et leur stabilité, pour assurer la sécurité des chaînes d’approvisionnement. Ce problème touche principalement les matières premières, comme le pétrole ou le gaz qui sont impossibles à trouver sur le territoire européen. Néanmoins, développer les technologies vertes peut permettre aux européens de ne pas être dépendants vis-à-vis d’autres pays et d’être un leader de la transition écologique. Le pacte vert européen, qui a abouti à plusieurs investissements liés aux normes environnementales, est l’exemple parfait de comment l’Union européenne peut utiliser en même temps son budget et son pouvoir législatif pour faciliter la transition énergétique.

De plus, être un leader de cette transition mettra d’autres pays en situation de dépendance vis-à-vis de l’Union. L’autonomie stratégique est une manière pour l’Europe d’être indépendante économiquement mais peut aussi être utilisée pour s’assurer que les autres pays suivront les normes et valeurs européennes de commerce équitable dans leur approche de la mondialisation. Dans ce sens, une réforme de la politique de la concurrence pourrait avoir l’effet positif de créer des géants technologiques et économiques européens, comme les BATX chinois ou les GAFAM américains. En faisant cela, l’Europe pourrait de ce fait influencer la mondialisation.

En étant indépendant économiquement, l’UE pourrait de cette manière permettre aux États membres d’avoir une politique étrangère plus flexible, et de ne pas avoir à choisir entre leurs valeurs et leurs impératifs économiques. Mais de manière plus importante, l’Europe pourrait influencer la mondialisation, et ainsi à travers l’autonomie stratégique européenne, promouvoir un commerce libre et équitable et défendre l’importance du multilatéralisme dans ces temps difficiles.

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