Biélorussie : une défaite morale pour Loukachenko ?

, par Théo Boucart

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Biélorussie : une défaite morale pour Loukachenko ?
Image du grand meeting de l’opposition biélorusse tenu à Minsk le 30 juillet 2020. Les drapeaux blancs traversés d’une bande rouge datent de la république populaire biélorusse de 1918, ainsi que de la Biélorussie indépendante pré-Loukachenko (1991-1995). Interdit par le régime actuel, ce drapeau est devenu le symbole de l’opposition. Photo : Homoatrox (CC BY-SA 3.0)

Malgré l’officialisation de la large victoire du président Loukachenko (près de 80% des voix) aux élections présidentielles biélorusses, la contestation populaire ne faiblit pas dans un pays si peu habitué à manifester son désaccord. Alors que Loukachenko semble plus que jamais s’accrocher au pouvoir, les manifestations pourraient-elles le fragiliser ?

C’est une image forte. Mardi 11 août, des Minskois ont déposé des fleurs près de l’endroit où un homme a perdu la vie la nuit précédente lors des manifestations qui secouent la capitale biélorusse depuis la tenue du scrutin présidentiel, dimanche 9 août. Une élection qui a vu, une fois de plus, la victoire d’Alexandre Loukachenko, considéré comme le dernier dictateur d’Europe. A presque 66 ans, il briguait alors un sixième mandat. Selon les résultats officiels tombés ce lundi, Loukachenko a obtenu environ 80% des voix, soit un petit peu moins que lors des dernières élections de 2015.

Un résultat que beaucoup considèrent toutefois comme faussé. L’Union européenne a ainsi réclamé au lendemain du scrutin un « décompte exact » des votes. Le président de Viasna, le centre de défense des droits de l’homme, Ales Bialiatski, a également dénoncé une « falsification » du scrutin. Dans un entretien avec le journal Libération, il a aussi souligné la mobilisation « inédite » de la population contre le régime.

Manifestations inédites

« Inédit », le mot est loin d’être galvaudé. Jusqu’à présent, la Biélorussie n’était pas habituée aux grandes manifestations. L’ancienne république soviétique n’a en effet qu’une expérience très limitée de la démocratie (celle-ci n’exista officiellement qu’entre 1991 et 1994, juste avant l’arrivée de Loukachenko au pouvoir) et du développement de la société civile. Les contestations électorales étaient le fait d’une opposition politique plus ou moins organisée et de quelques journalistes indépendants, mais ne concernaient que très peu la population.

Les manifestations de 2020 constituent peut-être un tournant majeur dans l’histoire politique du pays. Du fait de leur durée tout d’abord. En effet, les protestations de ce début de semaine constituent le paroxysme de « la révolution anti-cafard » [1], un mouvement né en juin. Ensuite, les manifestations se sont tenues non seulement dans la capitale, Minsk, mais également dans une trentaine d’autres villes du pays, comme à Brest, à la frontière polonaise. « Même s’il n’y avait pas de plan d’action concret, les Biélorusses sont sortis dans la rue. Minsk bourdonnait. Les voitures klaxonnaient, il y avait des rassemblements chaotiques un peu partout dans la ville, et des arrestations. C’est quasiment une situation de guerre, même si l’état d’urgence n’a pas été déclaré. » résumait Ales Bialiatski.

Cette nouvelle « révolte des klaxons » a bien évidemment été sévèrement réprimée par un régime paranoïaque, complètement terrifié à l’idée de voir ces manifestations se transformer en « révolution Euromaïdan » à l’ukrainienne. Les forces de l’ordre ont ainsi déployé les grands moyens face au peuple : balles de caoutchouc, gaz lacrymogène, matraquages des manifestants… La nuit de lundi à mardi a été particulièrement violente. Actuellement, des milliers de personnes sont soit à l’hôpital, soit en garde à vue. « Je ne me souviens pas de manifestations et de répressions d’une telle ampleur. Elles sont plus dures et de plus grande envergure que lors des précédentes élections. Mais ce qui est aussi inédit, c’est l’implication de la société civile dans ce processus électoral » poursuit Bialiatski.

Opposition déterminée

L’implication de la société civile dans l’observation du scrutin tient certainement aussi au fait que cette année, l’opposition politique à Alexandre Loukachenko était plus structurée et incarnait un réel espoir, en la personne de Svetlana Tsikhanovskaïa, l’épouse de Sergueï Tsikhanovski, célèbre blogueur emprisonné depuis fin mai. Ce devait être lui qui aurait dû se présenter à l’élection présidentielle, avant que son arrestation ne pousse sa femme à faire campagne. Épaulée par de nombreuses figures de l’opposition, dont Veronika Tsepkalo, la femme du dissident emprisonné Valery Tsepkalo, Tsikhanovskaïa a mené une campagne remarquée, avec en point d’orgue un grand meeting de 25000 personnes, organisé en plein air à Minsk le 30 juillet.

Avec un peu plus de 10% des voix (selon le décompte officiel), l’opposition a pourtant été largement battue par le pouvoir en place, même si Tsikhanovskaïa considère qu’elle aurait remporté l’élection si celle-ci n’avait pas été truquée, « le pouvoir doit réfléchir à comment nous céder le pouvoir. Je me considère vainqueur de ces élections » avait-elle déclaré devant la presse à l’issue des résultats [2]. Une presse qui semble également soutenir la jeune figure de l’opposition. Le journal russe indépendant Novaïa Gazeta titrait par exemple lundi sur son site internet « Officiellement, Loukachenko : 80%. Officieusement : 10% ».

Il semble toutefois assez improbable que Svetlana Tsikhanovskaïa soit la nouvelle égérie de l’opposition biélorusse. Face à la pression des autorités, celle-ci a trouvé refuge le 11 août en Lituanie, un pays de l’UE habitué à accueillir les dissidents pourchassés par Minsk. Dans un message vidéo, celle-ci a justifié ce choix par sa volonté de rejoindre ses enfants et semble renoncer à son combat politique, « je pensais que cette campagne, qui m’a donné tellement de forces, me permettrait de résister à tout […] Mais je suis probablement restée la même femme faible que j’étais au départ ».

Malgré ce dernier développement, la contestation dans les rues ne faiblit pas et des ouvriers commencent même à se mettre en grève dans des usines à Minsk et à Gomel, ce qui pourrait représenter un sérieux défi pour la clique au pouvoir. De nombreux citoyens biélorusses ne tolèrent plus le manque de démocratie et la répression systématique envers toute forme de rébellion. Les évènements actuels pourraient ne rien remettre en cause, tant Loukachenko semble déterminé à rester maître de la situation. Cependant, ils infligent une défaite morale au président biélorusse, lui qui se fait volontiers surnommer « batka » (« père » en biélorusse). Les prochains jours et semaines pourraient donc être décisives pour l’avenir du pays : soit le statu quo mortifère prévaut, soit la contestation populaire peut l’emporter et aboutir à un nouveau départ pour la petite république d’Europe orientale.

Relations ambiguës avec la Russie

Bien plus que l’Union européenne, la Russie est une puissance qui pourrait faire basculer la situation dans un sens comme dans l’autre. Vladimir Poutine est le seul allié notable d’Alexandre Loukachenko, même si les deux hommes ne s’apprécient guère, comme le souligne la journaliste du Monde Claire Gatinois.

En effet, la Russie tente de conserver la Biélorussie dans son aire d’influence, via notamment des projets d’intégration comme l’Union économique eurasiatique, ou encore « l’union de la Russie et de la Biélorussie ». Alexandre Loukachenko souhaite toutefois ne pas devenir « gouverneur d’une province de la fédération de Russie » et n’hésite pas à s’inscrire en opposition avec le maître du Kremlin. Ces tensions peuvent également concerner des domaines très stratégiques, comme l’énergie, Moscou n’hésitant pas à utiliser l’arme du gaz naturel pour faire pression sur Minsk, qui bénéficie pourtant de ristournes conséquentes sur le prix des hydrocarbures sibériens.

Même si son influence est fluctuante en fonction des période, l’Union européenne a un rôle à jouer dans cette « crise » biélorusse. Le pays est membre du Partenariat oriental et négocie actuellement une levée des visas à destination de l’UE. Même si les sanctions à l’égard de Minsk sont partiellement levées depuis 2016, Bruxelles continue d’appliquer une politique « d’engagement critique ». Les scènes de violences de ces derniers jours pourraient avoir une influence non négligeable sur la perception européenne de la situation. Le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell a ainsi déclaré hier dans la soirée dans un communiqué que les élections n’étaient « ni libres, ni équitables ». L’Union européenne doit soutenir les manifestants de manière explicite, sans toutefois tomber dans l’extrême inverse, en soutenant des militants extrémistes déguisés en contestataires anti-Loukachenko.

« L’avenir de la Biélorussie est démocratique et européen » a affirmé sur Twitter Chris Powers, membre des Young European Federalists, une association qui milite depuis longtemps pour l’établissement de la démocratie en Biélorussie (lire leur communiqué du 11 août ici). Ce leitmotiv doit guider l’action de celles et ceux qui souhaitent soutenir le peuple biélorusse dans sa quête vers la démocratie et la liberté.

Pour suivre en temps réel la situation en Biélorussie, vous pouvez consulter le direct sur le site du média spécialisé Le Courrier d’Europe centrale.

[1] : Le nom vient du surnom donné à Loukachenko par Sergueï Tsikhanovski : le « cafard » (Tarakan en biélorusse). L’un des slogans des manifestations a d’ailleurs été « stop tarakan » (article de The Conversation France pour aller plus loin). Une manière de répondre ironiquement au président biélorusse qui avait qualifié une partie de la population de « parasites », accusée de ne pas suffisamment travailler.

[2] : Hier soir, Veronika Tsepkalo a également publié une vidéo sur Facebook (disponible ici) dans laquelle elle exhorte la communauté internationale à « reconnaître Svetlana Tsikhanovskaïa comme seule présidente légalement élue », pour ainsi « aider le peuple biélorusse » à arrêter le chaos et l’effusion de sang dans le pays.

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