Bruxelles : ceci n’est pas une ville

, par Les Grecques, collectif de bas fonctionnaires européens

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Bruxelles : ceci n'est pas une ville

Bruxelles n’existe pas, sauf quand il faut trouver un bouc émissaire. C’est de cet espace fantasmé, de ses jeux politiques, de sa bureaucratie et de ses luttes de pouvoirs dont nous parle Les Grecques, collectif de bas-fonctionnaires européens.

Bruxelles n’existe pas. C’est une illusion, un complot. Ce n’est pas une capitale, c’est une excuse. Les Belges s’en servent depuis 1830. De Bruges à Namur, dès que ça coince, dès que ça débloque, pour les Flamands comme pour les Wallons, c’est la faute à Bruxelles. Et au pays de Magritte, ça débloque plus souvent qu’à son tour. Alors un bouc-émissaire, c’est indispensable. Cette ville est un parfait trompe-l’œil qui parviendrait presque à vous faire prendre la Belgique pour un pays comme les autres.

« C’est la faute à Bruxelles ». Le concept s’est exporté au reste du continent quand, dans les années 50, la Communauté européenne naissante s’y est installée. « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble », disait le père Schuman. Le quartier qui abrite les institutions, c’est la même chose. Il s’est fait par inadvertance, comme on laisse le désordre s’installer dans le salon.

Tout a commencé quand la Commission européenne a posé ses valises au numéro 200 de la rue de la Loi — comme pour dire que l’Europe se ferait par la règle et le droit. Petit à petit, des immeubles de bureau hissant pavillon bleu et or ont chassé les autochtones. Ces grands paquebots de verre et d’acier n’ont pas d’âge : trop modernes pour témoigner d’un quelconque ancrage historique, trop timides pour exprimer la tension vers l’avenir des avant-gardes. Ils ne sont ni beaux ni laids. Ils abritent des procédures longues, inflexibles et implacables, qui s’écoulent goutte à goutte, sans hâte.

Pas de statues à l’effigie des pères fondateurs, pas d’obélisques, pas de coupoles, pas de palais à colonnes. Tout juste a-t-on appelé un rond-point « Schuman ». Pas de grandiose, pas de superbe. À Bruxelles, « architecte », c’est une insulte.

De part et d’autre de la Loi, deux molosses se regardent en chien de faïence. D’un côté, « le Conseil » : un imposant bunker d’inspiration brutaliste dans lequel les ministres venus de toutes les capitales adoptent des décisions qu’ils mettront ensuite sur le dos des eurocrates. De l’autre, « la Commission » : une vieille fille un peu crispée qui vit dans une grande barre courbe comme on les aimait dans les années 60.

La Commission est nimbée d’une aura de mystère et de pouvoir. On l’imagine, cheval de Troie de la mondialisation, remplie de fonctionnaires athlétiques, hoplites en costards italiens et chemises blanches parfaitement repassées, prêts à pourfendre la souveraineté des peuples d’Europe, glaives normatifs au poing. Au lieu de quoi on découvre des gens circonspects et affables, qui ont intériorisé aussi bien les brimades des Etats que la franche défiance du grand public. Etudes d’impact, consultations, analyses environnementales et sociales : on ne prend pas facilement la Commission en défaut. Mais, du coup, on ne peut pas dire que l’ambiance soit électrique. Dans les couloirs gris, les voix sont étouffées, l’ambiance studieuse — bien loin de l’agitation du Parlement européen.

Parce qu’il y a un Parlement. Il s’est installé un peu à l’écart, comme s’il boudait. Il faut dire qu’il est arrivé plus tard. On avait commencé sans lui. Du coup, il se rattrape et se prend très au sérieux : ça parlemente sévère. Il est là maintenant, alors les autres institutions doivent faire avec. Le Parlement c’est le jeu des Sept familles en 24 langues. Dans la famille de droite, je demande l’Espagne ; dans la famille de gauche, je demande la Suède ; dans la famille Le Pen, je demande le père. Les reliefs géographiques s’aplanissent avec les codes politiques. Tout le monde prend le pli, peu importe la patrie. Vintage pour les communistes, débraillé pour les Verts, mal taillé pour les socialistes ou m’as-tu-vu chez les libéraux, le style vestimentaire devient chez les conservateurs aussi impeccablement soigné qu’il est classique. Venus de France, des Pays-Bas ou d’Autriche, les représentants de l’extrême droite apportent leur touche à eux, mêlant vestes de chasse, costumes marron à gros carreaux et polos boutonnés ras du cou. Un code demeure cependant universel chez les assistants parlementaires : plus précaire est le contrat, plus serrée la cravate et plus courte la jupe.

Le Parlement, c’est une machine complexe dont la logique est cependant simple : il produit des textes. Sur ses chaînes de montage, arrivent de la Commission européenne des propositions de lois. Elles sont travaillées des mois durant en commission parlementaire : réunions, séminaires, auditions d’experts, missions sur le terrain. Chacun exprime sa position, des équilibres se dégagent. L’imagination des députés s’émousse au fil des rencontres avec les contraintes juridiques et empiriques. Vient ensuite l’étape des compromis entre les différents groupes politiques, toujours laborieux, souvent douloureux. Puis le temps du vote : un grand moment d’autocongratulation devant le travail accompli. Mais ce n’est qu’un début. Il faut ensuite se confronter à la réalité, c’est à dire aux États réunis au sein du Conseil.

En effet, pendant que le Parlement a fignolé son texte jusqu’à la dernière virgule, les diplomates ont élaboré leurs propres positions, au barycentre du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, tenant compte des petits et grands pays. Le Conseil, c’est l’alambic dans lequel sont distillés les intérêts nationaux. Il faut le chauffer à toute petite température : pas le degré zéro de la politique, mais presque. Il en sort une liqueur un peu amère et pas très forte — faut pas trop que ça fasse tousser dans les capitales.

Parlement et Conseil bien campés sur leurs positions, le duel peut commencer. Mais, comme les gladiateurs de la Rome antique, les deux branches du pouvoir législatif européen ne disposent pas des mêmes armes — sans quoi le combat ne serait pas divertissant. On ne peut dire par avance qui, du rétiaire ou du mirmillon l’emportera. D’un côté, le Parlement représenté par un député pour chaque groupe politique, de l’autre les États membres représentés par un ministre ou un ambassadeur. Ici la rouerie politique, là le cynisme diplomatique. Pour les uns les slogans, pour les autres les pesanteurs des appareils administratifs. Et au milieu, pour arbitrer, la Commission européenne, qui tente de sauver son texte et prend quelques coups au passage.

C’est cette étrange congrégation que l’on nomme « trilogue ». On y fait des normes comme on appelle les esprits. On se met dans une salle un peu obscure et on ferme les portes. Chacun place son doigt sur le verre. Des rites sont respectés (« Madame la commissaire… Messieurs les députés… Mesdames et messieurs du Conseil »), des incantations sont psalmodiées (« L’intérêt général européen nous dicte de… Ce qu’attendent nos concitoyens, c’est… L’opinion publique n’est pas prête pour… »). On attend un peu, et puis, miracle ! le verre bouge. Dans ce jeu de ouija, tous les participants ont le pouvoir, et donc personne ne l’a. Le verre semble faire ce qu’il veut : il glisse de lettre en lettre, d’article en article, de considérant en considérant. Il fixe les quotas de pêche, règle la taille des pneus, ajoutant toujours plus à « l’énorme zeuropéenne ». Après quelques heures de spiritisme normatif, le verre a rendu son verdict, l’esprit européen a parlé : un peu à gauche, pas mal à droite, un peu au Sud, surtout au Nord.

Au cœur de la nuit, un compromis est né. Chacun a mis sa touche : du bleu, du rouge, un peu de jaune, un peu de vert, du bleu-blanc-rouge. Alors forcément, le résultat est un brun un peu fadasse, difficile à tweeter, impossible à raconter dans un encart de 600 mots.

Personne ne sera tout à fait satisfait. À Berlin on dira : « l’Europe est trop laxiste », à Paris « l’Europe est inflexible ». À Bruxelles pourtant ce sera « un excellent compromis ». La Commission européenne, bonne fille, se retrouvera avec toutes sortes de missions sur les bras, sans avoir les moyens de les mener à bien. Responsable, mais pas capable.

Un accord a été trouvé, la séance est levée. C’est la fin du spectacle — tant mieux, personne n’aime ça, les shows de Bruxelles. Comme à la sortie d’un vieux cinéma, il fait noir et ça drache. Les parapluies se déplient. Certains se dépêchent de rentrer chez eux, d’autres discutent encore un peu du film — on se demande parfois s’ils ont vu le même. Dans la nuit, la pluie froide de Bruxelles tombe sur le texte adopté. Ses couleurs se diluent et dégoulinent jusqu’à Malmö, Cracovie, Grenade et Besançon. L’Europe est partout, elle est nulle part. Bruxelles n’existe déjà plus.

Cette tribune a été originellement publiée sur le blog http://lesgrecques.blogspot.be. Elle est republiée par Le Taurillon avec l’aimable autorisation de ses auteurs.

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