Le « piège de Thucydide » : nouvelle réalité de l’ordre internationale ?
En 2017, le politiste américain et professeur à l’Université de Harvard, Graham T. Allison, popularisait le concept du « piège de Thucydide » dans son livre « Destined for War : Can America and China Escape Thucydides’s Trap ? » (Destinés à la guerre : les Etats-Unis et la Chine peuvent-ils échapper au piège de Thucydide ?). Inspiré par l’œuvre La Guerre du Péloponnèse (fin Vème siècle av. J.-C.) de Thucydide, Allison a appliqué l’analyse de l’historien grec concernant le conflit entre la puissance émergente d’Athènes et l’hégémonie de Sparte (431-404 av. J.-C.) à la rivalité en devenir entre Chine et Etats-Unis au XXIème siècle.
Le « piège de Thucydide », selon l’auteur américain, décrit en effet le risque de conflit (voire son inéluctabilité) entre une puissance déjà établie et une puissance émergente, à cause de l’inquiétude que cette dernière suscite chez la première. Selon Thucydide, c’est ce qui s’est passé lors de la guerre du Péloponnèse avec Sparte, la cité prédominante du monde grec de l’époque, en raison de la montée en puissance d’Athènes, ce qui a rendu le conflit inévitable. Une situation qui, d’après Allison, est en train de se reproduire aujourd’hui avec l’affrontement entre Washington, l’hégémon établi, et Pékin, une superpuissance en pleine ascension.
En effet, l’hostilité entre la Chine et les Etats-Unis s’est intensifiée ces dernières années, avec un risque d’affrontement militaire qui est considéré de plus en plus probable par les observateurs internationaux.
Aux antipodes idéologiques
Au cœur de cet affrontement sino-américain se trouve d’abord une compétition pour la prédominance mondiale, basée sur deux visions différentes du monde.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, la République populaire de Chine (RPC) aspire à devenir la première puissance mondiale et à dépasser les États-Unis sur les plans économique, technologique et militaire. Le président chinois a mis en effet au centre de son programme l’objectif de rendre la Chine d’ici 2049, date du centenaire de la RPC, une puissance qui “se hissera au premier rang du monde”.
D’un point de vue idéologique, cela se traduit par le « rêve chinois de grande renaissance de la nation » (中国梦), le slogan grandiloquent de Xi Jinping visant à revitaliser et à restaurer la grandeur passée de la Chine en tant qu’« empire du Milieu », au centre du monde. Cette vision, qui répond directement à l’image du rêve américain, envisage l’affrontement avec l’hégémonie des Etats-Unis comme une condition préalable.
Le “rêve chinois” cherche en effet à surmonter les blessures du « siècle d’humiliation » (1840-1949) qui ont été infligées à la Chine par les puissances coloniales et impérialistes occidentales. Cela passe notamment par le remplacement d’un ordre international dirigé par Washington qui ne répond plus aux intérêts de Pékin, ce qui menace le rôle de puissance unipolaire que les Etats-Unis détiennent depuis la fin de la guerre froide.
Une rivalité de plus en plus dangereuse
Aujourd’hui, Washington considère la Chine comme un pays “révisionniste” qui mine l’ordre international libéral, basé sur les règles du multilatéralisme onusien et sur les valeurs démocratiques que Pékin ne partage pas. C’est pourquoi, face à une Chine en pleine ascension, la politique américaine a adopté une stratégie d’hostilité croissante. L’un des rares sujets d’accord bipartisan à Washington aujourd’hui.
L’administration démocrate de Joe Biden a par exemple décidé de maintenir, en octobre 2022, la guerre tarifaire déclenchée par son prédécesseur, le républicain Donald Trump, vis-à-vis de Pékin. En outre, il a limité davantage les possibilités d’exportation de semi-conducteurs américains vers la Chine, un domaine d’innovation technologique majeur.
Surtout, face à des projets d’invasion chinoise de plus en plus affirmée vis-à-vis de Taïwan (allié clé de Washington depuis 1949), les Etats-Unis ont adopté une posture très résolue à l’égard de Pékin. Le président américain a notamment essayé de renforcer la présence militaire de son pays sur l’ensemble de l’espace indopacifique par des initiatives multilatérales rassemblant les nations méfiantes à l’égard de la montée en puissance chinoise : notamment le QUAD (Etats-Unis, Japon, Australie, Inde) et l’AUKUS (Etats-Unis, Australie, Grande-Bretagne).
A côté de cela, les parlementaires américains, républicains et démocrates, ont également multiplié ces dernières années les signes de soutien vis-à-vis de Taipei : en août 2022, la speaker démocrate Nancy Pelosi a rendu officiellement visite à Taiwan, alors qu’en avril 2023 la présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, a rencontré en Californie le successeur de Pelosi, le républicain Kevin McCarthy. Deux circonstances qui n’ont pas manqué de provoquer une vive réaction de la part de Pékin.
L’Europe entre Pékin et Washington
Dans ce contexte d’agressivité grandissante, l’Europe est à l’heure actuelle prise en étau entre Pékin et Washington, en raison notamment de la mutation des équilibres et des relations entre les pays européens et les deux superpuissances.
La traditionnelle alliance entre l’Europe et les Etats-Unis, datant de la fin de la Seconde Guerre mondiale, a été en effet marquée par une évolution significative ces dernières années.
Sous la présidence de Donald Trump (2017-21), les États-Unis ont adopté notamment une approche plus unilatérale, remettant en question la valeur et la fiabilité des relations transatlantiques. Les divergences d’opinions sur des questions clés telles que le commerce, le climat et le multilatéralisme ont créé des tensions et des frictions entre les deux partenaires, ce qui a offert à Pékin la possibilité de faire basculer certains Etats européens dans sa zone d’influence.
La stratégie d’influence chinoise en Europe : un bilan en demi-teinte
Pour ce faire, le gouvernement chinois, a lancé depuis 2013 son projet-phare des « Nouvelles Routes de la Soie » (en anglais, « Belt and Road Initiative », BRI), visant à établir un réseau de liens économiques et infrastructurels entre Pékin et notamment l’espace africain et eurasiatique, avec une attention particulière aux pays de l’Union européenne (UE), l’un des principaux marchés pour les exportations chinoises.
Profitant également de la faiblesse économique de plusieurs pays européens suite à la crise des dettes souveraines de 2010, cette stratégie a connu dans un premier temps quelques succès, avec la signature de plusieurs memoranda of understanding (textes non contraignants mais à la haute valeur politique) par des pays majeurs de l’UE, tels que l’Italie en 2019.
Pourtant, elle a également suscité de fortes préoccupations au sein de l’UE, avec d’autres Etats membres inquiets des risques liés à la concurrence déloyale, aux transferts de technologie et aux préoccupations en matière de droits de l’homme, ce qui a finalement empêché le projet de Xi Jinping de devenir un véritable moyen d’influence dans l’espace européen.
Les difficultés d’une « autonomie stratégique européenne »
C’est pourquoi certains parmi les dirigeants européens, dont le président français Emmanuel Macron en premier plan, plaident pour que l’Union européenne poursuive une « autonomie stratégique » face aux deux superpuissances. En d’autres termes, pour que l’Europe renforce ses capacités militaires, économiques et technologiques afin d’être moins dépendante du jeu de puissance entre Pékin et Washington. Une notion qui reste toutefois controversée pour plusieurs pays européens.
En effet, l’Union européenne et ses membres considèrent à l’heure actuelle la défense collective une mission déléguée à l’OTAN, l’alliance militaire avec Washington. De plus, suite à l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, le soutien militaire et économique de Washington à la résistance ukrainienne est devenu pour l’Europe un élément clé pour la résolution du conflit.
Pourtant, l’engagement américain en Ukraine prévoit de la part des alliés européens un soutien similaire face au rival chinois, notamment au sujet de Taiwan, ce qui rend quasiment impossible toute ambition d’autonomie stratégique européenne.
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