Bien plus qu’une simple idée, c’est une véritable besoin. Bien que les Noirs vivent en Allemagne depuis des siècles, il n’existe actuellement pas de données qui mettent en évidence leurs expériences. L’Afrozensus veut changer cela.
Le projet d’éducation et d’autonomisation des communautés Each One Teach One (EOTO) e.V. à Berlin, l’organisation de la société civile Citizens for Europe (CFE) et le Centre pour la recherche sur l’intégration et la migration lancent conjointement un enquête qui, pour la première fois, évaluera les besoins des Noirs en Allemagne et utilisera les résultats pour prendre des mesures politiques contre le racisme anti-noir, une forme spécifique de racisme où les Noirs d’origine africaine font l’expérience de la dégradation, de la déshumanisation et de la discrimination raciale.
Le sondage qui durera quatre semaines est financée par l’Agence fédérale de lutte contre la discrimination et commencera au début du mois de juillet. Parmi les participants figurent la politologue noire Muna Aikins et l’économiste et sociologue Teresa Bremberger, qui sont membres de l’association Each One Teach One (EOTO) e.V. et sont responsables du projet.
treffpunkteuropa.de : Un projet comme l’Afrozensus n’a jamais été réalisé en Allemagne auparavant. Pourquoi ?
Teresa Bremberger : Pour des raisons historiques, l’Allemagne éprouve des difficultés à collecter des information sur les minorités. Le gouvernement allemand entretient une relation paradocale au sujet : d’une part, le Plan d’action national contre le racisme reconnaît que les Noirs sont un groupe vulnérable particulièrement touché par le racisme. D’autre part, aucune donnée pertinente n’est recueillie, ce qui signifie que nous ne pouvons pas prendre des mesures au niveau de l’État. Par conséquent, on ne tient pas compte des besoins des Noirs en Allemagne et comment on peut les aider.
Mais nous ne voulons pas nous contenter de ne considérer les minorités ethniques qu’avec des statistiques. Nous voulons plutôt enquêter sur les réalités et les réalités sociales des personnes Noires et leur permettre de se faire entendre sur le plan politique. Avec l’Afrozensus, nous favorisons avant tout un aspect d’autonomisation (empowerment) pour notre communauté.
Une communauté répartie géographiquement et à travers les couches socio-économiques. Comment atteindre votre groupe cible ?
Muna Aikins : Nous travaillons avec les médias sociaux, mais aussi avec une grande variété d’organisations et de partenaires dans les communautés Noires qui sont réparties de dans toute l’Allemagne. Nos contacts incluent les églises ainsi que les associations ou les jeunes qui sont plus susceptibles d’être sur Instagram. Il est très important pour nous d’inclure différentes expériences de vie et différentes perspectives dans l’enquête.
Teresa Bremberger : L’avantage de ce sondage est qu’il est mené par l’EOTO, entre autres, parce qu’en tant qu’organisation de Noirs, nous avons des contacts dans les communautés et nous travaillons depuis longtemps avec diverses organisations et associations de Noirs.
Des recherches sur le racisme existent déjà. Qu’est-ce qui distingue l’Afrozensus des autres enquêtes ?
Muna Aikins : La particularité de l’Afrozensus est que l’étude est menée par des Noirs et que nous pouvons donc inclure et aborder les diverses réalités de la vie. En outre, l’étude a été élaborée à partir d’un processus de collaboration. De nombreuses organisations sont impliquées dans l’Afrozensus. De nombreux processus préalables ont contribué à l’existence de l’Afrozensus. Dans le même temps, ses résultats sont communiqués dans la communauté. Ce ne sont donc pas les autres qui font des recherches sur nous, mais nous les faisons nous-mêmes.
Teresa Bremberger : Le courant majoritaire de la recherche allemande sur la discrimination et les migrations est très blanc en examinant ces questions. Dans ce processus, un groupe de recherche à prédominance blanche prend comme objet de recherche un autre groupe construit non blanc. Cette recherche est considérée comme légitime et objective, tandis que l’objectivité des groupes qui se chargent de la recherche est remise en question. Nous sommes des sujets légitimes de nos recherches et il n’y a aucune raison pour lesquelles nous ne faisons pas de recherches sur nous-mêmes. Parce qu’étant nous-mêmes concernés, nos recherches sont perçues comme subjectives, mais les chercheurs blancs travaillent également de manière subjective parce qu’ils sont les profiteurs du racisme.
Je suis fermement convaincue que nous posons les questions différemment. En parlant au sein de la communauté, nous pouvons poser des questions qui ne peuvent pas être envisagées du point de vue des personnes blanches. Dans les questionnaires courants, par exemple, on recherche des constellations familiales qui représentent des relations très traditionnelles entre le père, la mère et l’enfant. Nous savons par notre communauté que nous trouvons aussi d’autres constellations familiales. Grâce à ces connaissances, nous pouvons concevoir les questions différemment et représenter les différentes réalités de la vie.
Au-delà de cette enquête, l’approche fournit de nombreuses nouvelles pistes à réflexion basée sur la communauté et véritablement participative. Pas seulement sur le papier, mais avec une réelle implication de la communauté Noire.
Comment votre sondage est-il accueilli par la communauté Noire ? Y a-t-il des reproches faits à ce sujet ?
Teresa Bremberger : Nous avons reçu des commentaires positifs - mais aussi des critiques constructives ! Il ne s’agissait pas de dire que l’Afrozensus ne devrait pas exister, mais de savoir comment l’améliorer.
Muna Aikins : L’Afrozensus vise entre autres à renforcer le potentiel [empower] de notre communauté. Il est très important pour nous qu’ils fassent partie du processus et qu’ils puissent exprimer leurs préoccupations et suggérer des changements. Au sein de la communauté, il y a une attitude prudente : beaucoup de gens veulent savoir ce qu’il se passe avec les données, quel est leur statut en matière de protection et dans quel but nous collectons ces données. Nous voyons tous la nécessité de collecter les données. Néanmoins, il n’est pas facile de s’impliquer en raison des circonstances historiques en Allemagne.
Teresa Bremberger : L’objet du questionnaire varie en fonction des antécédents et de l’expertise des personnes de notre communauté. Ensemble, nous avons négocié le degré de détail de collecte des données sur les différents domaines de la vie quotidienne. Il a permis de montrer clairement que l’Afrozensus est la première enquête de ce type et doit être encouragée. L’Afrozensus est un point de départ pour de recherches futures.
Comment les résultats du sondage sont-ils exploités ?
Teresa Bremberger : Tout d’abord, ils sont consignés dans un rapport final et mis à la disposition des responsables politiques et de la communauté. D’une part, nous poursuivons l’objectif de créer une base de données pour faire pression sur les politiciens. Nous voulons identifier le besoin d’action et le communiquer au gouvernement fédéral. D’autre part, nous voulons redonner du sens à la communauté : Comment nous en sortons-nous réellement ? Quelle est la diversité de la population noire en Allemagne ? Quelles sont nos conditions de vie ? Et surtout, quelle est notre contribution à la société allemande ?
L’enquête sur les expériences de discrimination des personnes noires en Allemagne vise également à montrer que ce que je vis en tant qu’individu dans la vie quotidienne ne me concerne pas uniquement. Les données peuvent être utilisées pour montrer que de nombreuses personnes ressentent la même chose. Elles deviennent ainsi une expression de structures. Nous vivons dans des structures racistes. Muna l’a jadis bien dit : “La discrimination raciste ne se manifeste pas seulement lorsque quelqu’un est insulté dans la rue, mais aussi lorsque vous n’obtenez pas un certain emploi, un certain appartement”. Sur la base des résultats, nous voulons montrer que cela ne vous est pas dû personnellement, mais que la société est conçue de telle manière que les personnes noires font l’expérience de l’exclusion.
Ces dernières semaines, des personnes en Allemagne et dans le monde entier sont descendues dans la rue dans le cadre du mouvement #BlackLivesMatter. Comment estimez-vous l’importance des manifestations actuelles ?
Teresa Bremberger : Je suis très partagé : D’une part, il était incroyablement fort de voir le type d’attention médiatique que le débat autour de #BlackLivesMatter a reçu, combien de personnes sont descendues dans la rue et se sont engagées. Il était également passionnant de voir comment le mouvement a migré vers l’Europe. D’un autre côté, je ressens du scepticisme, car même si cela semble être quelque chose de grand, pourquoi cela se produit-il maintenant ? Avant George Floyd, de nombreux autres Noirs avaient déjà été tués par des violences policières.
Muna Aikins : Et cela aussi en Allemagne ! Il ne s’agit pas d’un cas isolé américain. Et il s’agit aussi de réfléchir à la manière dont je peux faire preuve de solidarité pour que quelque chose change structurellement. La prise de conscience ne suffit pas. Les gens doivent commencer à partager les ressources en travaillant durablement pour l’égalité des personnes noires. C’est pourquoi j’aborde également les développements de ces dernières semaines avec scepticisme. Des actions doivent suivre et il reste à voir ce qui se passera dans les mois et les années à venir.
Êtes-vous en contact étroit avec d’autres Afro-Communautés organisées en Europe ?
Muna Aikins : Notre collègue Karen Taylor est la responsable de la communication politique à l’EOTO au sein du European Network Against Racism (ENAR). ENAR est une ONG basée à Bruxelles qui travaille à l’échelle européenne contre le racisme, mais aussi sur les questions de migration en général. Entre autres, il y a un symposium sur les perspectives noires dans les sciences et l’enseignement que l’EOTO organise où nous avons des échanges avec des universitaires des communautés de l’UE et du Royaume-Uni.
En 2018, l’UE a lancé une publication intitulée « Being Black in Europe ». Pour la première fois, le Parlement européen prend position sur le racisme anti-noir et donc sur la discrimination spécifique dont les personnes d’origine africaine en Europe sont victimes. Les résultats ont-ils influencé votre projet ?
Muna Aikins : Pour « Being Black in Europe », environ cinq cents personnes noires d’Allemagne ont été interrogées sur leurs expériences du racisme et de la discrimination en Europe. Mais cinq cents personnes ne nous suffisent pas, alors nous essayons de toucher le plus grand nombre de personnes possible. Nous pouvons également être un référence pour les autres pays européens. L’Afrozensus représente une étape importante au-delà des frontières de l’Allemagne. Par exemple, nous nous sommes également orientés vers le Black Census 2018 aux États-Unis, qui a été mené pour la toute première fois avec 30 000 participants.
Teresa Bremberger : D’un point de vue scientifique, nous voulions commencer là où les résultats sont déjà disponibles. « Être noir en Europe » était l’un des nombreux points de référence pour nous. Alors que l’enquête portait sur les expériences de discrimination de personnes ayant une expérience directe de l’immigration en provenance d’Afrique subsaharienne, nous avons inclus tous les Noirs d’Allemagne. En outre, notre enquête porte spécifiquement sur la communauté Noire en Allemagne. Les pays germanophones tels que la Suisse et l’Autriche peuvent suivre plus facilement.
Et au niveau supranational : quelles mesures l’UE doit-elle prendre contre le racisme anti-Noir ?
Teresa Bremberger : L’UE doit adopter une ligne commune lorsqu’il s’agit de questions de migration, par exemple. Nous sommes dans une UE qui refuse en partie d’accepter les réfugiés. Cela est également lié à l’image que les citoyens de certains pays de l’UE ont des Noirs. Les plans d’action et les stratégies contre le racisme anti-Noir doivent être élaborés ensemble. L’Europe doit reconnaître sa propre histoire, et le fait que le colonialisme a conduit à ce que de nombreux Noirs vivent aujourd’hui dans les pays de l’UE. Dans ce domaine, l’UE n’est pas à la hauteur de ses responsabilités.
Muna Aikins : Le racisme anti-noir est trop important pour ne pas penser la lutte au niveau international. L’Europe est en train de devenir une forteresse et nous devons adopter une approche holistique pour expliquer pourquoi il en est ainsi. En particulier en ce qui concerne la violence policière, une solution allemande, mais aussi européenne, doit être trouvée. Inversement, une solution européenne peut apporter plus rapidement des changements au niveau national. Car les personnes qui subissent des violences policières en Europe sont principalement des réfugiés, que ce soit aux frontières, dans les camps de réfugiés ou dans la vie de tous les jours - et c’est une responsabilité européenne qui est négligée. Nous parlons beaucoup des États-Unis, mais nous devons parler de ce qui se passe ici.
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