Le Taurillon : Le projet Clim’Ability Design est la suite d’un premier projet financé par INTERREG entre 2016 et 2019, Clim’Ability. Pouvez-vous nous rappeler la genèse de ces deux projets et expliquer en quoi était-ce important de mesurer l’influence du réchauffement climatique dans la région du Rhin supérieur ?
Cédric Duchêne-Lacroix : Il faut même remonter à avant 2016 pour expliquer la genèse de ces projets, puisque la coordinatrice de Clim’Ability Design, la chercheuse de l’INSA Florence Rudolph, travaille sur ces sujets depuis longtemps. Il est très important de mesurer les effets du réchauffement et de tous les aléas climatiques sur une période de 20, 30, voire 50 ans dans la région du Rhin supérieur. Cela entraîne en effet une intensification des phénomènes extrêmes, comme les tempêtes, pas forcément plus nombreuses, mais plus fortes. Les températures augmentent également, le mois de novembre 2020 est d’ores et déjà le plus chaud jamais enregistré, et je pense qu’on tend vers des niveaux jamais égalés dans l’aire humaine.
C’est une situation aux conséquences importantes. L’augmentation des précipitations occasionne des coulées de boue et des inondations, aggravée par le fait que l’Homme exerce aussi une pression sur son environnement. Le dérèglement climatique a aussi ces effets paradoxaux. La baisse d’intensité des grands vents boréals entraîne, par exemple, des grandes vagues de froid, très intenses et très limitées dans le temps.
L’objectif de Clim’Ability entre 2016 et 2019 était de faire de la pédagogie ciblée sur ces sujets, via des brochures thématiques et des outils de diagnostic disponibles sur le site internet du projet. Ces méthodes permettent de trouver de l’information en fonction des différents aléas et des secteurs d’activité (production, logistique, ressources humaines) et montrent que les conséquences des dérèglements climatiques vont même au-delà du monde économique. Nous avons contacté plus de 600 entreprises et mené plus de 60 entretiens semi-directifs, soulignant ainsi la forte dimension interdisciplinaire du projet. En tant que sociologue, je trouvais important de mener de tels entretiens, car nous n’avons pas les mêmes résultats avec de simples questionnaires.
La deuxième phase du projet, Clim’Ability Design, est plus centrée sur l’échange de bonnes pratiques en passant par des forums d’innovation ou de créativité. L’idée est de faire venir des entrepreneurs pour qu’ils travaillent sur des solutions concrètes, même si la COVID-19 a provoqué un retard dans le projet. La question de la coopération transfrontalière avec des entrepreneurs est également posée. En bref, tout est encore ouvert.
Nous avons déjà fait des enquêtes de terrain. A Strasbourg, des collègues ont notamment travaillé dans le quartier de la gare. A Bâle, nous avons choisi deux territoires : le quartier post-industriel de Klybeck et l’un des trois ports. On commence à avoir de bonnes relations avec les acteurs de la réorganisation de ces territoires, et pas uniquement les entreprises qui y sont implantées.
LT : En quoi le Rhin supérieur est-il une entité climatique distincte en Europe, dotée de caractéristiques communes ?
CDL : Le Rhin supérieur est une région trinationale d’un point de vue politique, mais c’est surtout une région topographique homogène, en l’occurrence la vallée du Rhin plus la montagne (les Vosges, la Forêt Noire et les contreforts du Jura ndlr) avec des problématiques communes. C’est une région qui est plus impactée par le changement climatique, notamment en été, Strasbourg est une véritable étuve à ce moment-là. Bâle possède un microclimat avec beaucoup d’ensoleillement, comparé à l’intérieur de la Suisse.
Ce qui est intéressant avec le projet Clim’Ability, c’est d’avoir un regard transfrontalier et interculturel. L’interculturalité concerne des manières de faire et de penser, mais c’est aussi prendre en considération les différences juridiques et économiques. Vulla Parasote, directrice générale de TRION-Climate pourra livrer un aperçu complet de toutes ces différences, entre un monopole d’EDF en France et des structures beaucoup moins monopolistiques en Allemagne et surtout en Suisse. Les choix énergétiques sont également différents entre les trois pays : la France possède 75% de nucléaire dans mon mix électrique, la Suisse produit 75% de son électricité avec du renouvelable, surtout hydraulique, tandis que l’Allemagne dépend d’un mix encore très carboné, avec du charbon et du gaz, malgré l’importance des énergies renouvelables.
Questionnement identique, mais solutions énergétiques différentes. Voilà comment on pourrait résumer le Rhin supérieur de ce point de vue-là. Pourtant, on observe des convergences notables, comme en témoigne la sortie du nucléaire sur les trois versants nationaux, même si les situations sont moins semblables au niveau national. La centrale de Fessenheim a beau avoir fermé, nous n’observons pas de sortie claire du nucléaire partout ailleurs en France.
Dans un autre registre, nous avons publié récemment une carte sur les brasseries dans le Rhin supérieur. Alors pourquoi avoir choisi les brasseries ? La production et la vente de bière sont tributaires du changement climatique. Cela montre d’une part que le dérèglement climatique a de multiples conséquences, et d’autre part que des mesures pour lutter contre celui-ci peut nous faire gagner de l’argent. Il faut alors le faire comprendre à un industriel qui ne disposent peut-être pas de toute l’information dont ils devraient disposer pour faire ces choix.
LT : Concernant justement l’objectif principal du projet Clim’Ability qui est de sensibiliser les structures aux conséquences du changement climatique, quels en sont les principaux résultats ? Quel est le niveau de sensibilisation ?
CDL : Nous n’avons pas fait d’étude sur l’ensemble des entreprises existantes, même si ce type d’étude a déjà dû être menée, notamment sur le ressenti et l’importance accordée au réchauffement climatique par les chefs d’entreprise. D’un autre côté, je dirais que les résultats dépendent des branches, et même à l’intérieur des branches, comme dans l’énergie ou dans le secteur bancaire.
Une question très importante à pointer est celle du seuil critique de personnes motivées pour faire bouger les choses. Dans des associations comme les nôtres (Cédric Duchêne-Lacroix est président du Mouvement Européen – Alsace Haut-Rhin, ndlr), il y a des sympathisants, des adhérents inactifs, des adhérents actifs, voire moteurs. C’est la même dans une entreprise avec un thème comme le changement climatique. Des personnes vont être convaincues, d’autres vont moins l’être. Tout l’enjeu est de créer des coalitions actives à tous les étages, cela ne peut pas venir que d’un seul côté. Il faut que la lutte contre le changement climatique devienne une « raison d’être ».
Ce questionnement provoque un effet domino dans certaines entreprises : elles vont vouloir agir, et pas uniquement avec des actions de greenwashing. Cela va faire partie de leur « raison d’être ». Parallèlement à cette question de valeurs, on peut faire de la lutte contre le changement climatique un simple outil de communication, mais pour moi, ce n’est pas forcément négatif, car cela va créer une émulsion collective et des synergies. Le troisième aspect est d’ordre réglementaire, il faudrait inciter les entreprises à choisir une solution écologique quand elles ont le choix. Le quatrième et dernier aspect est normatif, comme les normes ISO. Quand je parle de l’aspect politique, j’évoque non seulement la loi nationale, mais également tout ce qui se fait au niveau international, comme les objectifs de développement durable.
LT : Une question sur la communication à destination du grand public autour de Clim’Ability, vous avez parlé tout à l’heure d’une newsletter. Existe-t-il d’autres actions de communication pour rendre compte des résultats du projet ?
CDL : Nous avons effectivement un site internet et notre chaîne YouTube compte une vingtaine de vidéos. Nous publions également des documents rédigés pour le grand public. Nous organisons des évènements et nous allons dans les salons. Enfin, il nous arrive de parler à la presse, des articles ou des émissions de radio sont sortis à notre projet.
LT : Est-ce que Clim’Ability entretient des liens avec les autres projets INTERREG dans le développement durable, comme RES-TMO, Atmo-VISION ou TRION-Climate, devenu une association en 2015 ?
CDL : TRION-Climate faisait partie du premier volet du projet. Mais de manière générale, je suis convaincu que le lien entre ces projets INTERREG, mais également d’autres initiatives, va perdurer et même se renforcer.
Les liens se font également avec les collectivités territoriales. En parallèle de mon activité pour Clim’Ability, je mène un projet sur le développement d’instruments de pilotage des politiques de durabilité des communes suisses. C’est plus large que la lutte contre le changement climatique stricto sensu. Dans le cadre de Clim’Ability, j’ai donc proposé à ce que nous rencontrons des représentants de collectivités territoriales suisses. Côté français, j’ai rencontré Philippe Knibiely, le premier adjoint au maire de Saint-Louis (la commune limitrophe de Bâle, ndlr), délégué à l’environnement et à la transition énergétique. Côté allemand, j’ai aussi des contacts à Weil-am-Rhein (commune également limitrophe de Bâle, ndlr).
C’est important d’avoir l’aval de l’ensemble du réseau économique et politique, et c’est pour cela que nous avons choisi le quartier de Klybeck, évoqué tout à l’heure. C’est un véritable territoire-carrefour : si on construit un bâtiment, il faut penser à beaucoup de choses en même temps, comme la mobilité, la consommation d’énergie, les matériaux et la couleur du bâtiment, etc.
En parlant d’échelle géographique et de niveau politique, il faut d’ailleurs mentionner le fait que l’échelon pertinent pour agir dans les domaines qui nous intéressent est l’échelon européen. Il faut faire en sorte d’encourager le développement des technologies énergétiques en Europe et de se constituer une liste de clients pour pérenniser les carnets de commande, quitte à obliger les États à opter pour la technologie européenne. C’est comme cela que la production devient adulte. Pour le moment, nous avons tendance à faire l’inverse car nous comprenons mal le libéralisme en Europe. Dans la situation actuelle, nous allons dans le mur, surtout face à un dirigisme chinois qui a compris comment être innovant.
LT : Restons en Europe pour la dernière question de cet entretien. ClimAbility Design se voit-il comme un projet-pilote au niveau européen dans la régionalisation de la lutte contre le changement climatique et de l’adaptation économique et politique ?
CDL : Je ne pense pas que ce projet soit pilote, en tout cas je ne me permettrais pas de le dire, n’étant pas l’initiateur de ClimAbility. Ailleurs en Europe, il y a eu d’autres projets similaires, d’autres essais régionaux. Certaines régions sont à la pointe sur ces questions et l’Europe doit se positionner pour que l’on agisse de manière optimale sur la lutte et l’adaptation au changement climatique.
Je pense donc que notre projet contribue à son niveau, et si nous pouvons inspirer d’autres acteurs, nous aurons aussi gagné quelque chose. Dans notre région trinationale, il est très important que tous les acteurs soient sensibilisés et puissent faire des choses.
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