Conseil européen : une victoire aussi pour les « frugaux » ?

, par Hadrien Boudet-Romero

Conseil européen : une victoire aussi pour les « frugaux » ?
Le Premier Ministre néerlandais Mark Rutte lors du sommet du numérique en Estonie, en 2017. Crédit : Présidence estonienne du Conseil

Après quatre jours et plus de quatre-vingt dix heures d’âpres négociations, les chefs d’État et de gouvernement des Vingt-Sept de l’Union européenne ont scellé un accord sur un plan de relance économique d’envergure.

Motivé par l’urgence de la situation économique engendrée par l’épidémie de coronavirus, ce plan de relance, amorcé par le couple franco-allemand fin mai, prévoit notamment un endettement commun des Vingt-Sept à hauteur de 750 milliards d’euro qui se décompose en un système de subventions de 390 milliards d’euro alloués aux États les plus affectés par la crise et en un mécanisme de prêts, de l’ordre de 360 milliards d’euro, aux États qui en feront la demande, à la condition d’engager des réformes structurelles, validées par la Commission et les États.

Dès l’annonce par le Président du Conseil européen de la conclusion de l’accord, les propos grandiloquents des chefs d’État promoteurs du plan de relance n’ont pas tardé : « Jour historique pour l’Europe » pour Emmanuel Macron, « un vrai plan Marshall » pour Pedro Sanchez, le Président du Conseil espagnol.

« Que votre parole soit oui, oui, non, non :ce qu’on y ajoute vient du malin. », Évangile selon Saint-Matthieu, V, 37

Cependant, même si le Conseil européen entérine le principe inédit d’une dette commune et un plan proportionnel à la crise, l’accord conclu en ce mardi 21 juillet paraît en deçà des objectifs originels fixés par le sommet franco-allemand de mai 2020, à savoir un plan de relance de 500 milliards d’euro via une mutualisation de la dette contractée par la Commission sur les marchés, « sans juste retour ».

Digne d’un thriller haletant, ces quatre jours de négociations, entrecoupés d’ultimatum, ont mis aux prises trois camps, séparés par des frontières politiques et idéologiques qui présument d’un avenir compliqué pour l’Union.

D’un côté, les pays dits du « Sud », les plus touchés par le Covid-19 mais également les plus endettés (Espagne, Italie, Grèce, Portugal, France), partisans d’un système fédéraliste de dette commune et rejoints depuis mai par l’Allemagne, alors chantre de l’orthodoxie budgétaire et des critères draconiens de Maastricht.

De l’autre, les pays « frugaux » ou les « radins », prodromes de la discipline budgétaire, emmenés par Mark Rutte, le premier ministre néerlandais, et suivi de l’Autriche et des pays nordiques, défenseurs d’un mécanisme de prêts aux États conditionné à des réformes structurelles.

Et enfin, les pays de l’Est, Pologne et Hongrie, mis à l’index par les institutions européennes et les autres États de l’Union pour leur attitude vis-à-vis de l’État de droit et des droits fondamentaux.

Parfaite illustration du compromis européen, l’accord, tout en validant le système de dette commune, prévoit des garanties substantielles aux « frugaux », comme par exemple la baisse du seuil d’endettement commun ou encore l’augmentation importante de leurs rabais sur leur contribution au budget 2021-2027. En outre, conséquence de la diminution des subventions, la Politique Agricole Commune se voit raboter de 10% dont la France est la principale bénéficiaire.

Néanmoins, les « frugaux » n’ont pas pu obtenir un droit de veto permettant de bloquer le versement de subventions en cas d’utilisation dévoyée par les États bénéficiaires ni même une condition claire de respect de l’État de droit qui visait de manière explicite les pays de l’Est, accusés de dérives autoritaires.

Au-delà du fragile équilibre sur lequel repose l’accord et des avantages importants concédés aux pays du Nord et de l’Est, le plan de relance demeure toutefois une avancée majeure qui révèle aussi les fractures au sein de l’Union.

Tout d’abord, l’affirmation d’un mécanisme d’endettement commun constitue une étape importante pour l’Union européenne. Longtemps refusé par l’Allemagne, le principe de dette commune a été rendu possible par le revirement de la Chancelière allemande sur la question. Consciente qu’il en allait de la survie de l’Union, déjà groggy par le Brexit en 2016, et hantée par la crise économique de 1929, Mme Merkel, soutenue par le ministre des finances social-démocrate Olaf Scholz, moins enclin que son puissant prédécesseur Wolfgang Schäuble à l’austérité budgétaire, a accepté la proposition de M. Macron d’un plan de relance d’envergure inédit, dans la lignée de son discours de la Sorbonne de septembre 2017, plaçant la Commission au centre du jeu et facilité par des taux des marchés financiers historiquement bas.

Par ce système, l’Union européenne vise à aider directement les États les plus touchés par la crise et instaure un véritable système de solidarité, soit une Union de transferts des richesses du Nord vers le Sud.

« Ce qui est difficile, ce n’est pas de vivre avec les gens, dit le médecin, c’est de les comprendre. » L’Aveuglement, José Saramago

Mais, bien qu’étant novatrice, l’émission d’une dette commune reste circonscrite au domaine prévu par l’accord, c’est-à-dire la relance de l’économie européenne. En effet, à la lecture du compromis, le mécanisme semble un outil ponctuel, uniquement prévu pour faire face au caractère exceptionnel de la crise sanitaire et sociale. D’ailleurs, le Premier ministre néerlandais n’a-t-il pas précisé qu’ « il s’agi(ssai)t d’une opération ponctuelle, dont la nécessité (était) évidente compte tenu de la situation. », laissant présumer que la pérennité et l’extension à d’autres champs d’un tel mécanisme de transfert vers les États dans le besoin seraient loin d’être acquise.

De plus, les concessions accordées aux pays « frugaux » peuvent susciter des doutes quant au caractère historique de l’accord. L’importance des rabais obtenus est l’élément le plus significatif. Alors que ces pays bénéficient déjà de rabais élevés, l’accord trouvé leur assure une augmentation notable : +138% pour l’Autriche, +91% pour le Danemark, +34% pour la Suède et +22% pour les Pays-Bas. Par ailleurs, la baisse des subventions obtenue par les pays du Nord entraîne une diminution des fonds de la Politique Agricole Commune ainsi que des fonds de cohésion et de recherche dont les principaux bénéficiaires demeurent les régions pauvres des pays du Sud et de l’Est. Il en résulte donc un compromis qui peut paraître comme étant très favorable aux États riches réticents à un saut fédéral.

Paradoxalement, suivant la logique des vases communicants, tandis que l’accord fait de la Commission la clef de voûte de ce plan de relance, les concessions obtenues par les pays du Nord semblent avoir réduit de manière importante la capacité d’action de l’institution en l’obligeant à diminuer de façon drastique ses programmes liés à la transition écologique, au numérique, la recherche et l’innovation.

Enfin, concernant le remboursement de l’emprunt commun, le silence du communiqué ouvre la porte à plusieurs scénarios qui annonce un nouveau bras de fer entre les États. Soit les contributions nationales au budget de l’Union ou les dépenses sont réévaluées en conséquence, soit les États prévoient d’affecter des ressources propres à l’Union, impliquant alors un pouvoir de la Commission de lever l’impôt, signe d’une réelle souveraineté et d’une bascule vers un système fédéral irréversible, ligne rouge pour les pays du Nord et de l’Est.

Moment hamiltonien ?

A la suite du sommet franco-allemand, plusieurs observateurs avisés n’avaient pas hésité à parler de « moment hamiltonien » en référence à Alexander Hamilton, Secrétaire au Trésor de Georges Washington, partisan d’un gouvernement centralisé. En 1790 devant le Congrès américain, Alexander Hamilton proposait la prise en charge par le gouvernement fédéral de la dette des États fédérés et la constitution d’une banque émettrice et régulatrice de l’économie. Appliquées par le président Jefferson au début du XIXème siècle, malgré son opposition farouche aux idées de Hamilton, la mise en place d’une dette commune est considérée comme le moment à partir duquel la forme fédérale des États-Unis s’est affirmée.

Or, comparaison n’est pas raison. Certes, l’accord conclu par les Vingt-Sept constitue une avancée majeure pour l’Union mais il montre, une nouvelle fois, la faiblesse politique des institutions de l’Union et notamment de la Commission européenne, incapable de défendre ses programmes et étrangement silencieuse durant ces quatre jours. En effet, contrairement aux États-Unis de la fin du XVIII ème siècle, guidés par des Pères Fondateurs charismatiques, l’Union n’est pas incarnée par des personnalités incontournables ni par des institutions fortes. Ce sont les chefs d’État et de gouvernement qui remplissent ce rôle : A. Merkel, et dans une moindre mesure E. Macron d’un côté ; M. Rutte, de l’autre et V. Orban pour les pays de l’Est. Même si la Commission, le Président du Conseil et le Parlement européen tentent d’initier une Europe plus intégrée par des déclarations volontaristes de politique générale, l’absence de personnalités fortes est handicapante pour l’Union et réaffirme ce que l’Union est, à savoir une organisation intergouvernementale, dépendant exclusivement des États. Autrement dit, en paraphrasant Charles Péguy à propos du kantisme, les institutions de l’Union européenne ont les mains pures mais elles n’ont pas de mains...

Cependant, si des fractures importantes ont ressurgi à l’occasion de ce marathon européen, il n’en demeure pas moins qu’en acceptant de s’endetter ensemble sur plusieurs décennies, les États ont dessiné une nouvelle voie afin de sauver l’Union de la crise sociale et économique sans précédent qui s’annonce et ce, sur l’impulsion du couple franco-allemand, redevenu par la force des choses le moteur de l’Union européenne.

Bien que parler de « moment hamiltonien » au terme de cet accord est assurément exagéré, la validation d’un mécanisme d’endettement commun demeure l’élément essentiel de ce compromis et relève davantage du Pari pascalien c’est-à-dire celui de miser sur un système inédit dont les retombées positives futures seront supérieures aux concessions octroyées.

Finalement, comme l’explique l’auteur espagnol, Javier Cercas dans Anatomie d’un instant à propos de la Transition à la fin du franquisme permettant d’enraciner la démocratie espagnole : « Pour y parvenir, la gauche a fait de nombreuses concessions, mais faire de la politique suppose de faire des concessions, parce qu’elle consiste à céder sur l’accessoire pour ne pas céder sur l’essentiel ; ». Certes les « frugaux » ont obtenu des gages mais l’essentiel, l’endettement commun instrument d’une solidarité économique, a été sauvé. Prélude d’une Europe différenciée et plus intégrée ? L’avenir le dira.

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