Quand, en période de crue, à Paris, la Seine menace de quitter son lit, les plus anxieux (ainsi que les journalistes) se tournent vers le zouave du Pont de l’Alma pour évaluer l’ampleur de la crise à venir. Depuis son inauguration le 28 avril 2017, le tram reliant Strasbourg à la ville allemande de Kehl est en quelque sorte devenu le thermomètre alsacien des catastrophes. Fouillées minutieusement en décembre 2018 à la suite de l’attentat au Marché de Noël, les rames de la ligne D ne passent plus la frontière depuis bientôt une semaine. Terminus : Port du Rhin, à quelques centaines de mètres de l’Allemagne, à l’initiative de cette décision unilatérale.
Si le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas, ou plus actuel, un pangolin porteur d’un nouveau coronavirus peut entraîner des milliers de morts et des milliards de confinements, la fermeture des frontières tant réclamée par l’extrême-droite française – dont c’est la formule magique – puis entériné par le gouvernement revêt ici un aspect autrement plus pesant et direct. Pour la seule région Grand Est, 160 000 travailleurs traversent quotidiennement la frontière pour se rendre en Suisse, en Allemagne, au Luxembourg et en Belgique auxquels il convient d’ajouter des milliers de consommateurs et de touristes dans un espace où la frontière est devenue un concept assez relatif. Dès lors que chacun est strictement confiné, tout ceci pourrait sembler relever du détail et, d’ailleurs, plusieurs exceptions ont été formulées pour les travailleurs frontaliers.
Égoïsmes nationaux et solidarités locales
Pourtant, alors que scientifiques et politiques appellent à une nécessaire, urgente mais artificielle « distanciation sociale » visant à stopper la propagation du virus, force est de constater que la frontière nationale en est une autrement plus ancienne et ancrée dans nos esprits. L’écrivain et journaliste américain Ambrose Bierce le rappelait avec ironie dans son Dictionnaire du Diable : « frontières : en géographie politique, ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l’une des droits imaginaires de l’autre ». Un écho cruel à l’indigne « bataille des masques » que se sont mené l’Italie, la France et l’Allemagne dans les premiers jours de la crise sanitaire en Europe. Une infraction au principe de libre circulation des marchandises mais surtout un énième coup de canif aux principes de la solidarité européenne. Un rappel également que, si les actes individuels d’entraide (garde d’enfants du personnel médical, courses pour les personnes âgées, …) se multiplient, l’instinct national prime encore et toujours sur la réflexion et l’action collectives à l’échelle européenne.
Lors de son allocution aux Français du 16 mars, M. Macron faisait démonstration avec force de cette solidarité nationale en annonçant le déploiement d’un hôpital militaire et le transfert de plusieurs malades du Haut-Rhin vers d’autres régions moins touchées. Un engagement guidé par le pragmatisme, dictant un désengorgement rapide de l’un des principaux foyers épidémiques de la maladie en France mais rendu politiquement acceptable par le fort sentiment d’appartenance à une communauté de destin. Mais, alors que les frontières nationales se ferment, certains esprits s’ouvrent : le Bade-Wurtemberg, par la voix de son ministre-président M. Kretschmann, suivi de deux autres Bundesländer allemands (la Sarre et la Rhénanie-Palatinat) de trois cantons suisses, et du Luxembourg, a annoncé sa décision d’accueillir des patients français gravement atteints. Dans ces espaces parfois surréalistes que constituent les régions frontalières et en des périodes si anxiogènes, il est réconfortant de d’imaginer que nous pourrions finalement apprendre à vivre ensemble comme des frères plutôt que de mourir tous ensemble comme des imbéciles [1].
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