De l’audacieuse et surmontable question des langues en Inde (1/2)

Première partie de l’interview avec Mme Nalini Balbir, Professeur en indologie à l’Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle

, par Ferghane Azihari, Nalini BALBIR

De l'audacieuse et surmontable question des langues en Inde (1/2)

L’Union européenne n’est pas le seul espace politique pourvu d’une immense diversité culturelle et linguistique. À l’heure où certains s’interrogent sur la manière de gérer cette diversité, n’est-il pas opportun de regarder ce que font d’autres civilisations ? Portons un instant notre regard sur l’Inde. Comment gère t-on cette diversité culturelle et linguistique au sein de la plus grande démocratie du monde ? Pour nous aider à répondre à cette question, Madame Nalini BALBIR, Professeur en indologie à l’Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle a accepté de donner une interview pour le Taurillon. En voici la première partie.

L’Inde est pourvue de 22 langues officielles. Comment ce multilinguisme est-il géré au niveau fédéral concernant les actes écrits et les débats oraux ?

La Constitution de la République Indienne reconnaît le multilinguisme du pays et prévoit des dispositions destinées à l’encourager dans tous les domaines. Dans son état actuel, son Annexe VIII énumère vingt-deux langues officielles dans l’ordre alphabétique : 1) l’assamais, 2) le bengali, 3) le bodo, 4) le dogri, 5) le gujarati, 6) le hindi, 7) le kannada, 8), le cachemiri, 9) le konkani, 10) le maithili, 11) le malayalam, 12) le manipuri, 13) le marathi, 14) le népali, 15) l’oriya, 16) le penjabi, 17) le sanskrit, 18) le santhali, 19) le sindhi, 20) le tamoul, 21) le télougou, et 22) l’ourdou. Les points suivants sont à noter :

 Ce nombre n’est pas figé dans le marbre ; il est susceptible de s’accroître sous la pression d’événements ou de l’action de groupes militants. L’inclusion constitutionnelle n’est pas que symbolique ; elle a un impact pratique sur la reconnaissance administrative et éducative de la langue en question. À l’origine la Constitution reconnaissait quatorze langues ; l’inclusion de huit autres se fit ultérieurement en trois étapes : d’abord le sindhi (1967), puis le konkani, le manipuri et le népali (1992), et plus récemment le bodo, le santali, le maithili et le dogri (2003). Notons que ces additions successives n’ont pas amené à modifier les billets de banque indiens qui, symboliquement, portent leur montant inscrit en mots, à la fois en hindi et en anglais, et dans treize des quatorze langues reconnues à l’origine.

 La carte actuelle de l’Inde provient d’un découpage opéré sur des bases linguistiques dans les années 1956 et suivantes. Il résultait d’une volonté gouvernementale d’asseoir un fédéralisme véritable, mais fut poussé plus loin encore sous la pression de mouvements régionaux ou autonomistes. Dans cette configuration, un État correspond à une langue officielle, par exemple l’assamais pour l’Assam, le gujarati pour le Gujarat, le télougou pour l’Andhra Pradesh, etc. Ces langues sont appelées « langues régionales » dans la Constitution. Parmi elles, seul le cas du hindi est différent, puisqu’il est la langue officielle de plus d’un État ou Territoire (Bihar, Himachal Pradesh, Madhya Pradesh, Rajasthan, Uttar Pradesh, Haryana,). Inversement, il y a des cas où la langue majoritaire n’est pas la langue officielle : ainsi, le Jammu et Cachemire a pour langue officielle l’ourdou, et non le cachemiri.

 Chaque langue officielle d’un État est une langue majoritaire, non une langue unique : chaque Etat est donc lui-même plurilingue. Dans la pratique, il n’est pas rare que les locuteurs soient bilingues, notamment en cas de mobilité géographique, ou s’ils vivent dans un lieu limitrophe de deux Etats.

 Les vingt-deux langues inscrites à la Constitution se répartissent en des familles linguistiques d’origines et de structures distinctes : langues dravidiennes (tamoul, télougou, kannada, malayalam ; 24% de locuteurs), langues tibéto-birmanes (bodo, manipuri, santali), langues indo-aryennes (toutes les autres ; 74% de locuteurs) ; les langues austro-asiatiques, surtout orales, ne sont pas reconnues dans la Constitution.

 Outre les langues, ce sont aussi les écritures qui diffèrent : celles des langues dravidiennes sont totalement différentes de celles qui notent les langues indo-aryennes, et nécessitent un apprentissage spécifique ; celles des langues indo-aryennes ne sont pas identiques entre elles, même si elles ont des points de ressemblance ; seule l’une d’entre elles (la nagari) sert à noter plus d’une langue (sanskrit, hindi, marathi, népali). De même, une même langue peut être notée avec plusieurs écritures. Cette multiplicité est un fait ; les tentatives pour la réduire sont marginales.

 La représentation numérique de ces langues en termes de locuteurs est extrêmement contrastée : selon le recensement de 2001, le bodo est la langue maternelle de 0.13% de la population (1 million et demi de personnes), tandis que le bengali est celle ce 8.11 % (plus de 83 millions d’individus), le hindi de 41 % (plus de 422 millions). Mais il faut aussi interpréter les chiffres : « hindi » est une étiquette correspondant, en réalité, à de nombreuses variétés linguistiques, dont la spécificité se trouve donc en partie occultée.

 Au niveau central, le hindi est appelée langue officielle de l’Union Indienne, et l’anglais langue officielle associée. (voir la réponse à la deuxième question)

 Outre les deux langues officielles de l’Union et les langues constitutionnelles, de nombreuses langues sont en usage sur le territoire. Le recensement indien de 2001 en compte 122, car il ignore les langues ayant moins de dix mille locuteurs, tandis qu’un recensement entrepris par le projet « People’s Linguistic Survey of India » en compte 780, et que d’autres statistiques atteignent plus du millier.

Au niveau fédéral, la Constitution (articles 344 et suivants) prévoit qu’il revient à un État donné d’adopter par la loi, pour tout but officiel, soit une ou plusieurs langues en usage dans cet État, soit le hindi. Pour la communication entre États, l’anglais ou le hindi si les États en question s’accordent sur ce point, seront utilisés. Un aménagement particulier prévoit que, si la demande en est faite, le Président de l’Union Indienne peut autoriser l’utilisation officielle au niveau fédéral d’une langue parlée par une portion substantielle de la population, autre que la langue officielle.

D’une manière générale, les textes constitutionnels ont une rédaction générale et nuancée qui offre beaucoup d’espace à l’interprétation et à la pratique. Le souci manifeste est de ne pas imposer une seule langue au détriment des autres. Si la Constitution précise, par exemple, que la langue de la Cour Suprême ou des Hautes Cours de justice est l’anglais, elle fait immédiatement suivre l’article principal de réserves qui ouvrent à d’autres possibilités. Par ailleurs, la Constitution prévoit que chacun est habilité à utiliser n’importe quelle langue en usage dans l’État ou dans l’Union Indienne pour présenter des doléances à un fonctionnaire représentant l’autorité fédérale ou centrale, ou une réhabilitation pour des torts subis.

Dans la pratique, dans les États du nord de l’Inde, les débats oraux ont lieu soit dans la langue de l’État, si tous les partenaires la maîtrisent, soit en hindi ; dans ceux du sud, soit dans la langue de l’État, soit en anglais, soit, parfois, en hindi. Il est fréquent que les débats eux-mêmes soient bilingues ou plus, du moment qu’un minimum d’intercompréhension est garanti.

La plupart des Etats ont un Département de Traduction ou des cellules linguistiques chargées de traduire documents officiels (lois, décrets, etc.) des langues majoritaires dans les langues minoritaires et vice-versa. C’est un moyen de garantir l’égalité entre locuteurs. A titre d’exemple, le cas du Kérala : et le malayalam et l’anglais y sont les langues officielles. Les minorités tamoules et kannada qui y vivent peuvent utiliser leurs langues respectives pour correspondre avec le gouvernement de l’État, et reçoivent des réponses dans ces langues. Une cellule linguistique fédérale est chargée de traduire les documents officiels (lois, décrets, etc.) et tous les documents importants en malayalam, mais aussi dans ces langues minoritaires, qui sont utilisées comme langues d’enseignement et premières langues dans le système éducatif, en plus de l’anglais, du hindi, de l’ourdou et du malayalam.

Au nom de l’égalité des chances devant l’emploi, la tendance actuelle est de ne pas conditionner l’obtention d’un poste de fonctionnaire fédéral à la connaissance préalable d’une langue donnée, mais plutôt de former obligatoirement les fonctionnaires à cette langue une fois recrutés.

Le Taurillon remercie Madame Nalini BALBIR pour avoir accepté de partager son expertise sur la question de la diversité culturelle indienne.

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