Docteur, comment se porte la liberté d’expression en France ?

Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

, par Tarinda Bak

Docteur, comment se porte la liberté d'expression en France ?
Strasbourg. Crédit : Public Domain Pictures

A la 34ème place du Classement de Reporters sans frontières en 2020, la France est régulièrement pointée du doigt pour le climat de violence à l’égard des journalistes, en particulier lors de manifestations. La concentration des médias aux mains de grands propriétaires industriels est également un motif d’inquiétude pour l’ONG. Pourtant, une autre interrogation pour la liberté d’expression et de la presse en ligne est formulée par la nouvelle loi Avia sur les discours haineux sur internet.

« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ». Citation faussement attribuée à François-Marie Arouet, dit Voltaire

La loi et ses exceptions

La notion de liberté d’expression est retrouvée à travers les articles 10 et 11 de la Déclaration de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui dispose que : « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses » ainsi que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». D’abord un droit d’émettre, la liberté d’opinion tend de plus en plus à travers la jurisprudence, à devenir un droit de recevoir l’information.

L’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme définit également la liberté d’expression dans son alinéa premier. Celui-ci dispose que « ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ». Il est à noter toutefois que, malgré leur caractère essentiel, ces deux textes ont donné lieu à des interprétations très différentes s’agissant du droit de la presse.

Ce droit connaît néanmoins des limites comme le démontre l’alinéa 2 de l’article 10 de la Convention Européenne des droits de l’Homme disposant que : « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi ». Certaines exceptions font l’objet de la loi du 29 juillet 1881, comme l’interdiction de la diffamation et des injures.

D’autres exceptions sont plus courantes comme l’atteinte au droit à l’image ou encore à la vie privée avec la loi de 1970. Certaines sont moins connues comme le secret de l’instruction, l’apologie des crimes de guerre, les outrages au chef de l’État et aux chefs d’États étrangers.

La liberté d’expression s’est vue de nouveau restreinte avec la loi de 1990 afin de réprimer toute atteinte à caractère discriminatoire, qu’il soit question de diffamations et injures, d’incitations à la haine et discriminations, voire de négationnisme. Malgré la justification de restriction dans ces derniers cas, le juge doit veiller au respect de ces libertés édictées dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Ce qui mène parfois à une limitation de la liberté d’expression pour veiller à respecter les lois précédemment édictées comme l’illustre, entre autres, l’interdiction des spectacles de Dieudonné.

La loi Avia comme solution ?

La liberté d’expression peut parfois engendrer des risques. En effet, selon un sondage de 2019 de l’IFOP, 22% des jeunes âgés de 18 à 24 ans ont subi du harcèlement en ligne. Afin de répondre à ces problématiques, la député LREM Laeticia Avia a présenté la Loi contre les contenus haineux sur Internet (dit aussi Loi Avia), proposée par le Président Emmanuel Macron lors du dîner annuel du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) en février 2019. Cette loi a pour but de veiller à lutter contre la « cyberhaine », c’est-à-dire la haine sur internet. Après de nombreuses polémiques, elle a été votée au Parlement le 13 mai dernier, en plein état d’urgence sanitaire.

En ce sens, elle demande aux plateformes sur internet de supprimer les « propos manifestement haineux » dans un délai de 24h. Cette expression n’est pas définie par la loi. Toutefois, on retrouve une typologie brève et large de ce qu’elle englobe telle que : le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, les incitations à la violence, aux terrorismes, et aux crimes, et le harcèlement sexuel.

Si les propos visés ne sont pas retirés, les plateformes sur lesquelles ils se trouvent seront punies d’une amende de 4 % de leurs chiffres d’affaires. Afin de veiller à la mise en place de mécanismes qui contrôlerait ces contenus, la loi demande au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) de réguler les contenus sur les plateformes et d’appliquer la sanction des 4 % du chiffre d’affaires en cas de non-respect. D’ailleurs, le signalement des contenus haineux sera facilité pour les utilisateurs. Cependant, tout signalement abusif sera puni d’une amende de 15 000 euros. Il est important de préciser que toutes les plateformes ne sont pas concernées, seules celles qui dépassent le million d’utilisateurs chaque mois comme Google, Youtube, ou encore Twitter le sont.

Controverses

Nonobstant l’apport positif qu’apporterait cette loi, cette dernière suscite de nombreuses polémiques, et ce provenant de tout horizon. Certaines personnalités politiques comme Bruneau Retailleau (président du groupe Les Républicains au sénat) estiment que cette loi démontre un désengagement de la loi et de la justice face au cyberharcèlement. En effet, il dénonce le fait que les contenus manifestement haineux seront étudiés : « par des robots, des algorithmes et non des Hommes et des Femmes ». Enguérant Renault, Rédacteur en chef au service Média et Technologies du Figaro explique ce point de vue en déclarant qu’avec la loi Avia : « le juge ne peut pas être saisi dans les 24 heures et qu’un jugement ne peut également pas être rendu dans le même délai ». Il arrive à la conclusion qu’il : « y a un transfert de la responsabilité de la définition d’un contenu haineux aux plateformes ».

La Commission Européenne s’est emparée de la question et a déclaré le 22 novembre 2019 que cela : « pourrait créer un risque de suppression excessive de contenus qui pourrait porter atteinte à la liberté d’expression ». Ce point de vue est repris et développé par de nombreuses personnes qui estiment que la loi Avia est liberticide. Ainsi, la journaliste Emmanuelle Ménard estime que cette loi représente un « risque de censure à outrance » car la définition de l’expression de « contenu haineux » est très large et que c’est aux plateformes et non plus aux juges d’apprécier ce qu’elle englobe.

Entre paradoxes et questionnements

Qu’en est-il de la pratique avec la loi Avia ? La réponse se trouve à travers de nombreux questionnements et certains paradoxes. En effet, comment peut-on définir la haine, sentiment que tout le monde ressent, afin de la légiférer ? Le législateur peut-il établir une loi portée à l’encontre d’un sentiment normal et humain ?

Malgré sa réputation très sulfureuse et ses nombreuses provocations verbales, Éric Zemmour rappelait il y a peu la difficulté d’établir si oui ou non, un contenu pouvait être haineux à travers, par exemple, la musique. En effet, avec des chanteurs comme Jacques Brel ou encore George Brassens, il peut facilement être conclu que certaines de leurs chansons peuvent représenter un « contenu manifestement haineux » étant donné que l’un tient des propos qui peuvent être considérés aujourd’hui comme misogynes (en particulier lors de ses déclarations publiques), et l’autre homophobes (avec des chansons comme les Trompettes de la renommée, Gorille ou encore Mécréant).

Quant aux gilets jaunes, sont-ils considérés comme haineux quand ils partagent sur les réseaux sociaux tels que Twitter, Facebook, ou encore Instagram, des images de biens cassés et vandalisés ? La question est de savoir si, au couvert de la loi Avia, cela est considéré comme une révolution et une manifestation de certains individus contre le système et le gouvernement ou va-t-elle considéré cela comme de l’incitation à la violence ?

Plus récemment, le magazine Les Inrockuptibles a publié un article dans lequel il soulignait qu’une trentaine de comptes Facebook ou Twitter de militants LGBT avaient été suspendus, vraisemblablement suite à l’utilisation de termes comme « pédé » ou « gouine », pourtant revendiqués par une partie de la communauté homosexuelle. Pour ces militants, ces suspensions seraient les premiers effets de la loi Avia.

De manière générale, la loi Avia représente un danger pour la liberté de la presse en ligne. Le contexte lié à l’état d’urgence sanitaire n’a fait qu’accroître la pression. Dans une tribune publiée par Le Figaro, Jean-Thomas Lesueur et Cyrille Dalmont, de l’Institut Thomas More, ont dénoncé la tentative du gouvernement d’imposer la plateforme en ligne « desinfox coronavirus », avant de la retirer suite à un recours déposé par le Syndicat National des Journalistes devant le Conseil d’État.

Les mots de la fin

La loi Avia est inspirée d’une loi allemande de 2017 aux résultats mitigés. En effet, cette nouvelle législation allemande apporte des résultats mais ils sont moindres car seulement entre 10 et 20 % des contenus haineux signalés ont été supprimés. La loi Avia représente un véritable risque d’auto-censure et pourrait conduire à la possibilité d’une censure totale de la population.

Par conséquent, la France pourrait-elle sortir progressivement d’un système démocratique, dans le but de lutter contre le harcèlement en ligne, alors qu’il existe d’ores et déjà la loi contre la diffamation ? Le législateur ne peut-il donc pas trouver une autre solution afin de compléter cette dernière sans pour autant mettre en danger la liberté d’expression ?

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