Après les séismes, une élection présidentielle sous haute tension
À la suite des terribles tremblements de terre qui ont touchés plusieurs régions du sud de la Turquie le 6 février dernier, le bilan est désastreux. Plus de 45000 personnes décédées, plus de « 100 milliards de dollars » de perte d’après les sources gouvernementales et les organisations internationales. Dans ce contexte, la Turquie traverse une de ses plus graves crises, l’année du centenaire de la création de la République turque par Atatürk. Dans un pays fragmenté et toujours sous le choc, Recep Tayyip Erdoğan remet en jeu plus que son mandat.
Son bilan, sa personnalité, que d’aucuns qualifient « d’autocratique », et enfin sa gestion de crise depuis février dernier sont mis en lumière. Les élections s’apparentent ainsi à un référendum qui peut affermir sa position tout comme faire trembler son assise au pouvoir depuis plus de 20 ans. Dans ces conditions et ce magma incandescent pour un pays habitué aux crises, à quoi faut-il s’attendre ? Pour Erdoğan, la donne est claire, lui qui, après avoir mis en avant le « kısmet », un mot signifiant en turc que « c’est la fatalité » a battu sa coulpe et a même présenté des excuses. Une victoire sinon rien pour un homme qui personnifie la fonction présidentielle et son parti, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) à lui seul. Habitué des élections, surfant tantôt sur un développement économique bien mis à mal depuis quelques années avec une inflation galopante.
Erdoğan, figure culturelle du monde musulman ?
Voulant également tenir un rôle de « leader » du monde musulman, le président Turc souhaite plus que tout s’arrimer au pouvoir pour le centenaire de la Turquie moderne le 29 octobre prochain. Lui qui, à l’instar de Xi Jinping, en Chine, voit plus loin et tourne sa politique vers 2053 (fêtant les 600 ans de la prise de Constantinople en 1453) et 2071 (Bataille de Malazgirt qui a vu arriver les Seldjoukides sur le territoire turc actuel). Mais tout n’est pas simple face à une opposition, pour une fois et sur le papier, unie derrière l’opposant éternel, Kemal Kılıçdaroğlu.
Pour l’opposant Kemal Kılıçdaroğlu, l’heure de vérité
Face à Recep Tayyip Erdoğan donc, Kemal Kılıçdaroğlu sera le candidat destiné à prendre la succession de la présidence turque. À 74 ans, le leader du CHP (Parti républicain du peuple, crée par Atatürk) depuis 2010 incarne plus d’une décennie d’opposition à la politique d’Erdoğan. D’origine alévi, une branche de l’islam chiite, Kılıçdaroğlu est un économiste de formation et se présente désormais à une élection présidentielle pour la première fois après deux tentatives qui se sont soldées par un échec. En 2014, Kılıçdaroğlu et son parti se sont rangés derrière la candidature d’Ekmeleddin İhsanoğlu, un académicien tendance islamiste qui va tourner casaque rapidement. Pour se ranger dès 2015 sous la bannière du MHP (Parti d’action nationaliste), parti qui soutien de l’AKP au parlement.
« Nous construirons une Turquie conforme à nos objectifs de 2023, nos visions de 2053 et de 2071, main dans la main en tant que nation »
(Recep Tayyip Erdoğan à propos de sa vision de la Turquie pour les 50 prochaines années)
2018, rebelote avec le député du CHP, Muharrem İnce, toujours soutenu par Kılıçdaroğlu et son parti qui verront leur candidat échouer, et Erdoğan être élu dans un fauteuil au premier tour (52 % des votes). Si jusqu’à présent, ses choix se sont révélés assez peu judicieux, cette fois-ci, la donne semble être différente. Dans un pays qui supporte de plus en plus mal l’autoritarisme d’un président omnipotent, Kemal Kılıçdaroğlu incarne une sorte de renouveau. Tant et si bien que l’homme a réussi à fédérer autour de sa personne tout ce que la Turquie compte de partis d’oppositions.
“La Table des Six” pour faire tomber Erdoğan
Six partis se sont donc donnés pour objectif de présenter un candidat unique face au « Reis » avec un programme politique sans concession. En revenant tout simplement et symboliquement sur tout ce que Erdoğan a mis en place pour sa personne. Mandat présidentiel unique de 7 ans, retour à Çankaya pour le titulaire du poste au lieu du palais somptuaire de Beştepe et ses 1000 pièces. Sans compter un retour au poste de premier ministre en lieu et place du vice-président à l’américaine taillé sur pièce après la réforme constitutionnelle de 2017. Avec un « texte de consensus sur les politiques communes » (« ortak politikalar mutabakat metni » en version originale), de 244 pages, pour présenter le programme général.
Dans ces conditions, Kemal Kılıçdaroğlu incarne une certaine idée de l’abnégation, lui qui a connu des jets de caillou sur sa personne lors d’un meeting et même une tentative d’assassinat au lance-roquettes en 2016. Une tentative qui sera attribuée au PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Surtout, Kılıçdaroğlu semble enfin avoir les clés en main face à son rival historique. Entre une économie en berne, une volonté de changement de plus en plus grande au sein de la population turque. Mais également une gestion du tremblement de terre par le gouvernement qualifiée de « catastrophique » tant et si bien que Kılıçdaroğlu s’est déplacé et a même [offert son salaire aux sinistrés->https://www.cumhuriyet.com.tr/turkiye/kemal-kilicdaroglu-bir-maasini-daha-depremzedelere-bagisladi-2052171[.
Lui dont le surnom était à une époque, « Gandhi » en référence à sa ressemblance avec le célèbre Mahatma Gandhi, tout un symbole.
L’opposition unie... Mais pour combien de temps ?
C’est donc unie derrière un seul homme que l’opposition entière s’est rangée. Sur le papier, l’entente semble bonne, même si la désignation du candidat n’a pas été une sinécure, notamment pour Meral Akşener, cheffe du İYİ Parti (Le Bon Parti) qui souhaitait la candidature des maires d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu (empêché par la justice de se présenter) et d’Ankara, Mansur Yavaş. Dans tous les cas, au-delà des personnes et des programmes, il s’agira en quelque sorte de tourner une page politique turque des 20 dernières années.
Avec Erdoğan, 69 ans et Kılıçdaroğlu, 74 ans, c’est probablement une nouvelle génération qui va apparaître sur le devant de la scène. Car Ekrem İmamoğlu (52 ans) voire Ali Babacan (55 ans), leader du « Deva », parti du Progrès et de la Démocratie) et ancien ministre des affaires étrangères sous Erdoğan sont en embuscades pour tenter de récupérer la mise. Car, en politique, plus qu’ailleurs, l’essentiel est de miser sur le coup suivant et tenter d’asseoir sa légitimité sans insulter l’avenir.
Le maire d’Ankara, Mansur Yavaş, Kemal Kılıçdaroğlu et le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu. L’attelage peut-il tenir ?
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