Un parcours académique à la source de son combat
Le combat militant et la lutte juridique d’Eliane Vogel-Polsky trouvent leurs origines et leurs forces dans son parcours personnel et académique. Née en Belgique en 1926, Eliane Vogel-Polsky et sa famille, d’origine juive, subissent rapidement les conséquences des ordonnances antijuives adoptées en 1940, puis des décrets contre les Juifs, qui obligent au port de l’étoile et qui sont suivis par des rafles, à Bruxelles et Anvers notamment. D’une certaine manière, en comparaison avec l’enfer que beaucoup d’autres familles ont vécu, les Vogel-Polsky évitent le pire de la guerre, mais n’ont d’autre choix que de vivre dans l’illégalité et dans la précarité pendant plusieurs années.
Eliane Vogel-Polsky poursuit malgré tout ses études de droit, à l’Université Saint-Louis de Bruxelles puis à l’Université Libre de Bruxelles. Elle fonde une famille, mais passionnée et résolument motivée, elle reprend ses études et obtient une licence de droit et de sociologie du travail. C’est par ses études que petit à petit, elle se sensibilise et découvre les problèmes et les inégalités liés aux conditions des travailleurs.
Dès le début des années 60, Eliane Vogel-Polsky réalise plusieurs enquêtes sur les conditions des travailleurs et travailleuses, pour la Direction générale des affaires sociales de la Commission des Communautés européennes, mais aussi pour le Conseil de l’Europe et l’Organisation Internationale du Travail. Avec l’appui de ces enquêtes, elle dénonce l’absence de formation des travailleuses qui sont victimes de l’idée bien ancrée dans les mœurs selon laquelle leur horizon est avant tout, et si ce n’est pas uniquement, le mariage. Elle écrit dans des rapports : « Il existe un véritable refus de la société d’intégrer les filles dans un processus d’éducation et de formation identiques à celui des garçons et de leur ouvrir les mêmes possibilités de choix professionnel. », « Tout se passe comme s’il y avait des ghettos féminins et une politique consciente d’apartheid. » Ses recherches nourrissent son engagement et sa volonté de lutter contre les inégalités et les discriminations que subissent les femmes quotidiennement.
« On n’avait jamais violé le Traité de la sorte, jamais, et c’était les femmes qui en faisaient les frais. »
L’article 119 du Traité de Rome de 1957 prévoyait que « Chaque État membre assure […] et maintient l’application du principe d’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins, pour un même travail. » Un article qui pourrait paraître anodin aujourd’hui, mais qui est devenu un des symboles de la lutte pour l’égalité salariale. Celle-ci devait ainsi être effective dès 1962 dans les États alors membres de la Communauté, après une période transitoire. Mais évidemment, une première évaluation réalisée en 1961 a mis en lumière l’absence totale de progrès en termes d’égalité salariale. Et pour cause, cet article restait bien trop abstrait et subjectif, et manquait d’une définition sans ambiguïté du concept de « même travail ». Face à un non-progrès flagrant, la concrétisation de l’égalité salariale a été délibérément reportée.
Pour Eliane Vogel-Polsky, ce report était une violation directe du traité et de l’article 119, en dépit de leur effet direct devant les juridictions nationales : « On n’avait jamais violé le Traité de la sorte, jamais, et c’était les femmes qui en faisaient les frais. » C’est cette brèche juridique qu’Eliane Vogel-Polsky va chercher à saisir et à utiliser pour que soit reconnu et respecté l’effet direct du traité et donc de l’égalité de rémunérations.
Une lutte juridique incarnée par les arrêts Defrenne
Eliane Vogel-Polsky s’est ainsi mise à la recherche d’un cas de jurisprudence à mener devant la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE). Elle participe en 1965 au séminaire syndical de Zeezicht (Belgique), qu’elle décrit comme un véritable « laboratoire d’idées, de propositions, de critique de la pratique machiste syndicale, un creuset révolutionnaire ». Elle y rencontre Charlotte Hauglustaine, ouvrière de la Fabrique Nationale d’Armes d’Herstal (Belgique), et l’informe du principe d’égalité salariale prévu par l’article 119. Cette rencontre va motiver les travailleuses, qui, en 1966, vont réclamer et scander la formule « à travail égal, salaire égal », que la socialiste Alice Bron revendiquait déjà dans les années 1890.
La Fabrique Nationale d’Armes d’Herstal a ainsi été paralysée par une grève pendant treize semaines. Mais malgré la mobilisation de syndicalistes et d’intellectuels, cet événement inédit n’a que très peu mobilisé l’opinion publique, et n’a pas eu un écho suffisant pour alerter et obliger les instances européennes à (ré)agir.
Eliane Vogel-Polsky poursuit sa recherche d’un cas de jurisprudence, non sans peine : « Je leur disais : je plaide gratis, mais donnez-moi des cas ! Personne ne voulait me donner des cas d’inégalité salariale. Elles me répondaient : mais non, tu comprends, on ne peut pas, on a signé la convention collective. » En 1971, elle mène une première fois une affaire devant la CJCE : l’arrêt Defrenne contre Sabena. Mais la Cour considère dans un premier temps que l’article 119 concerne le salaire et non le régime de sécurité sociale. Il était question dans ce premier cas d’une inégalité de droit de pension entre les hommes et les femmes. A l’époque, dans cette compagnie aérienne belge, les femmes étaient licenciées dès 40 ans, et ne pouvaient pas bénéficier d’une pension.
Malgré un premier échec, Eliane Vogel-Polsky ne baisse pas les bras et mène à nouveau une affaire devant la Cour. La requête portait cette fois-ci sur la différence de rémunération (discrimination salariale) et sur l’obligation pour les femmes d’arrêter leur carrière dès 40 ans. Eliane Vogel-Polsky mobilise ainsi le fameux article 119 du Traité de Rome. C’est en 1976, dans l’arrêt Defrenne II, qu’enfin, la Cour reconnaît que l’article 119 crée un droit individuel, qui peut être directement invoqué devant les tribunaux de n’importe quel État membre des Communautés européennes, et que les individus peuvent exiger le respect de cet article non seulement par les États et les pouvoirs publics, mais également dans toute convention collective ou tout contrat privé.
Les arrêts Defrenne sont aujourd’hui des arrêts forts en symbolique, et constitutifs du droit européen et de sa jurisprudence. A bien des reprises, c’est par cette dernière que nos droits sont protégés et affirmés.
Tout au long de sa vie, Eliane Vogel-Polsky s’est engagée dans la défense des femmes, des travailleuses et a participé au développement des études féministes. L’égalité salariale fût un des premiers combats et fers de lance de l’Europe sociale, et Eliane Vogel-Polsky, de par son engagement, est une mère de cette (trop) fragile Europe sociale.
Retour aux années 2010 : les dernières données d’Eurostat (qui datent de 2015) montrent que l’écart de rémunérations entre les hommes et les femmes est toujours de 16,3% en Europe, avec des écarts jusqu’à 26,9% en Estonie. Cela signifie qu’en moyenne, en Europe, les femmes gagnent 16,3% moins que les hommes, pour un même travail.
Alors la lutte pour l’égalité salariale continue, en Europe et partout dans le monde, et il est toujours bon de s’inspirer de l’engagement des femmes et des hommes qui se sont battus avant nous, et qui ont utilisé leurs voix et leurs ressources pour que des principes fondamentaux tels que l’égalité salariale soient chaque jour davantage respectés et appliqués que la veille, et un peu moins que le lendemain.
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