Une fois par an, le président de la Commission européenne tient un discours sur « l’’état de l’Union ». Pour Jean-Claude Juncker c’était son quatrième et dernier discours sur l’état de l’Union. En plus de la crise grecque et celle des réfugies, ainsi que du Brexit, le mandat de Jean-Claude Junker a été marqué notamment par la montée des nationalismes dans plusieurs états membres de l’Union européenne. Jean-Claude Juncker en tant que président de la Commission européenne a lancé le débat sur plusieurs réformes de l’Union européenne – l’euro pour tous les pays membres, une collaboration plus étroite des Etats membres et des institutions entre elles.
Dans cet entretien, il parle de ses objectifs, des solutions envisageables pour que l’Union européenne puisse mieux gérer les défis à venir et il explique comment la diversité de l’Europe fait sa richesse. Ul considère qu’il faudrait lever la contrainte que représente la prise de décisions à l’unanimité afin de renforcer l’Union européenne et de surmonter les blocages. Son appel à la solidité et à l’unité est en quelque sorte son legs, tout comme son appel à la souveraineté européenne.
Dilnaz Alhan pour treffpunkteuropa.de : Monsieur Juncker, vous êtes président de la Commission européenne depuis le 14 novembre 2014. Quels étaient alors et sont encore vos objectifs concrets en tant que Président ?
Jean-Claude Juncker : En prenant mes fonctions, j’ai fixé dix priorités sur lesquelles ma Commission n’a jamais cessé de se concentrer depuis lors. Notre objectif est d’être ambitieux sur les grands thèmes, qu’ils s’agissent notamment de l’immigration, du commerce, de l’avenir digital, du renforcement de notre Union économique et monétaire ou de notre poids sur la scène internationale. En même temps, l’Europe doit être plus modeste sur des questions dont les solutions sont mieux apportées au niveau national ou régional. Nous n’avons pas besoin de plus d’Europe per se, mais plutôt de plus d’Europe qui crée de la valeur ajoutée.
D.A : Qu’est-ce qu’apporte 2018 pour l’Europe ? Quel est l’agenda jusqu’à la fin de votre mandat ?
Jean-Claude Juncker : Nous voulons faire en sorte que d’ici aux élections européennes les citoyens sentent que l’Europe les protège, leur donne les moyens d’agir et les défend. C’est précisément la raison pour laquelle, nous avons élaboré une feuille de route avec des étapes concrètes que nous voulons mettre en œuvre avant le sommet des chefs d’Etats et de gouvernements en mai prochain à Sibiu, en Roumanie. Nous pourrons ainsi apporter des résultats tangibles aux citoyens – que ce soit en renforçant la protection des frontières communes ou en aidant les Etats membres qui n’ont pas encore l’euro à rejoindre l’Union économique et monétaire.
En même temps, il nous faut poser des jalons pour l’avenir. La Commission a déjà présenté en mai 2018 une proposition équilibrée pour le cadre financier pluriannuel de 2021-2027. Maintenant il revient aux Etats membres et au Parlement européen de conclure tout aussi rapidement les négociations sur cette proposition. C’est crucial parce que tout retard voudrait dire que nous ne serions pas à même d’assurer la continuité des financements pour des projets planifiés ou déjà en cours. Du cadre financier dépend l’extension des axes de transport les plus importants qui relient les Européens. A chaque mois de retard, 5000 chercheurs perdraient leur travail et des dizaines de milliers d’étudiants et de professeurs ne pourraient pas commencer leur programme d’échange Erasmus+ comme prévu. Que le nouveau cadre financier puisse ou non commencer à temps sera d’une grande importance pour les vies et les rêves d’avenir de dizaines de milliers d’Européens.
D.A : Comment l’UE doit-elle évoluer pour être capable répondre à ces défis ?
Jean-Claude Juncker : J’ai lancé au printemps dernier un débat sur ce sujet clé, avec le livre blanc sur l’avenir de l’Europe. Dans ce livre, je n’ai pas donné expressément de solutions, mais j’ai présenté des scenarii pour le futur développement de l’UE. Dans mon dernier discours sur l’état de l’Union, j’ai proposé des mesures complémentaires plus concrètes permettant de construire une Europe plus unie, plus forte et plus démocratique jusqu’en 2025. Vous êtes chaleureusement invités à participer à ce débat d’avenir, par exemple via les nombreux dialogues citoyens partout dans l’Union européenne. Depuis le début de notre mandat, nous avons organisé plus de 1000 échanges avec les citoyens.
D.A : Il est souvent reproché à l’UE de causer la perte des identités nationales par une réglementation excessive. Comment réagissez-vous en face de personnes qui vous disent « C’est Bruxelles qui nous impose le tout » ?
Jean-Claude Juncker : La richesse de l’Europe est sa diversité. C’est la raison pour laquelle, dès le début de mon mandat comme président de la Commission européenne j’ai insisté pour que l’Europe concentre davantage ses ambitions sur des sujets que nous pouvons maîtriser ensemble. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il s’agit de la protection de nos frontières communes ou des questions commerciales, sujets sur lesquels où nous pouvons obtenir beaucoup plus de résultats si nous conjuguons nos forces. Tout le reste est du ressort des Etats membres et des régions, tout simplement parce qu’ils sont plus proches de certains sujets. Nous appliquons fermement le principe de subsidiarité. Tandis que la Commission précédente proposait encore une centaine d’initiatives prioritaires par an, nous avons réduit ce chiffre s à une vingtaine au cours des dernières années. En outre, nous avons proposé depuis le début de notre mandat de simplifier plus de 162 propositions et d’en retirer 134 : 84 actes juridiques ont été abrogés, car parfois faire moins c’est faire plus.
D.A : Comment analysez-vous les négociations sur le Brexit et leur clôture ?
Jean-Claude Juncker : Cela dépendra en grande partie des Britanniques. La Commission et notre négociateur en chef Michel Barnier font tout pour trouver des solutions qui garantissent le respect des droits des citoyens et des entreprises, puisque les choix de vie de beaucoup de personnes en dépendent. Nous travaillons jour et nuit sur des compromis afin d‘empêcher un Brexit chaotique et pour protéger, dans l’intérêt des citoyens britanniques et européens, les principes de l’Union européenne, notamment les libertés du marché intérieur.
D.A : Vous avez empêché récemment une guerre commerciale entre l’UE et les Etats-Unis. Lors des négociations avec le Président américain Donald Trump, vous êtes parvenu à un accord surprenant. Comment avez-vous réussi ? Est-ce que vous partez du principe que le conflit est résolu ?
Jean-Claude Juncker : La puissance des arguments et des chiffres est clairement de notre côté – et en tant qu’homme d’affaires, le Président Trump a compris que cet accord est d’un intérêt mutuel. Car une guerre commerciale n’aurait entraîné que des perdants. Les Européens et les Américains profiteront de la même façon de notre accord car nous avons ouvert un nouveau chapitre dans notre coopération. Par exemple, nous sommes convenus de supprimer les droits de douane dans différents domaines, ainsi que d’approfondir le commerce des services, de produits chimiques et médicaux et des graines de soja, pour notre profit mutuel. Un groupe de travail qui doit peaufiner les détails a déjà commencé son travail.
D.A : Amnesty International reproche à la Turquie d’avoir recours à la torture. En 2016, il y a eu de nombreux rapports sur la torture et d’autres maltraitances lors de gardes à vue dans les régions kurdes du Sud-Ouest, où un couvre-feu a été instauré et qui a été renforcé à Ankara et Istanbul immédiatement après la tentative de putsch. Après la proclamation de l’état d‘urgence, 118 journalistes ont été mis en détention provisoire et 184 entreprises de média ont été arbitrairement et durablement fermées par décret gouvernemental, de telle sorte que le paysage médiatique de l’opposition a été massivement limité. Des citoyens européens sont retenus pour des délits politiques. Est-ce que l’UE exerce une pression suffisante sur la Turquie pour que les droits de l’Homme soient respectés ? L’Europe agit-elle assez ?
Jean-Claude Juncker : La position de l’Union européenne est très claire : concernant les perspectives d’avenir des relations avec la Turquie, des améliorations concrètes et durables de l’Etat de droit et des libertés fondamentales jouent un rôle central. Nous attendons qu’après la fin de l’état d’urgence, la Turquie supprime les mesures qui ont eu un effet négatif sur l’Etat de droit, l’indépendance de la justice et les libertés fondamentales, et qui affectent les fondamentaux de la démocratie. Nous avons exprimé nos vives préoccupations concernant la liberté d’expression non seulement à tous les niveaux avec le gouvernement turc, mais aussi dans des rapports faisant état de l’évolution de la situation. Les propos des journalistes qui travaillent dans l’intérêt de la démocratie devraient faire la Une des journaux et non pas les envoyer en prison.
D.A : Quelle est votre position concernant la crise en Ukraine et le conflit de l’UE avec la Russie ? Qu’est-ce qui devrait être fait ?
Jean-Claude Juncker : Aujourd’hui comme durant les trois dernières années, l’Union européenne tient sa parole. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour trouver une solution qui respecte la souveraineté et l’intégralité territoriale de l’Ukraine, ainsi que le droit international. C’est la raison pour laquelle, nous soutenons l’Ukraine dans son processus de transformation. De plus, nous avons réagi par des sanctions ciblées à l’annexion illégale de la Crimée par la Russie, sanctions que nous avons prolongées le mois dernier. La clé pour de meilleures relations avec la Russie est l’application totale par celle-ci de l’Accord de Minsk.
D.A : En 2015, l’Iran donnait son accord pour une surveillance internationale de son programme nucléaire. L’accord est considéré comme un pilier dans les relations entre l’Iran et l’Occident. Le Président américain Trump a menacé de faire échouer l’accord dans sa forme actuelle. Est-ce que l’UE peut, seule, soutenir l’accord, si les Etats-Unis s’en retirent ?
Jean-Claude Juncker : La fiabilité est la garantie de la stabilité globale. C’est pour cela que l’Europe a maintenu sa position quand les Etats-Unis ont unilatéralement résilié l’accord avec l’Iran. Cet accord n’est sûrement pas parfait mais il représentait un pas important vers la paix dans la région et dans le monde. Dans l’intérêt de la paix et de la sécurité et aussi longtemps que l’Iran s’y tient, l’Union européenne reste engagée dans cet accord dont elle fut l’un des architectes. Ainsi, l’Union européenne veut maintenir ses relations commerciales et économiques avec l’Iran, qui se sont normalisées à la suite de l’accord. C’est pour cette raison que nous avons actualisé et réactivé la « loi de blocage ». Grâce à celle-ci, nous pouvons atténuer les effets des sanctions américaines sur les entreprises européennes qui commercent légalement avec l’Iran. En outre, l’UE travaille sur des mesures concrètes en étroite coordination avec les Etats membres et d’autres partenaires, afin de maintenir la coopération avec l’Iran dans des secteurs économiques importants. Mi-août, nous avons accepté un premier paquet d’aide par lequel nous finançons des projets pour le développement économique durable en Iran, à hauteur de 18 millions d’euros. Huit millions d’euros sont attribués au secteur privé, et ils soutiennent, entre autres, des initiatives de Petites et moyennes entreprises iraniennes à haut potentiel.
D.A : Pour le moment, l’Allemagne a suivi un cours plutôt libéral. Sous la pression de la CSU, la chancelière Angela Merkel se trouve désormais en difficultés, après avoir notamment renforcé sa politique migratoire. Quelle est votre vision du défi migratoire et de la réponse à y apporter ?
Jean-Claude Juncker : Sur la question migratoire, je suis européen. C’est le seul chemin pour une solution acceptable à long-terme. Pour moi, la solidarité est la clé. Nous ne pouvons pas laisser toute la responsabilité aux Etats où, du fait de leur position géographique, davantage de réfugiés arrivent. La responsabilité est moins lourde à assumer pour chacun lorsqu’elle est partagée par tous. Cela vaut également pour la protection de nos frontières communes, pour laquelle nous avons établi, en un temps record, un Corps européen de garde-frontières et de garde-côtes. Un projet qui d’ailleurs est largement soutenu par tous les Etats membres.
D.A : Est-ce que la politique migratoire et d‘asile explique la situation actuelle de l’UE ?
Jean-Claude Juncker : La politique migratoire et d’asile est un sujet souvent discuté de manière très émotionnelle, car elle touche aussi à ce qui est au cœur de notre Union : la solidarité européenne. Il y a deux erreurs populistes concernant la question migratoire : premièrement, croire qu’il existe une solution simple et unique. La réalité est différente. C’est un travail de longue haleine pour que la solidarité et le sens des responsabilités soient équilibrés. Deuxièmement, croire que l’on puisse résoudre la question migratoire par une action nationale unilatérale. Il n’y a pas d’autre sujet où il est si important de s’entendre sur une action commune avec nos partenaires européens. L’espace Schengen et la liberté de voyager, qui sont si appréciés par tous, ne survivront pas sans des normes communes en matière d’asile, sans une protection commune des frontières externes, sans une aide commune pour l’Afrique, et sans une politique commune de paix et de sécurité.
C’est pour cela que l’unité est une vertu européenne importante : concernant la question migratoire, nous devons serrer les rangs et non pas fermer nos frontières. Je suis persuadé que la raison européenne l’emportera à la fin parce que c’est notre recette du succès. Les opérations de l’Union européenne et de son nouveau corps européen de garde-frontières et garde-côtes, ont contribué à sauver plus de 690 000 vies en mer depuis 2015. Le nombre de franchissements illégaux des frontières de l’UE détectés a également été réduit de 95 % par rapport au pic d’octobre 2015, ceci grâce à une action commune. Il est nécessaire de porter un regard sur les faits et nos valeurs européennes, surtout quand il s’agit de la politique migratoire et d’asile. Mais, on ne peut pas forcer la solidarité – elle doit venir du cœur, en particulier quand le sort de vies humaines est en jeu.
D.A : En mai 2019 auront lieu les élections européennes. Faut-il s’attendre à un virage à droite ?
Jean-Claude Juncker : Quand j’observe comment, pendant certaines élections nationales, des populistes séduisent les électeurs par des solutions simplistes au lieu de proposer des solutions concrètes, je suis en effet préoccupé que cela pourrait se produire aussi au niveau européen. C’est pourquoi nous devons tous lutter contre les populistes avec le cœur et la raison. La Commission fournit des résultats concrets dans beaucoup de domaines politiques, ce qui montre que l’Europe protège les personnes, leur donne les moyens d’agir et leur offre de nouvelles opportunités, que ce soit grâce au socle des droits sociaux, à une politique commune de sécurité et de défense ou au programme Erasmus.
D.A : Dans les médias, on qualifie souvent la nouvelle génération de « génération perdue », éloignée de l’Europe et désabusée par la politique. Êtes-vous d’accord ?
Jean-Claude Juncker : Les jeunes que je rencontre lors de mes visites dans les Etats membres sont des Européens tournés vers l’avenir. Par exemple, depuis le mois de décembre 2016, 90 000 jeunes ont manifesté leur intérêt pour le Corps européen de solidarité et environ 10 000 ont déjà participé sur le terrain à des projets qui aident des enfants ayant des problèmes sociaux, qui soutiennent des personnes atteintes de maladies chroniques et qui s’engagent pour l’intégration des réfugiés. Il y en a beaucoup comme vous qui s’engagent pour le projet européen, ce qui est tout sauf incohérent, car l’Europe est votre meilleure chance pour l’avenir, et c’est plus vrai que jamais à l’heure de la mondialisation.
D.A : Monsieur Juncker, pourquoi avez-vous voulu devenir politicien ?
Jean-Claude Juncker : Pour moi, l’Europe est l’amour de ma vie. Et mon père a sans aucun joué là un rôle décisif, lui qui a été enrôlé de force par les nazis et qui est revenu de la guerre avec la conviction ferme que plus jamais un tel évènement ne devait se passer. C’est ce qui a déterminé sa position, qu’il m’a transmis plus tard, qu’il ne faut pas laisser faire la politique, mais qu’il faut s’impliquer et s’engager personnellement. En tant que Luxembourgeois, j’avais l’avantage qu’il était tout naturel de penser et de vivre par-delà les frontières, et donc de manière européenne. Depuis que j’ai votre âge, j’observe comment l’Europe unit ce continent autrefois si décomposé et divisé. Le fait que l’Europe puisse continuer à tenir cette promesse de paix et de prospérité reste pour moi un encouragement et un défi quotidien pour défendre ce projet unique que beaucoup dans le monde nous envient.
D.A : Comment imaginez-vous l’Europe dans dix ans ?
Jean-Claude Juncker : Je veux une vraie Union souveraine. Cela veut dire pour moi trois choses : premièrement, qu’elle puise ses forces dans ce qui nous unit, dans ses valeurs. Deuxièmement, qu’elle ait la capacité de continuer à garantir la paix et la prospérité : ce qui va de notre marché intérieur, et d’une défense unie à un plus grand poids politique sur la scène mondiale. Et troisièmement, qu’elle soit adaptée au monde de demain, qu’il s’agisse de la formation des personnes ou des innovations numériques. En tout cas, il est clair que plus le monde est interdépendant du fait de la mondialisation, plus chaque Etat membre gagnera en grâce à l’Europe.
D.A : Pour conclure cet entretien, quel message voudriez-vous adresser à nos jeunes lecteurs ?
Jean-Claude Juncker : Quand j’étais jeune politicien, je me suis plaint auprès de mon père parce que nous avions passé une fois de plus des nuits blanches à Bruxelles tentant de parvenir à des compromis au niveau européen. Sa réponse a tout mis en perspective, car il m’a rappelé quel cadeau incroyable ces nuits sont pour l’Europe, où tout le monde gagne – en comparaison aux nuits qu’il avait dû passer dans des tranchées et où seules la peur et l’horreur l’emportaient. Mais, la paix, la prospérité et la liberté que l’Europe a offertes à ce continent ne sont pas acquises pour toujours. Au contraire, ces accomplissements doivent être défendus chaque jour. L’Europe est ce que nous faisons d’elle.
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