Europe, retour aux fondamentaux

, par Rémi Laurent

Europe, retour aux fondamentaux
Une usine de la Ruhr, en Allemagne photo : licence pixabay

Confrontée à la plus grave crise qu’elle ait connue depuis sa fondation, l’Union Européenne se retrouve face à des défis inédits qui questionnent les valeurs sur lesquelles elle s’est fondée comme la solidarité. Pour surmonter ces défis, après un sacré retard initial, l’Europe retourne en réalité aux aspects qui ont conduit à la fondation de la première des communautés européennes : la CECA puis de la CEE : l’industrie et l’organisation des marchés.

Le lièvre avait été soulevé par La Repubblica, repris par Le Figaro : la République Tchèque a intercepté 100 000 masques arrivés de Chine par avion lors d’une escale à l’aéroport de Prague, le tout en pleine crise sanitaire et alors que l’Italie voyait ses hôpitaux crouler sous les malades du Covid-19 et ses morgues débordées par les décès causés par la maladie. Pris la main dans le sac, le gouvernement tchèque avait alors parlé d’une erreur et transféré 100 000 masques en ajoutant 10 000 masques supplémentaires en guise de dédommagement. Affaire isolée ? Pas tant que cela.

La France a elle aussi intercepté des cargaisons de masques. 4 millions de masques fabriqués en Suède à destination de l’Espagne et de l’Italie, cette fois lors d’une escale à l’aéroport de Lyon, la France ayant mis en place une politique de réquisition. Il a fallu l’intervention diplomatique de la Suède pour débloquer la moitié des masques (2 millions) et permettre leur livraison aux deux pays européens les plus touchés par l’épidémie de Covid-19. Le tout, quelques jours avant que les États-Unis, eux aussi, se mettent à racheter des millions de masques sur le tarmac des aéroports chinois payant en liquide ces derniers entre deux et trois fois le prix d’achat payé par des pays européens. Une concurrence qui s’exerce aussi entre les États fédérés américains. En résumé, dans un contexte de pénurie, c’est la foire d’empoigne. Contexte exacerbé en raison du contexte épidémiologique puisqu’il s’agit de vie et de mort.

Une question est sur toutes les lèvres : aurait-on pu faire autrement ? La réponse est : oui !

La fin d’un modèle

Avec la révolution néo-conservatrice et ultra-libérale des années 1980, les gouvernements des pays européens et leurs élites ont pensé et développé l’idée qu’il était possible de mettre en place un nouveau modèle industriel : celui des entreprises sans usines. Les activités de conception, de recherche et toute la chaîne de valeur ajoutée restant en Europe tandis que les activités gourmandes en main d’œuvre et à faible valeur ajoutée étaient délocalisées, d’abord à proximité (Maghreb, Turquie) puis en Asie (principalement en Chine). C’est cette idéologie qui a conduit à la fermeture de nombreuses usines dans les bastions industriels historiques en Europe comme le Nord de l’Angleterre, le Nord et l’Est de la France, et dans une moindre mesure en Belgique et en Allemagne notamment. Alcatel-Alstom est l’exemple type de ce modèle poussé à l’extrême. Conglomérat géant à l’image de General Electric aux États-Unis ou de Siemens en Allemagne. L’entreprise a été revendu pièce par pièce, divisée puis revendue de nouveau pièce par pièce avec des conséquences très dures pour l’emploi en France. Aujourd’hui, Alstom n’est plus qu’une entreprise ferroviaire de taille « modeste » tandis qu’Alcatel après avoir fusionné avec une entreprise américaine a fini avalée par Nokia.

Cette idéologie ultra-libérale a aussi été appliquée dans le domaine de la santé, la dernière crise sanitaire qu’a connue l’Europe en offrant un exemple douloureux. Suite à l’épidémie H1N1 en 2008-2009, la France avait, sous l’égide de sa ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot, mis en place une politique forte en matière de prévention et de réponse sanitaire : constitution de stocks massifs de masques, mise en place d’une structure de coordination pour les épidémies, mobilisation du secteur de la santé. Mais, hélas pour elle, l’épidémie de H1N1 s’était révélée de moindre ampleur que prévu et elle fut attaquée de tout côté pour ses décisions avant d’y laisser son poste dans les mois qui suivirent.

Le retour du politique

11 ans plus tard, la voilà de nouveau invitée sur les plateaux, mais cette fois, pour les raisons exactement inverses à celles qui lui ont coûté sa place. A l’heure où les équipements sanitaires manquent, l’anticipation dont avait preuve Roselyne Bachelot est maintenant citée en exemple de ce qu’il aurait fallu faire pour anticiper la crise de Covid-19.

Si l’ancienne ministre ne boude pas son plaisir de se voir ainsi réhabilitée, elle ne fanfaronne toutefois pas et insiste sur l’importance et le rôle du politique. Sa position se résumant ainsi : si les scientifiques doivent être écoutés, il est du rôle du politique de prendre des décisions parfois contre l’avis des scientifiques, ceux-ci disposent de données parfois contradictoires et incertaines.

Un rappel qui s’applique parfaitement à l’Europe actuelle. Concentrée sur l’élaboration des normes et la conclusion d’accords commerciaux de libre-échange, la Commission européenne et les États-membres ont « oublié » que l’Europe est avant tout un projet politique. Ainsi que l’avait dit Jacques Delors devant le Parlement européen le 17 janvier 1989 : « on ne tombe pas amoureux d’un marché intérieur ».

Il semble, après avoir tardé, que ces mots aient été pris au sérieux par la présidente de la Commission Européenne, Ursula von der Leyen, celle-ci multiplient les initiatives sur le plan économique, suspendant le pacte de stabilité sous la pression des États les plus touchés par le Covid-19 comme l’Italie et l’Espagne, ceux-ci étant soutenus par la France.

L’industrie, garante de la souveraineté

Désindustrialisation et crise du politique semblent conduire à une prise de conscience de la part des Européens, ou au moins d’une partie d’entre eux, de l’absolue nécessité de relancer un aspect considéré pendant longtemps comme un boulet : l’industrie. Oui, cette industrie, moquée, caricaturée, négligée, presque rejetée. On ne parle pas ici des industries de machines-outils dont l’Allemagne s’est fait une spécialité, ou de celles du luxe comme en France, mais des industries de produits manufacturés classiques qui ont presque toutes été délocalisées.

Les pays « industrialisés » occidentaux, dont l’Europe, ne méritent même plus le qualificatif « d’industrialisés ». La langue utilisée en économie lui préférant l’adjectif « développé ». Deux exemples français rappellent toutefois à quel point il est vital (au sens premier du terme) de disposer de chaînes de production sur son sol : l’usine de masques du Plaintel en Bretagne et celle de l’entreprise Luxfer, seule usine fabriquant des bouteilles d’oxygène encore en Europe. Dans les deux cas, des productions cruciales sont en jeu. Il ne manque qu’une chose : la volonté politique.

Cette volonté politique qui fait tant défaut, tant sur le plan national que sur le plan européen, dès lors qu’il faut débloquer des moyens pour engager des politiques à long terme, car peu payantes électoralement. Il est plus facile de promettre des baisses d’impôt et des suppressions de postes de fonctionnaires que de soutenir des politiques coûteuses à court terme en termes d’argent public.

Mais la volonté politique ne suffit pas, une vision industrielle est nécessaire. Il faut aller plus loin que rouvrir des usines sur le sol européen. Se limiter à cela conduirait inévitablement à une nouvelle fermeture pour les mêmes raisons qui ont poussé à délocaliser. Une politique européenne est donc nécessaire. Non pas pour imposer, mais pour orienter, structurer, organiser, soutenir les filières qui existent dans les différents pays européens et renforcer la solidarité européenne. En somme, appliquer à l’industrie les méthodes qui ont conduit l’Europe à parvenir à l’indépendance alimentaire avec la mise en place de la politique agricole commune.

Qu’on se le dise : l’industrie, c’est ne sont pas que des machines et des cheminées grises. C’est avant tout l’assurance pour l’Europe de sa souveraineté et de la survie de ses citoyens. Le sujet a d’ailleurs commencé à faire son apparition dans les discours d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom