Mon foyer, l’Australie, est l’un des quelques exemples d’Etats fédéraux exemplaires, mélange unique des systèmes britannique et américain. Ce confluent d’influences présente un exemple qui répondrait parfaitement aux besoins d’une fédération européenne.
Origine de la fédération australienne
Le système australien s’inspire de la Grande-Bretagne pour ce qui touche à la distinction entre pouvoirs exécutif et législatif, à savoir un premier ministre et son cabinet siégeant au Parlement, et contrairement à la séparation stricte venue d’Outre-Atlantique. Des Etats-Unis, nous avons hérité la conception de notre Sénat. Alors que les chambres basses canadienne et britannique représentent la nation toute entière, en Australie, elle représente les intérêts des Etats et des territoires.
Le Sénat est composé de sénateurs élus dont le mandat est plus long et qui représentent leurs Etats respectifs. En vertu de la Constitution, tous les Etats d’origine (les six colonies australiennes aux premiers temps de la fédération) ont le même nombre de sénateurs, pas moins de six chacun, le nombre actuel de parlementaires au Sénat étant de douze par Etats. Les deux territoires qui formèrent l’Australie se sont vus accorder le loisir de se gouverner eux-mêmes et furent représentés par deux sénateurs chacun, et il est annoncé que chaque Etat futur se verrait représenter proportionnellement à sa population. La distinction avec le système américain réside dans le privilège accordé aux anciens Etats, alors que les Etats américains sont représentés par deux sénateurs, peu importe leur date d’adhésion.
Le bicaméralisme est indispensable à la démocratie fédérale australienne. Le Sénat a moins vocation à représenter tous les citoyens de manière équitable qu’à permettre à de petits Etats de défendre leurs intérêts et de ne pas succomber à la loi de la majorité : un rôle assez semblable à celui du Conseil européen. Nous verrons que cette fonction du Conseil européen est particulièrement importante.
Différences structurelles
Carolyn Holbrook, professeure à l’université Deaken, analyse et décrit la création de cette monarchie parlementaire fédérale australienne comme ayant mariné dans un optimisme qui irrigue toujours la société et la vie démocratique nationale. Le pays a plagié à titre « expérimental » et sans aucune gêne, ce qui lui convenait le mieux dans les deux systèmes et les a déformés, tordus et retordus selon une recette typiquement australienne. Un exemple : la méthode d’amendement constitutionnel requiert toujours une double majorité, de deux tiers des Etats et de la majorité des citoyens. L’expérience australienne fut également un événement unique pour affirmer l’identité de ses concepteurs. Ces derniers étaient éloignés de l’aristocratie britannique et venaient d’horizons différents : des marchands de fer, des journalistes, des instituteurs et des chercheurs d’or. L’un d’eux était végétarien. Quoi qu’il en soit, ils étaient tous blancs et sujets de l’empire de Sa Majesté. Ils parlaient la même langue et vivaient dans des colonies relativement similaires. Un recensement effectué en 1901 compte 3 700 000 habitants pour l’ensemble du continent. Pour commencer, il n’y avait que six colonies à fédérer ; on en avait prévu sept, mais la Nouvelle-Zélande avait décidé d’entrer dans l’Histoire en tant que nation indépendante (même si, en théorie, elle peut toujours rejoindre la fédération australienne si elle le décide).
L’Union européenne est une organisation infiniment plus compliquée et diversifiée. Vingt-huit états membres (en incluant le pays devenu Nouvelle-Zélande européenne suite au Brexit), vingt-quatre langues officielles et un demi-milliard de citoyens ont besoin d’un système fédéral particulièrement robuste.
Défis européens et expérience australienne
Il s’agit d’un défi de culture et d’organisation. La devise européenne est « in varietate concordia ». Cette diversité est précieuse et doit être conservée pour de nombreuses bonnes raisons. Cela étant dit, une Europe fédérale pourrait s’inspirer de l’expérience australienne pour créer ses fondations, tout en se portant garante d’une indépendance nécessaire aux fins de faire coexister une multitude de cultures riches et anciennes. Dans ce dessein, on ne saurait échapper aux enjeux liés aux disparités démographiques entre les différents Etats membres. En Australie, le plus grand écart se situe entre les sept millions d’habitants du New South Wales et le demi-million de Tasmaniens. Il convient de compenser ces chiffres en rappelant que le New South Wales est quinze fois plus étendu que la Tasmanie. En Europe, l’Allemagne (Etat le plus peuplé de l’Union) est 179 fois plus peuplée que Malte (Etat le moins peuplé). Afin de surmonter ces distances, la meilleure solution consisterait en un système à quatre niveaux : un gouvernement fédéral, vingt-sept nations fédérées (en prenant en compte le séparatisme du au Brexit), et un ensemble de quatre-vingt-six Etats et gouvernements locaux en-dessous. Le rôle du gouvernement fédéral et des Etats fédérés serait sensiblement le même que dans d’autres systèmes fédéraux dans le monde, comme l’Australie. Le mystère qui subsiste autour de la répartition des compétences sera dévoilé plus tard.
Fantaisies australiennes
Le sort des Etats est facilement explicable : pour réduire les écarts entre les différentes démographies nationales identifiées plus haut, l’Europe fédérale devra adapter le standard de la nomenclature des unités territoriales. Ce standard est d’ores et déjà utilisé pour les appels d’offre et la distribution des fonds structurels (semblables en de nombreux points aux fonds fédéraux existants en Australie), et permettra d’administrer l’Europe en différentes entités démographiques gouvernables plus aisément. Le niveau fédéré serait au niveau 1 (appelé NUTS 1, selon l’acronyme français) et aurait, avec quelques exceptions des unités démographiques allant de trois à sept millions d’âmes. NUTS 1 représente les territoires les plus vastes et sont formés autour de zones socio-économiques tout en maintenant autant que possible une continuité démographique d’un lieu à l’autre. Dans seize pays, cela partagera la gestion de certains services à de nouveaux échelons dans des pays comme l’Allemagne. Il n’y aurait pas de NUTS 1 pluri-nationaux, soit chaque Etat conserverait ses traditions propres. Ce système a déjà été pensé, mis au point, et confronté à la pratique. Il permettrait une délégation de pouvoirs à des pouvoirs locaux qui profiterait aux citoyens.
Les « Nations d’Europe » sont un niveau unique de gouvernement qui se concentrerait sur le maintien des héritages culturels tout en laissant les échelons inférieurs s’occuper de questions plus utilitaires. Cela pourrait concerner des agences ou des programmes dont l’objet est la promotion des symboles, des langues, de la nourriture, des boissons, des sports, des patrimoines, des fêtes traditionnelles et les familles royales des pays européens. Ce niveau de gouvernement pourrait inclure dans ses attributions les agences de diffusion, les lieux considérés comme relevant du patrimoine national, les musées, les galeries, les fédérations sportives, ainsi que les subventions à l’industrie cinématographique. Si la fédération européenne venait à se doter d’un système bicaméral, s’inspirer du fédéralisme australien reviendrait à transférer de nouvelles compétences aux Nations d’Europe, dont les représentants formeraient un Sénat (ou l’équivalent). La constitution australienne prévoit, si possible, que pour un sénateur, il y ait deux représentants à la chambre. Il y a donc 151 représentants à la chambre pour 76 sénateurs. Transposé au vieux continent, cela donnerait 751 eurodéputés pour environ 375 eurosénateurs sans perdre de vue le nombre de nations (prochainement vingt-sept) et la nécessité que chaque nation dispose d’un nombre égal de sénateurs (ce qui donne pour résultat 378 sénateurs à raison de quatorze sénateurs par nation). Ainsi, un sénateur allemand représenterait près de six millions d’électeurs tandis qu’un sénateur maltais n’en représenterait qu’à peine plus de trente mille. Leur élection au suffrage universel direct mettrait fin aux accusations sur le déficit démocratique de l’Union européenne.
Au passage, ce système pourrait conduire à la résurgence d’un régionalisme vu, au mieux comme légèrement nationaliste, au pire comme séparatiste. Sont inclus les mouvements indépendantistes belges, catalans, ou corses. Se constituer en Etat indépendant est souvent vu comme dangereux, tant du point de vue politique qu’économique. A ce risque vient s’ajouter une inconnue : l’absence de système visant à intégrer d’office au sein de l’Union les Etats nouvellement indépendants.
La constitution australienne, quant à elle, permet à de nouveaux Etats d’intégrer l’Union en fonction de diverses circonstances, notamment la sécession d’une partie du territoire d’un des Etats fédérés. Le nouvel Etat ainsi crée serait immédiatement considéré comme un nouvel Etat et aurait des représentants au Sénat, même si rien ne garantit que le nombre de sénateurs attribués au nouvel Etat soit identique aux nombre de représentants dont bénéficient les entités fédérées plus anciennes. Pas besoin de l’approbation de l’Etat fédéral pour se faire (même s’il est impossible de quitter la fédération australienne) et il suffit de l’accord des Etats concernés ainsi que de leurs parlements respectifs. En ce qui concerne l’Europe, la Catalogne est un bon exemple : si le droit australien s’appliquait, la Catalogne pourrait intégrer d’office l’Union avec l’accord de l’Espagne. La Catalogne deviendrait ainsi une nouvelle nation d’Europe avec tous les leviers pour se gouverner. Cette nouvelle nation ne pourrait pas, en revanche, prétendre au même nombre de sénateurs que les autres Etats. Toutefois, les Catalans pourraient jouir d’un droit à l’auto-détermination, promouvoir leur héritage et leur identité, tout étant membre de la fédération européenne.
Quid des ressortissants européens ? Rien, peut-être. Ils continueraient à circuler librement avec un passeport européen, avoir une boite mail européenne, payer avec des euros et voyager, travailler et s’installer où ils le souhaitent dans la fédération. En mettant de côté l’aspect purement juridique de la question, il est possible d’affirmer que les enjeux d’une fédération européenne devront tenir compte de l’Histoire du continent. La majorité des Etats fédéraux dans le monde se sont formés dans le cadre de l’Etat-nation, et sont, ou bien le résultat de pressions extérieures et la réponse à un besoin d’ordre, ou bien l’organisation d’une société relativement homogène culturellement. L’Australie résulte de ce dernier aspect. L’Europe n’est pas un continent historiquement propice à l’émergence d’Etats fédéraux. De plus, il semble peu probable qu’une fédération européenne naisse des cendres de la guerre. De même, il est peu probable qu’elle soit créée en réponse à une menace existentielle. Ce sera une union de citoyens qui se consacreront les uns aux autres afin de conserver les idéaux de démocratie et de paix. Il faut espérer que cela devienne la vertu cardinale d’une future constitution européenne.
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