Forages gaziers au large de Chypre : vers une escalade des tensions UE-Turquie ?

, par Jérôme Flury, Théo Boucart

Forages gaziers au large de Chypre : vers une escalade des tensions UE-Turquie ?
Recep Tayyip Erdoğan, Président de la Turquie. Le Nord de Chypre est occupé depuis 1974 par l’armée turque. Source : Flickr

Les gisements de gaz naturel au large de Chypre sont devenus une zone de disputes entre les pays de l’UE et la Turquie. Un vrai test pour la solidarité et la diplomatie énergétique européennes dans son plus proche voisinage.

Jusqu’où mèneront les tensions ? Un consortium franco-italien (composé de Total et d’ENI) ne cache pas depuis ces derniers jours sa volonté de commencer des forages énergétiques au large de Chypre, et ce, malgré les avertissements du président turc Recep Tayyip Erdoğan, pour qui ces forages gaziers et pétroliers sont situés dans une zone appartenant à la République de Chypre du Nord, une entité seulement reconnue par Ankara et protagoniste dans la division de l’île depuis 1974.

Cette initiative franco-italienne n’est que le dernier développement d’une très longue période de tensions entre l’Union européenne et la Turquie, commencée en 2011 avec la découverte de vastes champs gaziers. Près de 225 milliards de mètres cube de gaz auraient été découverts, s’ajoutant à d’autres centaines de milliards de mètres cube détectés dès le début des années 2000.

Les premiers forages ont commencé fin 2011, en accord avec les autorités chypriotes grecques de Nicosie, et à la fureur de la Turquie, qui considère que ces prospections sont illégales. Tout au long des années 2010, des épisodes de frictions ont ponctué la situation à l’Est de la mer Méditerranée, comme en 2014, quand la prospection turque avait provoqué le retrait du gouvernement de Nicosie de la table des négociations pour la réunification de l’île.

La tension s’est nettement ravivée en février 2018, lorsqu’un navire de la compagnie italienne ENI a été intercepté par un navire militaire turc, l’empêchant de rejoindre sa zone de prospection entre Chypre et le Liban. En mai et juin 2019, ce sont des navires turcs qui ont commencé à forer au large de l’île, dans sa zone économique exclusive. Nicosie et Bruxelles, notamment lors du sommet de Sibiu, avaient alors exhorté Ankara de ne pas violer le droit international de la sorte.

Malgré ces pressions, et la menace de sanctions sur une économie turque bien moribonde, le Président turc n’a pas cédé et a planifié l’envoi de nouveaux navires pour forer, tout en sommant les compagnies européennes et américaines d’arrêter la prospection dans les eaux territoriales contestées.

De grandes ressources comme enjeu

Les riches ressources en hydrocarbures au Sud de Chypre ont été divisées en 13 blocs destinés à l’extraction. Cinq blocs se retrouvent donc dans la zone contestée par Ankara (les blocs 2, 3, 8, 9 et 13), tandis que quatre blocs (les 1, 7, 11 et 12) s’y trouvent partiellement. C’est donc toute la partie orientale de cette zone de blocs qui se retrouve au centre la discorde entre Nicosie et Ankara.

L’enjeu dans la région est de taille : Chypre, la Grèce et Israël ont signé début janvier un accord sur le gazoduc EastMed, projet colossal car ce gazoduc de 2000 kilomètres devrait passer sous la Méditerranée et rallier des réserves situées au large de Chypre et d’Israël à l’Union européenne. Mais la Turquie veut garder le contrôle sur les ressources environnantes.

Dans Libération, le politologue Ahmet Sözen, de l’Université de la Méditerranée orientale, basée à Famagouste, dans le nord de Chypre, se montre clair à propos d’EastMed. « Le gaz russe est moins cher, le coût de construction d’un gazoduc de 2 000 kilomètres est considérable, tout ceci pour alimenter l’Europe qui cherche à augmenter sa part d’énergies renouvelables donc à diminuer sa consommation d’hydrocarbures… Nous assistons surtout à un jeu politique entre des acteurs régionaux qui cherchent à accroître leur puissance et leur influence. »

Contre le droit international

L’île de Chypre est le cadre d’un ordonnancement géopolitique complexe. Comme l’explique Patrice Gourdin, Docteur en histoire, le pouvoir se répartit de deux manières dans le pays : « Au nord, la République turque de Chypre du Nord-RTCN, une zone peuplée de Chypriotes turcs, occupée par l’armée turque depuis 1974 ; au sud, un espace contrôlé par la République de Chypre, où le pouvoir est exercé par des Chypriotes grecs. »

Il y a quelques mois, le président turc Erdoğan s’était montré ferme. « Les droits légitimes de la Turquie et des Chypriotes Turcs sur les ressources énergétiques de la Méditerranée orientale ne sont pas sujets à discussion ». Et le 16 janvier, il a annoncé que son pays allait recommencer « dès que possible » à faire des forages dans ces zones contestées et riches en hydrocarbures.

Cependant, la République turque de Chypre du Nord est autoproclamée et non reconnue au niveau international, sauf par la Turquie. Pour l’Union européenne, seule la République de Chypre existe, ce qui explique le communiqué cinglant de Josep Borrell samedi 18 janvier.

Le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères a rappelé qu’il était « illégal » de mener de telles activités dans la zone économique exclusive (ZEE) de Chypre. « Tous les membres de la communauté internationale doivent s’abstenir de toute action susceptible de porter atteinte à la stabilité et à la sécurité régionales ».

Un risque d’escalade

Le diplomate espagnol a même ajouté : « L’intention de la Turquie de lancer de nouvelles activités d’exploration et de forage dans l’ensemble de la région va malheureusement dans le sens opposé ». L’Union européenne a également décidé de mener des sanctions ciblées. Elles seront menées contre « les personnes ou les entités qui sont responsables d’activités de forage non autorisées d’hydrocarbures en Méditerranée orientale ou qui sont impliquées dans ces activités ». Une liste est en préparation.

Mais rien de concret n’est encore envisagé. Seule la Banque européenne d’investissement (BEI) prévoit de maintenir ses limites sur les prêts accordés à la Turquie. Que peut véritablement faire l’Union européenne ? Erdoğan a déjà indiqué qu’il ne souhaitait pas plier face aux « ultimatums européens », puisqu’il considère les forages comme « légitimes » et conformes au droit international. Un bras de fer s’est engagé entre les deux parties.

Solidarité européenne

Au sein de l’Union, un sentiment prédomine, la solidarité. Le Conseil européen n’a pas manqué de le souligner dans ses conclusions en juin dernier. « L’UE va continuer à surveiller de près les développements et se tient prête à répondre de façon appropriée et en toute solidarité avec Chypre ». Les institutions européennes font bloc, et Jean-Claude Juncker, alors encore président de la Commission, avait déclaré en mai dernier « être Chypriote » sur cette question.

Le président français Emmanuel Macron a rappelé son soutien lors d’une visite du Premier ministre grec qui avait lui-même envoyé un message ferme au secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, affirmant que les « actions récentes de la Turquie […] sont une violation flagrante de la souveraineté chypriote ».

Sur son compte Twitter, France Diplomatie rappelait en octobre dernier : « L’arrivée d’un nouveau navire de forage turc dans la zone économique exclusive (ZEE) chypriote constitue une violation de la souveraineté de la République de Chypre et du droit international ».

Test diplomatique

Les tensions autour des sites gaziers chypriotes sont un véritable test pour l’aspect extérieur de la politique énergétique européenne. La nature éminemment stratégique des sites gaziers en Méditerranée orientale peut être une occasion pour l’UE de renforcer sa diplomatie énergétique émergente.

Le concept de « diplomatie énergétique européenne » est encore très flou, d’une part à cause des fortes réticences nationales vis-à-vis de toute supranationalité (le choix du mix énergétique et des sources d’approvisionnements est un choix souverain pour la plupart des États membres), d’autre part à cause du fait que la notion même est relativement récente, et s’est affirmée dans les discours officiels européens seulement à la fin des années 2000.

Le Conseil européen et la Commission ont tenté de formaliser une diplomatie énergétique supranationale, notamment en 2015 avec la communication sur l’Union de l’énergie et les conclusions du Conseil européen sur la diplomatie énergétique. Pourtant, les divisions des États membres sur les sujets énergétiques entravent tout développement.

Les échauffourées avec la Turquie au large de Chypre pourraient être une occasion de souder durablement les États membres dans un dossier revêtant à la fois une dimension économique et géopolitique.

En effet, le gaz naturel est souvent vu comme une énergie importante en vue de la transition énergétique, moins carbonée que le pétrole (quand bien même les émissions de méthane ne soient pas encore mesurées avec certitude) et dont l’utilisation est plus simple que les énergies renouvelables intermittentes et non stockables.

En outre, ces forages chypriotes pourraient être une alternative pérenne à l’approvisionnement en gaz russe. La plupart des pays d’Europe centrale et orientale est fortement dépendante du gaz sibérien, et Moscou a pu, par le passé surtout, utiliser cette situation comme moyen de pression politique, notamment en Ukraine et en Biélorussie.

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