France – Allemagne, le tandem difficile

, par Théo Boucart

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France – Allemagne, le tandem difficile
Angela Merkel, Emmanuel Macron et Brigitte Macron lors des commémoration du centenaire de l’armistice de la première guerre mondiale, le 11 novembre 2018 à Paris. Photo : Kremlin, via Wikipédia

OPINION. Dans le cadre d’un projet éditorial mené par notre édition germanophone Treffpunkteuropa sur la vision de l’Allemagne en Europe, et alors que le pays s’apprête à prendre mercredi la présidence tournante du Conseil de l’UE, Théo Boucart, co-rédacteur en chef du Taurillon, se penche sur le binôme franco-allemand et sur toute la complexité d’une relation devenue pourtant essentielle pour la construction européenne.

Lorsque je me suis proposé pour rédiger cet article sur la vision que les Français ont de l’Allemagne, les relations entre les deux pays connaissaient une situation inédite depuis plusieurs décennies.

Le 16 mars dernier en effet, l’Allemagne fermait unilatéralement ses frontières avec la France durant trois longs mois à cause de l’aggravation de la pandémie de COVID-19. Le 11 mars, l’Institut Robert Koch avait classé la région Grand-Est comme « zone à risque » (sans en avertir les autorités locales), motivant ainsi en partie la décision de Horst Seehofer - le ministre de l’intérieur - de fermer les 451 kilomètres de frontières avec le voisin français. Pour la première fois depuis plusieurs décennies, il était désormais impossible pour une personne habitant à la frontière de se déplacer dans l’autre pays pour faire ses courses, manger au restaurant, ou aller voir des amis. Même pour les travailleurs frontaliers ou les familles binationales, le franchissement des points de passage transfrontaliers s’est avéré très compliqué, surtout au début des confinements.

Ces trois mois de fermeture auront des conséquences économiques, mais surtout psychologiques, eu égard notamment aux multiples cas de brimades ou autres humiliations subis par les Français présents en Allemagne. Des incidents vertement dénoncés par les élus alsaciens ou lorrains, tout comme par certains journalistes locaux, comme Kai Littmann, rédacteur en chef d’Eurojournalist(e), un média franco-allemand couvrant le Rhin supérieur. Même si des membres du gouvernement de Sarre, ou encore le ministre des affaires étrangères allemand Heiko Maas se sont officiellement excusés, le ressentiment est toujours vif du côté français, déçus d’avoir été considérés comme « des citoyens de seconde classe » pour reprendre la formule de Littmann.

Attention, il ne faut pas tomber dans la germanophobie la plus primaire en suivant les souverainistes sans scrupule, comme Florian Philippot, dans leur dénonciation du comportement allemand. Si l’Institut Pasteur avait déclaré le Bade Wurtemberg ou la Rhénanie Palatinat comme « zones rouges » de contamination, la France aurait très certainement fermé sans coup férir la frontière.

Pourquoi est-ce que je vous parle autant de cette anecdote, maintenant que les frontières ont rouvert le 15 juin ? L’un des principaux enseignements de cette crise des frontières (l’expression est loin d’être galvaudée) est que, malgré presque 60 ans de paix et d’amitié entre les deux anciens ennemis héréditaires, les vieux réflexes nationalistes et méfiances malsaines n’ont pas disparus et ressurgissent même de temps en temps, ce qui freine quelque peu l’interconnaissance.

Alliance de raison

Lorsque je travaillais à Cologne l’année dernière, j’ai eu la chance de rencontrer Günter Winckler, un peintre amateur ayant vécu plusieurs années à Paris. Lors de la préparation d’une exposition sur la représentation picturale de l’Europe et de la relation franco-allemande, organisée par l’Institut français, il m’avait dit qu’il ne connaissait pas deux peuples à l’état d’esprit aussi différent. Ce sont pourtant les dirigeants français et allemands qui ont engagé tout au long des années 1950 un processus de réconciliation après des décennies de forte hostilité, ayant finalement débouché à la signature du traité de l’Élysée en 1963, inaugurant ainsi les fameux « couples franco-allemands ».

Cette expression est en partie fausse cependant : la France et l’Allemagne n’ont jamais voulu former un « couple ». Ce rapprochement s’est fait sur une base pragmatique, dès 1950 avec la déclaration Schuman, puis après 1958 et l’arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle. L’ancien chef de la France libre considérait d’ailleurs le traité de l’Élysée comme un moyen d’ancrer l’Allemagne dans une Europe dominée politiquement par la France, et donc en soustrayant Bonn de l’influence américaine, huit ans après l’adhésion de la RFA à l’OTAN.

Les tandems entre Présidents de la République Française et Chanceliers allemands ont également connu fortune diverse : si les duos De Gaulle – Adenauer, Giscard d’Estaing – Schmidt et surtout Mitterrand – Kohl ont considérablement renforcé la relation franco-allemande et l’intégration européenne, cela n’a pas été le cas des autres, même si la relation entre Macron et Merkel pourrait aboutir sur le vote d’un plan de relance historique pour l’UE.

Finalement, la relation franco-allemande se résume à une forme d’interdépendance politique : deux pays conscients du fait que l’un ne pouvait pas faire grand-chose sans l’autre sur la scène européenne, deux pays pragmatiques qui, de temps à autre, tentent de multiplier leurs alliances en Europe (notamment avec le Royaume-Uni) mais qui reviennent toujours l’un vers l’autre, même si aujourd’hui, le moteur franco-allemand est moins décisif dans une UE à 27 membres.

Intégration culturelle unique au monde

Le lien franco-allemand ne se fait pas uniquement via un lien politique (parfois sinueux) : la dimension culturelle est très importante à considérer. Et en la matière, la France et l’Allemagne offrent un fabuleux cas d’école de coopération culturelle. Le traité de l’Elysée a notamment créé l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), qui peut s’enorgueillir aujourd’hui d’avoir permis la mobilité de millions de jeunes Français et d’Allemands de part et d’autre de la frontière. 29 ans plus tard, en 1992, ARTE a commencé à diffuser. Malgré des chiffres d’audience très faibles (surtout en Allemagne), la chaîne franco-allemande est un cas unique au monde de coopération audiovisuelle. On ne compte plus également les multiples jumelages, programmes bilatéraux et autres salons dédiés à la coopération culturelle franco-allemande.

Le traité d’Aix-la-Chapelle signé en janvier 2019 doit également renforcer les liens culturels entre nos deux pays, en particulier via l’apprentissage de la langue. Il faut dire que l’enseignement de l’allemand est plutôt en mauvais posture, malgré un regain d’intérêt ces dernières années. La langue de Goethe a notamment pâti de la suppression partielle des classes bilangues décidées sous François Hollande et rétablies par le ministre de l’éducation nationale d’Emmanuel Macron, Jean-Michel Blanquer. De manière générale, seuls 120000 élèves choisissent l’allemand en première langue vivante à l’école (contre 3,2 millions qui optent pour l’anglais) et 410000 en seconde langue (contre 1,8 million pour l’espagnol).

En Allemagne, le nombre d’apprenants en français diminue, de même que les échanges scolaires avec la France, tandis que l’espagnol connaît une forte dynamique. Pourtant, bien plus d’Allemands, même jeunes, arrivent à maîtriser la langue de Molière. Cet état de fait est particulièrement visible avec le programme Erasmus + : il est ainsi courant de voir des étudiants allemands arriver dans une université française avec un excellent niveau de français, alors que l’inverse est sensiblement plus rare, même parmi les étudiants en cursus germanistes. On pourrait donc résumer la situation ainsi : alors que les Français sont fiers de leur langue, les Allemands sont fiers de maîtriser celles des autres.

La méconnaissance de la culture du voisin reste abyssale, en particulier du côté français. Les clichés ont la vie dure et de nombreux hommes politiques français surfent sur une certaine crainte du « vulgum pecus » vis-à-vis de l’Allemagne. François Asselineau, souverainiste à la fois notoire et marginal, a notamment dénoncé la « propagande éhontée » du traité d’Aix-la-Chapelle. Encore plus ubuesque, un député européen affilié au parti « Debout la France » (non moins europhobe) a affirmé qu’avec ce traité, la France allait « vendre l’Alsace et la Lorraine » à l’Allemagne. Une assertion reprise en partie par Marine Le Pen. Le fait que de nombreux médias aient dû rétablir la vérité prouve à quel point la calomnie vis-à-vis de l’Allemagne trouve un terreau fertile chez certains.

L’Allemagne domine-t-elle l’Europe ?

Depuis une petite décennie, une nouvelle dimension de la relation avec l’Allemagne semble obséder un nombre croissant de Français : la prétendue « domination » allemande (sic) de l’Union européenne.

Cette idée est venue de la crise de la zone euro et des différentes mesures pour y remédier : la signature du pacte budgétaire en 2012, exigée par Angela Merkel pour assainir les finances publiques, l’inflexibilité du ministre allemand Wolfgang Schäuble à l’égard de la Grèce durant les crises de la dette, l’hostilité de la Bundesbank vis-à-vis de la politique non-conventionnelle de la BCE et la nouvelle tentative du tribunal constitutionnel fédéral de remettre en question la primauté du droit européen. Autant d’exemples d’une prédominance supposée de Berlin sur le cours de la politique communautaire qui exaspèrent en France.

Au-delà du choix de terme assez délétère, cette « domination allemande de l’Europe » n’est qu’en grande partie chimère. Si les positions allemandes sont si souvent reprises lors des négociations européennes, c’est parce que les Allemands ont su se positionner aux postes clé des institutions européennes, notamment au Parlement. Une stratégie que la France n’a toujours pas comprise, elle qui reste persuadée de la prédominance intergouvernementale du Conseil de l’Union européenne. Certains observateurs, comme Kai Littmann, ont pourtant relevé une volonté allemande de « dominer » l’Europe durant la crise de la COVID-19. Là encore, cela mérite d’être nuancé : la France a réussi à infléchir la position de l’Allemagne sur deux sujets cardinaux pour la relance européenne après la pandémie : la mutualisation des dettes et les transferts de dotations budgétaires.

Toutefois, les clichés sur le voisin français ont également la vie dure en Allemagne. Durant la crise de la dette souveraine, la France a souvent été caricaturée (en particulier sur les réseaux sociaux) pour la mauvaise santé de ses finances publiques et pour sa supposée volonté de se servir de l’argent des contribuables allemands pour financer les grands projets européens des gouvernements français successifs. Le 1er juillet prochain, l’Allemagne prendra la présidence tournante du Conseil de l’UE, à une période des plus critiques pour l’Union européenne, alors que le budget 2021 – 2027 et le plan de relance Next Generation EU vont connaître des négociations difficiles. Il est donc nécessaire que la France et l’Allemagne continuent de travailler main dans la main pour sauver l’Union européenne de cette mauvaise passe.

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