L’Europe du XIXe siècle ou l’universalisation du particulier
Goethe est un personnage qui renferme tous les paradoxes du XIXe siècle. Les intellectuels le considèrent généralement comme la grande figure de la littérature et du romantisme allemands. Le nom de l’auteur est d’ailleurs repris dans la périphrase qui sert à désigner la langue allemande. Le romantisme, quant à lui, est un courant artistique qui se caractérise par le goût de l’irrationnel, de la passion et de l’effusion lyrique. On l’oppose traditionnellement au classicisme réputé pour sa stricte rationalité artistique et culturelle. Par un accident de l’histoire, le romantisme rencontre le nationalisme et le libéralisme. Bien qu’entretenant des rapports ambigus voire parfois contradictoires (songeons à l’impérialisme de certaines puissances continentales ou encore à l’apogée de la colonisation), ces courants vont prétendre s’exalter pour défendre les peuples opprimés. De la scène des massacres de Scio à la Liberté guidant le peuple, le romantisme apporte avec lui les promesses d’un nouvel horizon politique au service de la modernité et de l’émancipation des peuples, l’État-nation. Ainsi s’amorce progressivement l’universalisation de la consécration du particularisme social comme cadre politique indépassable du salut de l’individu.
Il s’avère pourtant que Goethe s’interroge au même moment sur la pertinence des qualificatifs nationaux pour rendre compte des réalités culturelles et artistiques. C’est le sens donné à la notion de Weltliteratur (littérature-monde, ou littérature universelle pour certains universitaires) pour rendre compte du fait que les phénomènes culturels s’inscrivent, dans leur construction, toujours dans un réseau mondialisé, loin de la fiction de l’autarcie que devrait préserver tel corps social afin de se protéger des éléments exogènes nocifs à la singularité de celui-ci.
La Weltliteratur ou le rejet des cultures prétendument « nationales »
La culture nationale s’est toujours pensée comme étant auto-suffisante. Même la France qui prétend avoir développé une conception universaliste de la nation élabore aujourd’hui une politique linguistique et culturelle protectionniste pour se prémunir en vain des anglicismes. La loi Toubon de 1994 et son décret d’application de 1996 édifient des bureaucraties complexes pour imposer à la société civile un certain usage du français, occultant que les langues « nationales » ont toujours évolué par emprunts mutuels. L’anglais, suggère la linguiste Henriette Walter, aurait absorbé plus de français que l’inverse.
Or Goethe semble justement s’intéresser de près à cette mondialisation des échanges littéraires. Ses célèbres correspondances avec son assistant, disciple et confident Johann Peter Eckermann font état d’un grand émerveillement concernant par exemple la poésie serbe ou encore le roman chinois. Il éprouve également un certain étonnement en voyant ses oeuvres traduites et commentées en dehors des frontières germanophones, particulièrement en France, pays dont il sait que le rayonnement culturel occupe une place particulière sur le continent européen en ce début du XIXe siècle. Mais outre le fait que Goethe ne limite pas cette Weltliteratur en formation à l’Europe continentale en incluant la Chine, son coup de génie est d’écrire en 1827 déjà, dans une correspondance avec son disciple, la chose suivante : « Le mot de Littérature nationale ne signifie pas grand-chose aujourd’hui ; nous allons vers une époque de Littérature universelle [Weltliteratur], et chacun doit s’employer à hâter l’avènement de cette époque. Mais tout en appréciant ce qui nous vient de l’étranger, nous ne devons pas nous mettre à sa remorque ni le prendre pour modèle. Ne croyons pas que ce qu’il nous faut soit chinois, ou serbe, soit Calderon ou les Nibelungen ; mais, quand nous avons besoin d’un modèle, nous devons toujours recourir aux anciens Grecs, dans les œuvres de qui l’homme est représenté en ce qu’il a de plus beau. Tout le reste, nous devons le considérer seulement du point de vue historique et, dans la mesure du possible, nous approprier ce qu’il y a là de bon. » [1]
Goethe, en avance sur notre époque ou en retard sur la sienne ?
Ainsi donc, la figure du romantisme outre-Rhin qui, rappelons le, a toujours refusé d’utiliser le qualificatif « allemand » pour désigner son art évoque déjà dans la première moitié du XIXe siècle le caractère désuet du concept de littérature nationale alors même que la consolidation des États-nations n’est pas terminée. Parler de culture française serait donc au XIXe siècle aussi absurde que de parler de physique italienne ou de biologie espagnole. Et accoler un qualificatif national au nom d’une discipline appartenant au domaine des sciences humaines et sociales ou aux arts relèverait donc plus du vocabulaire politique pour légitimer la domination des États-nations que de la désignation d’une véritable réalité sociale et culturelle.
Goethe semble faire oeuvre de préfiguration vis-à-vis de notre propre époque caractérisée par une visibilité accrue des interdépendances culturelles du fait des nouvelles technologies mais qui peine toujours à admettre le caractère obsolète de la nation comme réalité culturelle et sociale bien qu’elle demeure une réalité politique indéniable, quoi que dépourvue de fondement rationnel. D’autres, au contraire, considéreront peut-être qu’il est en retard par rapport à une Europe du XVIIIe siècle dont l’universalisme des Lumières semble peu à peu tirer sa révérence du fait de la diffusion du modèle des identités nationales qui vont s’attacher à occulter méticuleusement les interdépendances historiques qui lient les aires géographiques.
Aucune de ces deux propositions n’est totalement exacte puisque la mondialisation est un phénomène aussi vieux que l’humanité qui ne s’est jamais interrompu malgré des identités prétendument nationales qui, parce qu’elles se sont toutes construites sur le même modèle, montrent qu’elles n’en sont finalement que le produit. Il ne tient donc qu’à nous de considérer que la culture est beaucoup trop importante pour être confiée à des fictions bureaucratiques qui ne s’attachent qu’à en falsifier les contours en bridant son universalité pour asseoir leur pouvoir au détriment de la vérité.
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