Le Taurillon : Une première question volontairement provocatrice. Il existe de nombreux livres qui mettent le doigt sur les multiples défauts de l’Union européenne, ainsi que sur la déperdition de l’idéal européen. Pourquoi avoir voulu écrire cet ouvrage ?
André Gattolin : Le contexte dans lequel sort ce livre, en 2020, est marqué par une double crise d’ampleur sans précédent. Le Brexit d’une part, avec la sortie de l’Union de l’un de ses membres, et non des moindres. C’est un pays de 66 millions d’habitants qui dispose d’une économie encore très puissante, l’une des plus importantes d’Europe. Cela va à l’encontre, quelque part, de la « téléologie européenne » rappelée par Emmanuel Macron dans un de ses discours : l’idée que le principal objectif de l’Europe serait l’élargissement à tout prix de l’Union jusqu’à la réunification totale du continent. Dans cette perspective, cette sortie est dramatique car la civilisation et la pensée européenne sans le Royaume-Uni sont, selon moi, difficilement concevables.
D’autre part, le coronavirus. Nous étions autrefois habitués aux pandémies, mais depuis un siècle heureusement elles ne frappaient plus guère les pays développés. Nous nous sentions protégés par nos systèmes de santé. Aujourd’hui, on s’aperçoit que les régions où le plus de morts sont à déplorer, c’est l’Amérique du Nord et l’Europe. Nous n’avons pas su anticiper car la santé n’est qu’une compétence d’appui de l’Union européenne, même si cette dernière a su plutôt bien réagir d’un point de vue économique.
Nous avons donc deux crises simultanées, une amputation et une nécrose, d’une ampleur sans commune mesure avec les crises précédentes, comme la crise financière de 2008 ou la crise des migrants de 2015. Il nous a donc semblé important, avec Richard Werly, d’éditer un livre sur l’Europe dans sa collection L’Âme des Peuples, née après la crise de 2008. L’exercice a été délicat parce qu’à l’inverse des autres nations présentées dans la collection, il est pratiquement impossible de trouver une âme commune à toute l’Europe.
LT : Le livre part d’un constat principal : nous avons réussi à construire l’Europe institutionnelle, mais nous n’avons pas réussi à créer des « Européens ». Vous dites que l’émergence d’une identité européenne commune est nécessaire, mais vous dites également que les différences historiques et historiographiques entre l’Europe occidentale et centrale sont considérables, voire antagonistes. Est-ce un obstacle à l’émergence de l’identité européenne ? Que mettre dans le « fabuleux roman » de l’Europe, pour reprendre les mots de Paolo Rumiz ?
AG : Je m’oppose à l’idée d’une culture européenne, venue d’en haut, unificatrice, et qui serait le plus petit dénominateur commun existant entre nous. Cela conduit à l’émergence d’une élite, des « Eurosapiens », comme je l’écris dans le livre, même si cette expression ne vient pas de moi. Un élite polyglotte et hypermobile qui ne refléterait pas la réalité de 450 millions d’habitants qui vivent dans l’Union. L’Europe est plutôt caractérisée par la faiblesse de la mobilité, contrairement à ce qu’il se passe en Amérique du Nord où les gens se déplacent beaucoup et partagent nombre de points communs, dont une seule et même langue.
Pour construire une véritable culture commune, il ne faut pas attendre que les Européens aillent à l’Europe, c’est à l’Europe de venir aux Européens. Force est de constater toutefois qu’on n’a jamais vendu les réalisations européennes aux citoyens. On m’a proposé trois fois d’être eurodéputé, j’ai refusé à chaque fois. Pas que cela ne m’intéresse pas, mais je pense que convaincre les gens des enjeux européens au sein d’un parlement national est plus efficace que de s’enfermer dans un cénacle peu en lien avec les territoires de l’Europe.
La connaissance de l’Europe est basée sur l’enseignement des langues et de l’histoire. Or, les barrières linguistiques et historiques constituent respectivement des obstacles structurels et conjoncturels de l’émergence d’une identité européenne. Ce que je reproche à la construction européenne depuis la CECA, c’est de ne pas parler de l’histoire et du passé. L’Europe s’est construite sur une base « anhistorique », avec le mantra « plus jamais ça », en référence à la barbarie nazie. Il n’y a en effet guère que deux grands renvois à l’Histoire dans les discours européens contemporains : la Seconde guerre mondiale et l’horreur des camps, la Première guerre mondiale et la « boucherie » sans précédent à laquelle elle a conduit.
Pourtant, l’identité européenne a une composante historique bien plus profonde et des particularités géographiques très concrètes. En France par exemple, la Champagne constitue un territoire culturel et historique éminemment européen. Quand on va à Troyes (le lieu où l’Université d’Automne du Mouvement Européen s’est tenue, et où l’auteur de cette interview a rencontré André Gattolin pour la première fois, ndlr), on le voit tout de suite dans les noms de rues, dans l’architecture et l’organisation urbaine de la ville. Cette ville a été un point de jonction à la fin du Moyen- ge entre l’Europe du Nord de la ligue hanséatique (dont l’histoire est pratiquement occultée de l’enseignement scolaire français) et l’Europe du Sud des marchands lombards et vénitiens.
Bien sûr, il n’y a pas un lien unique et étroit qui relie Brest en France à Brest-Litovsk au Bélarus, mais il existe néanmoins d’innombrables petits fils qui se croisent et qui esquissent une sorte de tapisserie un peu rustre qui donne une idée de l’Europe, avec ses déchirures et ses faiblesses. Quand on parle d’histoire, il n’y a pas que les guerres. C’est pour ça que j’ai tenu à consacrer un passage du livre à la ligue hanséatique : pendant 450 ans, il s’agissait d’une puissante ligue de villes ayant des liens économiques et commerciaux, rappelant de manière troublante l’UE actuelle. Je me suis également demandé pourquoi la Hanse était tombée. Après le traité de Westphalie de 1648, on a assisté à la construction de l’État souverain « post-westphalien », en réaction à cette ligue transversale. L’autre raison est la révolution technologique, et notamment l’apparition de la navigation hauturière et intercontinentale qui a conduit les européens de l’Ouest à aller coloniser le nouveau monde à partir du XVIème siècle et qui a ruiné les échanges commerciaux maritimes via la Baltique et la mer du nord.
Une dernière chose, l’Europe n’a pas vécu de guerre d’indépendance, contrairement aux autres États-continents comme les États-Unis, l’Inde, ou même la Chine. Pourtant, ces moments sont autant d’éléments structurants de l’identité. En somme, on a réussi à créer des institutions européennes, mais on a échoué à créer des Européens. L’enseignement comme la culture restent aujourd’hui des compétences exclusives des états-membres. En témoigne le montant ridicule du budget européen consacré à la culture. Et le peu qui est fait est dérisoire : l’Union a institué le titre de « capitales européennes de la culture ». Chaque année, on donne ce label à deux villes de l’Union, mais celles-ci ne travaillent pas ensemble et les manifestations organisées dans ce cadre ne parlent pas d’Europe !
LT : Le livre est également enrichi d’entretiens avec des personnalités, françaises ou venant d’autres pays. Ces entretiens sont tous très intéressants car ils tentent d’aborder la question du sentiment d’appartenance à l’Europe, au travers de nombreuses disciplines. Une remarque particulièrement intéressante est celle de Béatrice Giblin, selon qui l’Europe « se définit par la géographie ». Or, le débat est très vif autour des « limites de l’Europe ». Est-ce un facteur de confusion pour la création de l’identité européenne ?
AG : Très belle question qui mériterait un très long développement. L’entretien de Béatrice Giblin est toutefois sujet à discussion. Mes lecteurs étrangers m’ont dit qu’ils la trouvaient très « franco-française » dans son analyse. Je ne suis pas de leur avis car dans mon propre texte, je renvoie au fait que c’est l’empereur romain germanique Maximilien Ier (le père de Charles Quint, ndlr) qui a écrit pour la première fois le mot « Européen » dans un acte officiel, à la fin du XVème siècle. Il voulait ainsi souligner que notre identité commune ne reposait plus sur une appartenance à la chrétienté, mais plutôt sur une appartenance géographique, bien plus structurante que ce que nous voulions bien croire.
Ce que j’écris au début du livre est dans la même veine : oui, cette appartenance géographique crée des particularités. L’Europe est une série de péninsules, avec des archipels. L’Europe est le continent où le ratio superficie / longueur des côtes est le plus élevé. 50% de la population de l’UE vit encore aujourd’hui à moins de 50 kilomètres d’un rivage. Cela construit notre rapport commun à beaucoup de choses, comme la pêche ou le commerce. Un substrat socio-culturel s’est donc construit sur cette géographie, et c’est bien à la géographie humaine que fait référence Béatrice Giblin dans son entretien.
Contrairement à ce qu’il passe en Amérique du Nord, par exemple, l’Europe est caractérisée dans une très large mesure par l’importance politique démesurée des villes. Même dans l’arrière-pays (ou le Hinterland à l’allemande), tout est drainé par la ville. Des études ont montré la « métropolisation du politique » : les grands scrutins de ces dernières années (les élections européennes, la présidentielle en France ou le référendum du Brexit), on voit que le vote pro-européen se situe largement dans les grandes villes. L’accord des « quatre capitales libres » (Prague, Bratislava, Varsovie et Budapest) face aux gouvernements illibéraux des pays de Visegrad en est un autre exemple. Plus que partout ailleurs, la ville européenne préfigure l’avenir et l’acquisition de nouveaux droits sociaux.
Pour revenir au débat sur les limites géographiques de l’Europe, j’estime que la Russie, dans son entièreté, fait partie de l’Europe, pour des raisons politiques et historiques. Le bassin méditerranéen est sous forte influence européenne. On pourrait aussi considérer qu’Israël est un pays authentiquement européen. C’est d’ailleurs tout le problème que nous avons au Conseil de l’Europe, Israël n’est pas membre, mais des pays du Caucase comme l’Arménie et l’Azerbaïdjan en sont membres. On ne peut pourtant pas dire que ces pays fassent partie de l’Europe géographique telle que certains la définissent ...
Outre Béatrice Giblin, j’aime beaucoup l’entretien de Mark Mazower, un Britannique qui connaît très bien la Grèce et qui enseigne aux États-Unis. Les entretiens de la seconde partie du livre viennent en écho à ce que j’écris. Richard Werly les a réalisés en parallèle à la rédaction de mon texte et ils enrichissent très bien plusieurs de mes intuitions sur le sujet. Lorsque j’ai lu l’entretien avec Paolo Rumiz, je me suis dit « mince, il dit exactement la même chose que moi, mais naturellement en mieux, moi qui pensait être le seul à penser de la sorte ! » (rires). Il y a également une grande richesse dans les entretiens conduits avec Ivan Krastev et Alain Lamassoure.
Lorsque Richard Werly qui est suisse et mon éditeur qui est belge ont lu le premier jet de mon essai, ils m’ont dit que c’était une analyse trop franco-française, notamment dans ses références. Sur le coup, cela m’a beaucoup vexé (rires). Ils m’ont ainsi beaucoup aidé à gommer ce biais, même si d’un autre côté, je m’adresse à un public francophone, et donc principalement français.
Mon discours pour aider à construire enfin des Européens est le suivant : « en tant que Français, qu’est-ce qui, dans notre culture, est construit par l’Europe ? ». La ville dans laquelle nous vivons a été façonnée par de grandes traversées européennes que souvent notre absence de culture historique et littéraire ne nous permet pas de décoder. J’aimerais que les Français apprennent à décrypter la richesse européenne inhérente à leur culture.
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