Un contexte politique difficile : d’une crise à l’autre
La fin naturelle de la législature était prévue au printemps 2023, mais en raison d’une crise de gouvernement ayant mis fin au « gouvernement d’unité nationale » guidé par Mario Draghi, le président de la République Sergio Mattarella (garant de la Constitution) a été obligé de dissoudre le Parlement et de convoquer des élections anticipées. Pour rappel, le gouvernement de Mario Draghi était né en février 2021, à la suite de la crise du gouvernement de Giuseppe Conte (Mouvement 5 étoiles). L’Italie étant alors le pays européen le plus frappé par la crise Covid, la désignation de l’ancien chef de la Banque centrale européenne était le moyen de s’assurer la confiance de la Commission européenne (et au sens large de l’UE), envers un gouvernement stable guidé par une personnalité d’envergure, et capable de préparer et lancer un plan national de relance d’une portée de presque 200 milliards d’euros financés par des fonds européens.
Les financements venant du Next Generation EU – issus pour la première fois d’un emprunt commun au niveau européen (« moment Hamiltonien ») – dont l’Italie a été le premier pays bénéficiaire, semblaient avoir fait basculer l’opinion publique et les partis politiques vers des positions de plus en plus favorables à une intégration européenne accrue. En témoignent les programmes électoraux de différents partis politiques qui, de la gauche au centre, proposent une intégration majeure de l’UE, la fin des décisions à l’unanimité, et dont plusieurs parmi eux défendent explicitement la construction d’une Europe fédérale.
Toutefois, un ensemble de facteurs, dont les élections anticipées en pleine période estivale, avec une loi électorale peu lisible forçant les partis à former de grandes coalitions et limitant de facto la participation de nouvelles forces politiques, ont eu pour effet d’aller vers le gouvernement le plus eurosceptique jamais vu.
Au moment où l’on écrit, Giorgia Meloni, la leader du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia (« Frères d’Italie ») n’a pas encore été nommée première ministre, mais cela paraît déjà certain vu les résultats des élections du 25 septembre, dont elle sort gagnante. Avec un score de 26% (données pas encore définitives) Fratelli d’Italia est le premier parti italien, à la tête de la coalition de droite – composée par la Lega de Matteo Salvini (8,8%), Forza Italia de Silvio Berlusconi (8,1%) et des plus petits partis de droite (0,9%) – qui s’avère gagnante des élections avec un score de 44%. De l’autre côté, la coalition regroupant les partis de centre-gauche et de gauche obtient 26% des votes, suivie par le Mouvement 5 étoiles qui, seul, obtient 15,6% et la coalition des partis centristes-libéraux à 7,7%.
Vers un gouvernement guidé par l’extrême droite
Au lendemain du vote, les forces d’extrême droite en Europe exultent : Marine Le Pen et Victor Orbán ont été parmi les premiers à féliciter Giorgia Meloni, avant même la publication des résultats définitifs. Des réactions plus mitigées arrivent de la part de l’Allemagne, de l’Espagne et de la France. La Première ministre Elisabeth Borne a déclaré sur la chaîne BFM-TV que la France sera attentive au respect des droits humains et du droit à l’avortement chez le voisin transalpin. La secrétaire d’État chargée de l’Europe, Laurence Boone, a affirmé de son côté, au lendemain des élections, que « les électeurs italiens ont choisi et nous devons respecter les choix démocratiques » (…) « nous resterons très attentifs au respect des valeurs européennes ».
Cela ne surprend point, sachant que Fratelli d’Italia a gagné les élections avec le slogan « Dieu, Patrie, Famille » et le symbole de la flamme tricolore, utilisée par les mouvements post-fascistes depuis 1946.
Même si le programme électoral tente de la déguiser, l’idéologie xénophobe, eurosceptique et liberticide de Fratelli d’Italia est bien connue en Italie, à travers les propos et les politiques menées déjà depuis des années par les élus de ce parti au niveau local et régional, au sein du Parlement italien et du Parlement européen où ils siègent au sein du groupe des Conservateurs et Réformistes européens (ECR). Fidèle à son slogan « Dieu, Patrie, Famille », Fratelli d’Italia s’engage à défendre et promouvoir « les racines et identités historiques et culturelle judéo-chrétiennes de l’Europe ».
Ainsi, le programme de Giorgia Meloni prône une « politique étrangère centrée sur la défense de l’intérêt national et sur la défense de la Patrie ». Quant à l’avenir de l’Europe, Fratelli d’Italia, dans le même esprit que le programme du Rassemblement National, souhaite « relancer le système d’intégration européenne, pour une Europe des Patries, fondée sur l’intérêt des peuples et capable de s’attaquer aux défis de notre époque ». Par ailleurs, y est affirmée la volonté de respecter « les alliances internationales, également en ajustant les allocations de défense aux paramètres convenus dans l’Alliance atlantique » et de rester aux côtés des alliés internationaux en soutenant l’Ukraine face à l’agression de la part de la Russie.
Sur l’immigration, Giorgia Meloni prône depuis longtemps (et de façon explicite dans son programme électoral), un « blocus naval » pour stopper le débarquement massif de bateaux de migrants sur les côtes afin de protéger les frontières italienne et européenne. Depuis toujours, Fratelli d’Italia porte un discours public axé sur le danger des migrants pour la sécurité, Giorgia Meloni affirmant encore récemment qu’ « ils laissent entrer des milliers de migrants pour que les hommes aillent vendre de la drogue et que les femmes se prostituent ». Dans son programme, Fratelli d’Italia confirme l’intention de « lutter contre les activités des ONG qui favorisent l’immigration clandestine ».
Quant à la « Famille », le parti de Giorgia Meloni, – hostile tant dans les mots que dans les positions au Parlement concernant les droits des personnes LGBTIQ – défend le modèle « classique » de la famille s’opposant à l’adoption par les familles homoparentales et en stigmatisant l’accès à l’avortement. Comme observé aussi par la presse internationale, ce dernier est devenu un droit bafoué dans les régions gouvernées par Fratelli d’Italia.
Un coup d’arrêt pour le projet fédéraliste ?
Les élections italiennes risquent de marquer un coup d’arrêt pour l’élan fédéraliste vécu depuis un an, avec l’ouverture du gouvernement allemand à une réforme institutionnelle de l’UE en sens fédéral, suivie par les demandes des citoyens dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, soutenues à la fois par le Parlement européen, par la Commission, et appuyées par la France (au moins sur l’élimination des décisions à l’unanimité). Mario Draghi, déjà bien connu pour ses idées européistes, avait fait appel à un fédéralisme européen « idéal et pragmatique », lors de son discours au Parlement européen le 3 mai dernier.
Or, malgré sa vision souverainiste et anti-européenne, une fois assumé le rôle de première ministre d’un pays en pleine crise économique et sociale, Giorgia Meloni sera obligée de changer de posture et d’attitude vis-à-vis des institutions européennes. Ne pouvant pas se permettre de renoncer aux financements du PNRR et aux autres fonds liés aux dispositifs pour sortir de la dépendance au gaz russe, le nouveau gouvernement devra garder la porte ouverte à Bruxelles.
À quoi s’attendre en tant que fédéralistes pour les années à venir ? Étant donné que les intérêts de l’Italie coïncident avec ceux d’une Europe plus unie, et que la majorité des partis politiques semblerait en avoir conscience, le gouvernement de Giorgia Meloni n’aura pas assez de marge de manœuvre pour remettre en question la construction européenne et les avancées jusque-là réalisées. Toutefois, le droit de veto étant encore inscrit dans les traités et alors que la « famille » des gouvernements européens souverainistes va maintenant s’agrandir, on peut s’attendre à une période de paralysie concernant l’intégration européenne, et évidemment vis-à-vis du « saut fédéral ».
Les menaces les plus sérieuses concernent le respect de l’État de droit, des libertés civiles et la tournure que prendront les politiques migratoires, des domaines où le poids d’une Italie d’extrême-droite peut être très lourd.
Pour l’Italie et pour l’avenir de l’Europe, beaucoup va dépendre de la stabilité, et donc de la durée, du nouveau gouvernement qui s’installera d’ici fin octobre. L’histoire nous enseigne de ne pas sous-estimer les effets des crises économique et sociale ni le danger des nationalismes.
Face aux crises économique et sociale déclenchées lors de la pandémie, et accentuées par la crise énergétique dans un contexte international instable, la réalisation du projet fédéral devient une urgence vitale pour l’avenir de notre continent. Seul un État fédéral pourra apporter des solutions à la hauteur des défis devant nous et les citoyens et les dirigeants politiques devraient en prendre conscience avant que les conséquences de ces crises ne deviennent irréparables.
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