« L’Europe de la souveraineté » : entretien avec Thierry Chopin

, par Lorène Weber

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« L'Europe de la souveraineté » : entretien avec Thierry Chopin
Deux candidats, deux visions différents de la souveraineté nationale - et européenne. CC Wiki

La prétendue perte de souveraineté pour la France que l’UE aurait causée a été l’argument central de nombre de candidats à l’élection présidentielle pour justifier une sortie de la France de l’Union (ou du moins une renégociation des traités pour transformer l’Union en communauté d’États-nations « souverains »). Cet argument est à présent porté au second tour par Marine Le Pen. Cette vision de la souveraineté apparaît pourtant dépassée aujourd’hui, et de nombreux observateurs défendent qu’une sortie de l’Union causerait au contraire une perte de souveraineté pour les États.

Le Taurillon - Le terme de « souveraineté » a été fréquemment cité par tous les candidats à l’élection présidentielle. Ils n’expliquent pourtant pas cette notion complexe. Comment définir la souveraineté aujourd’hui ?

Thierry Chopin - Classiquement, la « souveraineté » - concept inventé par le juriste français Jean Bodin - désigne l’idée d’un pouvoir de commandement et de décision que détient un État et qui se définit par deux caractéristiques majeures : le pouvoir souverain est un pouvoir unifié et suprême, d’un côté, et indivisible, de l’autre [1]. De ce point de vue, on comprend facilement que la « souveraineté » soit traditionnellement au centre du débat français notamment au travers des controverses suscitées par la construction européenne qui suppose une dualité de la puissance publique, le niveau national et le niveau européen, ainsi que la mise en commun de l’exercice de certaines compétences.

En outre, depuis plusieurs siècles, la puissance est associée à la souveraineté étatique et résulte de trois leviers de souveraineté : la diplomatie, la défense et la police. Sur le plan externe, la diplomatie et la guerre sont l’affaire par excellence de l’État, le cœur de la souveraineté, l’expression du fonctionnement « westphalien » des relations internationales. Comme le montrent les interventions militaires de la France en Syrie et en Afrique, les évolutions de la politique internationale de la Russie, de la Turquie ou encore de l’Iran, la grille d’analyse westphalienne n’a pas perdu sa pertinence. Pour autant, dans un monde globalisé, la puissance des États européens semble s’éroder et le besoin d’unité pour influencer et préserver leurs intérêts est plus que jamais indispensable.

Le Taurillon - Peut-on alors parler d’une souveraineté européenne ?

Thierry Chopin - Le concept de souveraineté est problématique dans les affaires européennes : l’Union n’est pas un État et les compétences respectives des États et des autres échelons politiques et administratifs font l’objet de conflits de répartition. Par ailleurs, s’il est un domaine où les Européens s’accordent pour donner un rôle à l’État, ce sont les missions régaliennes (décision budgétaire, politique étrangère, défense, immigration, police, protection de la sécurité, indépendance énergétique). Or, l’UE s’est construite dans le refus de confier à l’Union les missions régaliennes (dès 1954, la France refuse avec le rejet de la Communauté européenne de défense la constitution d’une défense européenne) en raison de la protection par les Etats de leur souveraineté. L’Union s’est dès lors consacrée à des missions de redistribution (PAC, politique de cohésion) qui génèrent des conflits d’appropriation. Or dans le monde globalisé, il semblerait logique que l’UE dispose d’instruments régaliens. C’est en réalité la condition de la constitution d’une identité européenne et d’une union politique face aux défis lancés aux Européens.

C’est dans cette perspective que je défends le projet d’une « Europe régalienne ». Aujourd’hui plus encore qu’hier, les enjeux internationaux mettent en question la capacité collective des Européens à répondre aux défis lancés par les transformations géopolitiques et macroéconomiques mondiales. C’est le cas pour l’organisation de la sécurité collective mais aussi pour la régulation des flux migratoires, la lutte contre le réchauffement climatique, ou encore la gestion des nouveaux rapports de force économiques mondiaux, tant sur le plan commercial que dans le domaine du numérique. Le projet d’une « Europe régalienne » permet aussi de remettre à leur juste place les questions de souveraineté, de subsidiarité et, in fine, d’efficacité de l’action publique. De fait, une « Europe régalienne » est une Europe qui renforce la souveraineté de la puissance publique, que celle-ci s’exerce au niveau national ou au niveau européen, les deux niveaux n’étant pas antinomiques mais au contraire complémentaires. L’Union européenne et les États européens, dans le modèle démocratique qui est le nôtre, ont la même raison d’être : protéger la sécurité de leurs citoyens, à la fois physiquement et économiquement, tout en garantissant le plus grand espace possible à la liberté individuelle. La préservation de l’ouverture des frontières et des valeurs fondatrices de la construction européenne appelle d’elle-même la constitution d’une telle « Europe régalienne », sans quoi le risque du repli national ne fera que s’amplifier et le projet européen sera menacé.

Le Taurillon - La perte de souveraineté pour la France que l’UE aurait causée est un argument central des programmes des candidats europhobes pour justifier une sortie de la France de l’Union. Cet argument est d’ailleurs porté au second tour par Marine Le Pen. Quels arguments opposer à ces discours ?

Thierry Chopin - D’abord, il est frappant de constater à quel point les thèmes au cœur de la campagne présidentielle présentent tous une dimension autant européenne que nationale : incertitude économique, terrorisme, crise migratoire, défi climatique, montée des discours populistes et extrémistes, place de la France et de l’Europe dans le monde... Proposer de sortir de l’Union, c’est nier la dimension européenne et transnationale de ces défis, et mettre la France en situation de faiblesse et par là de perte de souveraineté.

Ces discours reviennent à proposer un repli national, voire nationaliste, ou l’illusion d’un retour à une « Europe d’avant » idéalisée. Ce scénario pourrait être tentant pour de nombreux citoyens qui formulent une attente légitime de protection dès lors qu’il donne le sentiment de retrouver de la souveraineté et de la sécurité dans le cadre jugé le plus naturel et le plus protecteur : l’État. Pourtant, un repli national(iste) est extraordinairement risqué, à la fois économiquement et politiquement, avec la perspective d’une Europe fragmentée, divisée et affaiblie. Cela risque d’apporter plus de nouveaux problèmes que de réelles solutions.

La « renationalisation » ne peut apporter de solutions à des phénomènes qui dépassent les nations. Une sortie de l’Union n’arrêterait pas l’afflux des migrants, ne répondrait pas aux fragilités économiques (et les aggraverait même), elle ne rendrait pas la politique plus éthique, elle ne mettrait pas un terme aux menaces terroristes…

Enfin, le repli national ne remédierait en rien aux désaccords européens, au contraire. La rancœur à l’égard de l’Union se transformerait en rancœur à l’égard des États voisins. Revenir à une Europe national(ist)e serait renouer le fil d’une histoire de divisions politiques que la construction européenne n’a pas fait disparaître, mais qu’elle a su entourer de garde-fous.

Le Taurillon – L’euro est également présenté par Marine Le Pen comme l’illustration la plus parlante d’une perte de souveraineté de la France, par la « perte de sa souveraineté monétaire ».

Thierry Chopin - En réalité, c’est le contraire. Il faut aussi souligner les bénéfices de l’euro pour la souveraineté française vis-à-vis des autres Etats européens mais aussi au plan international [2]. Dans le passé, la Banque de France devait en effet essentiellement suivre la politique de la Bundesbank. Comme l’a montré récemment Mathilde Lemoine, "il est faux de laisser penser que le retour au franc permettrait à la France de retrouver sa souveraineté monétaire" : sortir de l’euro impliquerait une perte de souveraineté pour la France. Le montant des actifs français détenus par des étrangers est très supérieur à celui des actifs étrangers détenus par des Français. Le reste du monde a donc une créance vis-à-vis de la France. Si ces investisseurs vendaient leurs créances, la monnaie se déprécierait et la simple perspective d’un retour au franc pourrait conduire à la mise en place d’un contrôle des capitaux et à une limitation des retraits de liquide. Dans une telle perspective, ceux qui, en France, veulent emprunter massivement pour financer leurs pharaoniques promesses de campagne en cas de victoire à l’élection présidentielle doivent en tirer toutes les conséquences et répondre à la question suivante : à qui emprunteront-t-ils ? Aux créanciers internationaux qu’ils dénoncent et alors même qu’ils ont annoncé le contrôle des capitaux ? Aux Français qui leur feraient un chèque en blanc ? Les enquêtes les plus récentes montrent d’ailleurs que les Français ne sont pas dupes et que près des trois quarts d’entre eux (72%) sont opposés au retour au franc, soit 10 points de plus qu’en 2010 [3].

En outre, au plan européen, un retour aux monnaies nationales et un éclatement de la zone euro auraient des conséquences catastrophiques. Les États les plus fragiles seraient exposés à une forte instabilité de leur monnaie et à une crise financière majeure. Un contrôle des capitaux devrait être mis en place, ce qui contraindrait à un brusque ajustement budgétaire ou à demander l’assistance financière de la communauté internationale (les mécanismes d’assistance européens n’étant plus disponibles). Les bénéfices d’une dépréciation de la monnaie ne seraient pas disponibles immédiatement, mais uniquement à la suite d’un choc majeur, douloureux économiquement, financièrement et socialement. Un risque non négligeable de conséquences politiques n’est pas non plus à écarter, dès lors que le retour aux monnaies nationales impliquerait le risque du "chacun pour soi". Pour les États moins fragiles, il est illusoire de penser qu’ils ne seraient pas touchés s’ils laissaient à leur sort les États les plus fragiles. L’ensemble du système bancaire serait affaibli avec le risque d’une contagion de la crise financière et d’un recul sensible de leurs exportations vers les pays les plus durement touchés.

Le Taurillon - Quel doit être le rôle de la France dans cette "Europe de la souveraineté" ?

Thierry Chopin - Dans un contexte de retour des défis régaliens, la France peut défendre avec force une position stratégique au niveau européen dans des domaines où notre pays bénéficie d’une forte crédibilité et qui correspondent aux préférences collectives les plus ancrées chez les Français. Le retour des défis de souveraineté auxquels la France et ses partenaires européens doivent faire face (crise des migrants, terrorisme, défis de sécurité à l’Est et au Sud, etc.) doit être utilisé pour ré-énoncer politiquement un récit "français" pour l’avenir du projet européen qui puisse être partagé par ses partenaires. Cela se justifie d’autant plus qu’il est indispensable de travailler avec nos partenaires dans ces domaines compte tenu des intérêts communs que les Européens partagent sur ces sujets et donc du degré d’interdépendance qui nous unit en matière d’intérêts de sécurité communs.

Il est notable que les sujets régaliens sont un sujet sur lequel la voix de la France peut être légitimement forte, à la fois compte tenu de sa puissance militaire et diplomatique (au sein de l’UE, la France sera la seule puissance nucléaire et le seul pays membre du conseil de sécurité des Nations unies après le Brexit), de la reconnaissance de son expertise (par exemple en matière fiscale) ou encore de la solidarité européenne vis-à-vis des attaques terroristes dont la France est l’objet, comme d’autres pays européens. En outre, l’adéquation entre le modèle historique, l’identité politique française et son héritage étatique d’un côté, et la nature "régalienne" des défis à relever de l’autre, permettrait de lutter efficacement contre la défiance croissante des Français vis-à-vis de la construction européenne [4]. Plus largement, cela permettrait peut-être même de lutter contre la défiance vis-à-vis du “politique” et de sa capacité à agir efficacement au niveau national comme au niveau international.

Le Taurillon - Emmanuel Macron affirme justement que "la vraie souveraineté passe par une action européenne". La souveraineté nationale et la souveraineté européenne sont-elles indissociables aujourd’hui ?

Thierry Chopin - Emmanuel Macron porte une ambition à la fois renouvelée, claire et cohérente quant à l’avenir de l’Union européenne et de la contribution que la France peut y apporter. Il a notamment proposé de "construire une Europe de la souveraineté" pour répondre aux attentes légitimes des citoyens, en particulier en termes de sécurité. L’Union européenne doit désormais s’efforcer en effet d’apporter des réponses concrètes à ces attentes, pour démontrer aux citoyens sa réelle et pleine utilité face aux menaces actuelles.

« L’Europe de la souveraineté » qu’Emmanuel Macron propose constitue un projet dans lequel la voix de la France peut - et même doit - être légitimement forte. Il est évident que la France pourra retrouver une capacité d’initiative et de leadership sur la scène européenne d’autant plus forte que notre pays retrouvera une crédibilité en matière économique. Il semble, par ailleurs, que l’Allemagne est ouverte à ce que la coopération européenne progresse sur ces sujets régaliens, en matière de lutte contre le terrorisme, d’enjeux migratoires, mais aussi en matière de défense face au risque d’affaiblissement des liens transatlantiques annoncé par le nouveau président américain. Les enjeux régaliens sont donc autant de défis communs sur lesquels le moteur franco-allemand peut retrouver un fort effet d’entrainement. Enfin, ce projet peut trouver le soutien de pays traditionnellement moins favorables à l’intégration et répondre à une demande des citoyens européens dans leur ensemble.

Compte tenu du partage de l’exercice en commun de prérogatives régaliennes que ce nouveau projet politique implique - ce qui ne signifie pas nécessairement de nouveaux transferts de souveraineté mais plus certainement un renforcement de la coopération entre (certains) États membres -, les exigences démocratiques doivent être prises très au sérieux. En effet, la poursuite du projet européen ne peut plus s’accommoder d’avancées à marche forcée, et chaque nouvelle initiative ne peut pas être simplement le résultat de la pression exercée par les crises. Un tel projet doit se construire avec un dessein préalable clair et assuré d’une légitimation politique incontestable. Redonner du sens à la politique européenne nécessite de remédier sans tarder à ce manque cruel de colonne vertébrale politique et d’oser débattre publiquement du contenu à donner aux orientations à venir du projet européen. C’est précisément ce que propose Emmanuel Macron.

Thierry Chopin est directeur des études de la Fondation Robert Schuman, professeur au Collège d’Europe de Bruges et Visiting Fellow à la London School of Economics (LSE, European Institute). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont « La fracture politique de l’Union européenne. Crise de légitimité et déficit politique », Bruxelles, Editions Larcier, 2015 et vient de publier (en codirection), le « Rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union 2017 », Lignes de repères, 2017.

Notes

[1Voir Olivier Beaud, La Puissance de l’État (PUF, 1994)

[2Voir J.-P. Betbèze, « Pourquoi il ne faut pas sortir de l’euro », Les Echos, 18 avril 2017

[3Cf. Ifop pour Le Figaro et la Fondation Robert Schuman, « Les Français et l’Europe 60 ans après le Traité de Rome », 25 mars 2017

[462% des Français interrogés estiment que, face à la menace terroriste, l’Union européenne peut contribuer à mieux protéger la France ; source : Ifop, « Le regard des Français sur l’Europe », octobre 2016

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