La stabilité du Maghreb et du Machrek est au cœur des efforts stratégiques européens. Cette politique s’inscrit dans un contexte marqué par la dernière décennie des révolutions arabes, qui ont bouleversé les présupposés européens dans la région. Pendant longtemps, les capitales européennes ont cru en la solidité des régimes autoritaires arabes ; les révoltes de la dernière décennie ont conduit à s’interroger sur la solidité de ces États. Dans les pays où les révoltes ont entraîné des transitions, notamment en Tunisie et en Égypte, la mise en place d’un système démocratique a porté au pouvoir des acteurs de l’Islam politique, dont l’objectif premier était de construire une société alternative basée sur des valeurs fondamentalistes islamistes.
Mais l’expérience des Frères musulmans sur la scène politique égyptienne a été de courte durée. La détérioration du système économique et la dégradation de la situation sécuritaire avaient notamment contribué à l’émergence de nouveaux mouvements de protestation, qui ont abouti à la destitution et à l’arrestation par l’armée du président islamiste, Mohamed Morsi. Ce dernier a été remplacé par le maréchal Sissi qui, malgré un début difficile avec les Occidentaux, a réussi à relancer le dialogue politique avec les Européens en faisant de la lutte contre le djihadisme et l’islam politique la pierre angulaire de sa politique extérieure.
Cependant, l’enthousiasme des Égyptiens suscité par l’arrivée au pouvoir du nouveau président avait rapidement fait place à une sorte de désenchantement généralisé. Depuis son arrivée au pouvoir, le président Sissi règne sans partage et s’engage régulièrement dans des séquences de répression contre les militants des droits de l’homme et les opposants libéraux. Cette répression s’étend également aux ressortissants étrangers : l’assassinat au Caire de Giulio Regeni, un jeune chercheur italien, avait provoqué de vives réactions dans les milieux intellectuels égyptiens et avait même miné les relations diplomatiques entre l’Italie et l’Égypte pendant un an et demi.
Convergences stratégiques
Au carrefour de l’Afrique et du Levant, l’Égypte est un pays incontournable pour la stabilité du monde arabe et du voisinage européen. Dans une région troublée par la présence de l’État islamique, la lutte contre l’extrémisme reste un objectif commun entre les deux rives de la Méditerranée. Cette coopération est d’autant plus importante compte tenu du retrait stratégique des États-Unis de la région, amorcé depuis la présidence de Barack Obama. Dans le cadre des efforts multilatéraux de l’Union européenne, notamment au sein de l’Union pour la Méditerranée, ce forum est un espace important de coopération entre les Européens et les pays arabes, dont l’Égypte. Avec un diplomate égyptien, Nasser Kamel, à la tête du groupe depuis 2018, la question de l’immigration clandestine et le devenir des États faillis du monde arabe ont été les principaux dossiers sur la table ces dernières années.
L’Égypte est également un partenaire privilégié des pays membres de l’UE, à commencer par la France. Après que l’administration Obama ait boudé ses relations diplomatiques avec le président Sissi, les convergences stratégiques entre Paris et le Caire dans la lutte contre Daech et les Frères musulmans ont en effet déclenché un rapprochement diplomatique aux intérêts multiples pour l’hexagone. Sous le règne de Sissi, l’Égypte a été un partenaire important pour les ventes d’armes françaises : en 2015, elle a été le premier pays à acheter 24 chasseurs Rafale, ainsi qu’une frégate multimission Fremm et des missiles de croisière air-air Mica et Scalp, pour une valeur de 5,2 milliards d’euros, réalisés en cinq mois. En 2017, l’Égypte est ainsi devenue le principal client d’armes, ce qui a permis à la France de se placer devant les États-Unis sur le marché égyptien de l’armement. Les sociétés tricolores occupent également une place importante dans le développement économique de l’Égypte ; Vinci et Bouygues contribuent notamment au développement du métro du Caire.
Réduire les relations européennes avec l’Égypte aux seuls échanges commerciaux entre Paris et Le Caire serait cependant réducteur. Ces dernières années, les relations tripartites entre Le Caire, Athènes et Nicosie ont pris une grande importance dans leur politique extérieure, notamment sur la question des ressources énergétiques maritimes en Méditerranée orientale. Cette coopération énergétique est incarnée au sein du Forum du gaz de la Méditerranée orientale, qui vise à tenir la Turquie à l’écart des ressources énergétiques régionales. En effet, les activités de forage turques ont été intensifiées dans les eaux contestées de la région. Pour freiner ces activités, la Grèce a notamment signé un accord de délimitation maritime avec l’Égypte, tandis que Chypre a conclu un accord de transport de gaz avec le gouvernement égyptien.
Quant à l’Italie, malgré l’événement tragique de l’assassinat du chercheur italien Regeni, l’alliance égypto-italienne reste forte. La collaboration, en particulier sur les questions énergétiques, a atteint un stade où il serait contre-productif de remettre en question les relations avec le Caire. En effet, la découverte en 2015 du méga gisement de gaz naturel offshore Zohr par le major italien Ente Nazionale Idrocarburi lui donne des perspectives de production et de croissance favorables pour les années à venir. Il convient également de souligner que l’Égypte est le premier client mondial de l’industrie militaire italienne. Récemment, le groupe industriel naval italien Fincantieri a livré à l’Égypte l’une des deux frégates multi-missions commandées, estimée à 1,2 milliards d’euros. Pour les autorités transalpines, la stabilité de la Méditerranée est un enjeu important, étant donné que les flux migratoires en provenance d’Afrique du Nord ont renforcé ces dernières années les partis populistes et nationalistes italiens, dont la Ligue du Nord de Matteo Salvini.
Le Parlement européen
La remise en cause des relations européennes avec le président Sissi trouve principalement un écho au Parlement européen. En octobre 2019, dans une résolution, les députés européens ont vigoureusement condamné la détérioration des libertés fondamentales et ont exigé la libération immédiate de tous les défenseurs des droits de l’homme. Il convient de souligner que le 21 octobre, 222 membres du Parlement européen et des parlements de pays européens ont signé une lettre ouverte au président Sissi lui demandant de libérer les prisonniers politiques et de mettre fin aux mesures répressives.
Si certains programmes de coopération n’ont pas été lancés depuis l’intensification des mesures de répression, l’UE et ses pays membres n’envisagent pas le moment de rompre définitivement leurs relations avec le Caire. Les intérêts mutuels sont tels qu’il serait contre-productif de geler le dialogue et la coopération. Néanmoins, l’Europe est bien consciente que l’autocratie égyptienne n’est pas à l’abri de la colère croissante de la population égyptienne, qui est déjà durement touchée par les mesures d’austérité mises en place depuis 2016. En pleine pandémie de Covid-19, le président Sissi avait fait face à des protestations populaires sans précédent, depuis que l’armée a repris le pouvoir. Le chômage touchant actuellement 33 % des jeunes, l’absence de perspectives économiques et sociales pourrait faire basculer certains d’entre eux vers l’agenda des groupes extrémistes de la région. Le contexte actuel exige donc que les capitales européennes travaillent avec le régime égyptien à la résolution des problèmes sociétaux, afin d’éviter une nouvelle conflagration dans le pays des pharaons.
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