L’Europe est un roman suisse

La Soustraction des possibles, de Joseph Incardona

, par Sophia Berrada

L'Europe est un roman suisse
Titre du LOGO : La Soustraction des possibles, de Joseph Incardona, aux éditions Pocket (Illustration : Sophia Berrada)

Place ! Place à la littérature européenne ! Le Taurillon a entrepris, moyennant une nouvelle rubrique nommée L’Europe est un roman, de s’intéresser au monde littéraire européen sous tous ses aspects. Chaque mois nous vous proposerons de découvrir des œuvres d’auteurs et d’autrices, européens et européennes, des interviews de personnalités du monde du livre, actrices de son écriture à sa commercialisation, en accordant une attention particulière à sa traduction - démarche si cruciale à la vie démocratique de ce Vieux Continent, ainsi que des articles portant sur l’actualité du milieu littéraire européen.

Si d’aventure vous jouiez au Time’s up, et qu’il vous fallait faire deviner à vos coéquipiers la carte suivante : « Suisse », quels mots utiliseriez-vous ? « Fromage » et « chocolat », certes, mais sinon ? « Banques » ? « Richesse » ? « Roger Federer » ? Désormais, et si tant est que vos camarades soient souples sur le nombre de mots autorisés, vous pourrez aussi proposer « La soustraction des possibles de Joseph Incardona, pardi ! ». Dans cet excellent et helvète roman noir, l’auteur suisso-italien brosse des personnages mémorables, évoluant dans un décor allant du genêvois tennis-club des Eaux-vives au siège de la banque UBS, en passant par tout un tas d’endroits très chics, comme des yacht, ou très dangereux, genre des repères de mafieux.

Plantons le décor suisse

Automne 1989. Le bloc de l’Est explosera bientôt, le communisme se ratatine quand le capitalisme est en pleine effervescence : voilà le contexte historique du présent roman. Rassurez-vous, nous sommes bien loin du manuel d’histoire ou d’économie. D’ailleurs, dans l’une des pages du polar, on découvre une expression que l’on prête à Alfred Hitchcock. Le « MacGuffin » est décrit comme un prétexte au développement d’un scénario. Si l’histoire s’ancre dans le monde de la finance suisse, il n’est pas nécessaire de comprendre ce que font les personnages ou comment se construit un secret bancaire pour se régaler. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que de gros flux d’argent ondulent secrètement mais sûrement vers la Suisse : Joseph Incardona parle volontiers d’« invasion fiscale ».

Aldo est professeur de tennis. Pour tutoyer le confort matériel auquel il ambitionne, il séduit sur le court les femmes à qui il donne des leçons de raquette, et devient leur amant. Le temps que dure ce roman, c’est avec Odile Langlois qu’il s’acoquine : elle a cinquante ans, est la femme de René, un type très riche travaillant dans les OGM, et elle s’ennuie ferme. Svetlana est une trentenaire d’origine slovaque très ambitieuse, venue faire carrière dans l’impitoyable monde bancaire. Elle est mère d’une petite fille, mais ce n’est pas ce rôle qui la fait le plus vibrer. Chacun d’eux escompte devenir très argenté. Ils viennent de milieux modestes, et aujourd’hui sont environnés par les Alpes certes, mais surtout par des gens qui ont des montagnes d’argent. Aussi, ils sont frustrés : ils voudraient « devenir grands ». Cette obsession les mènera à imaginer les stratégies les plus risquées pour atteindre ce monde doré et les fera basculer dans un sacré engrenage.

L’argent comme despote

C’est une question que pose le roman d’Incardona : qu’est-ce qui pousse à vouloir s’enrichir autant ? Il donne à voir le monde de la richesse extrême où l’argent règne en despote. Un monde basé sur les apparences (non, vous n’êtes pas en train de lire la bande-annonce de feu Secret Story, je vous rassure). S’il est en équilibre, c’est grâce à la fausseté des relations, cultivées avec force sourires forcés, conversations convenues et échanges de bons procédés.

On croise des personnages avides, cupides, gouvernés par le besoin de posséder et de montrer ce que l’on possède. Beaucoup sont vils, violents, mais subtils. Gravitent des avocats scélérats, une famille corse, et un clan d’Albanais orchestrant le marché de la prostitution forcée de jeunes filles d’Europe des Balkans. Pour chacun, « tout devient marchandise : les corps, les femmes, le privilèges, le bonheur même ».

Le verbe cynique, l’adjectif comique

Outre une histoire de flouz, La soustraction des possibles est une histoire d’amour, de sexe, de passion amoureuse, de violence : il n’est pas si fréquent de le lire avec autant de crudité. La plume de Joseph Incardona est rythmée, précise. Il a le sens de la description incisive et génératrice d’hilarité : l’on se met sans cesse à pouffer.

Habituellement gênée à la lecture par les sauts à la ligne, qui me semblent en général parfaitement artificiels pour amplifier l’effet d’une phrase, j’ai trouvé la typographie de ce texte, qui en regorge, plutôt convaincante. L’auteur de La soustraction des possibles - il l’est d’une ribambelle d’autres romans dont l’un est un truculent huis-clos d’un concours de sauna suédois - s’adresse au lecteur par ce biais, ou bien il apostrophe ses personnages.

Dans cette comédie humaine et helvète, Joseph Incardona dresse une critique évidente du monde capitaliste. Le roman noir est un genre littéraire que d’aucuns qualifient de « social par excellence » : une hypothèse que ce roman étayera franchement.

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