Au cours du 19ème siècle, la situation de l’Empire ottoman était la suivante : un système corrompu en état d’échec, des disputes au sein de la famille royale, et une armée trop faible pour exercer son autorité sur Istanbul, à tel point que des territoires à l’intérieur même de l’empire étaient capables de se rebeller. La situation était tellement grave que le tsar Russe Nicolas I a utilisé le terme d’ « homme malade de l’Europe » pour illustrer la faiblesse de l’Empire ottoman, utilisé comme pantin géopolitique par les puissances européennes. Par cet aperçu très simpliste de l’histoire de l’Empire ottoman, on peut identifier des parallèles avec la situation de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale.
Pendant que les Ottomans perdaient lentement leur emprise, l’Europe était occupée à devenir une puissance avec laquelle il fallait compter. Bouillants de nationalisme, les Etats-nations d’Europe de l’ouest et d’Europe centrale étaient en phase d’industrialisation rapide et occupés à faire du 19ème siècle le siècle de la domination de l’Europe sur le monde. En des termes politiques plus globaux, le colonialisme était prépondérant, avec l’Amérique du sud, l’Afrique et l’Asie du sud tombant sous le contrôle d’Etats européens. Cette période de pleine puissance, cependant, a eu un coût : le nationalisme aigu promu par les gouvernements nationaux ayant propulsé l’Europe au rang de puissance dominante dans le monde a également planté les graines de l’effondrement du continent. Les avancées technologiques, qui ont permis la vie moderne et l’ont rendue plus facile, ont aussi conduit à la destruction et à la misère par les deux guerres mondiales.
L’Europe que nous connaissons actuellement est le produit du scénario de l’après-guerre. Après deux conflits ayant causé des ravages à une échelle apocalyptique, les Européens ont construit un système de coopération par le processus de l’intégration. A travers cela, nous avons réussi à créer un système unique en son genre, une union n’étant ni une organisation internationale ni un Etat, mais une combinaison des deux.
Nous avons créé avec succès une Europe qui rejette la guerre.
Cependant, le système moderne européen est remis en cause, ce qui amène l’Union européenne composée de plusieurs nations à une situation similaire à celle de l’Empire ottoman multi-ethnique.
Un système corrompu en situation d’échec
Cela serait une erreur de considérer que le système européen est entièrement corrompu et en état d’échec dans son ensemble. Même si l’Europe a des problèmes de corruption, contrairement au système auquel nous la comparons, elle a aussi un système de séparation des pouvoirs.
Cependant, cela n’enlève pas le fait que le système politique est contesté par la base. Des changements massifs peuvent être observés dans le système des partis politiques traditionnels, alors que les citoyens optent de plus en plus pour des partis populistes, partis qui exploitent les émotions de l’électorat et détournent le système électoral.
La série de crises qui a commencé en 2008 a ouvert les portes à la fièvre populiste, puisque les citoyens pouvaient y trouver des justifications à leur méfiance à l’égard des politiciens. Cependant, d’après moi, cette situation est encore plus profonde et tout cela découle de l’idéologie.
Depuis que le néo-libéralisme a commencé à être au cœur des politiques gouvernementales, les grands partis ont abandonné l’idéologie et ont adopté un système de parti fourre-tout. Alors qu’au centre, le centre-gauche et le centre-droit commençaient à se confondre, un vide a été crée. Un vide qui a été rempli par d’autres partis quand la crise est devenue la norme les plus modestes.
Lorsqu’on arrive à l’échelon européen, la situation est plus compliquée encore. Bien que les niveaux supérieurs changent également en raison des changements susmentionnés dans le système des partis, les citoyens choisissent de plus en plus les partis nationalistes en raison de la perception du système européen comme étant bureaucratique.
Dans cette situation, les raisons ayant conduit à la naissance de l’Europe sont aussi les raisons de son effondrement possible. En étant un système qui tourne autour de la coopération et du consensus, l’Union européenne requiert un certain nombre de procédures compliquées pour changer effectivement les choses. Du point de vue des relations publiques, cela rend l’Union européenne ennuyeuse et peu attrayante pour le citoyen moyen.
Alors que certains domaines pourraient être facilement réformés, le fait que le projet européen ait été réalisé en passant par les rangs de l’élite politique complique ces réformes. L’Europe que nous connaissons a été créée par les relations internationales, et par conséquent, on peut affirmer que la nature démocratique de l’Europe n’est pas encore développée.
Des différends dans la famille royale
Cette question de « famille royale » est ici bien sûr une métaphore, à ne pas prendre au sens littéral. Cependant, étant donné que l’expression est synonyme d’élite, je pense que vous voyez où je veux en venir. Ce scénario se présente sous deux formes : le conflit entre les élites qui croient en l’intégration européenne et le conflit entre les pro-intégration et les nationalistes.
Etant donné le changement systémique que nous observons parmi la population, il est évident qu’il y aura un effet d’entraînement au niveau européen. Alors que les gouvernements hongrois, polonais et italien sont d’excellents exemples d’administrations populistes nationalistes, nous ne voyons pas le déchaînement destructeur que nous pouvons imaginer, c’est-à-dire la fin de l’Union. Au lieu de cela, nous observons un changement de caractère au sein de l’Europe, un passage de la démocratie libérale à la démocratie illibérale, avec l’absence d’un système de pouvoirs et de contrepouvoirs, personnifiée par la Hongrie de Viktor Orbán.
Alors que ce type de gouvernements représente un recul de l’ordre libéral, le pire des désaccords est en réalité entre les partisans de l’intégration eux-mêmes. Le fait que cela prenne du temps aux pro-intégration de décider de l’Europe qu’ils veulent affaiblit la position intégrationniste, alors que les populistes, les nationalistes et les eurosceptiques ont un but simple : « notre pays d’abord ». Bien que cela signifie qu’ils devraient, logiquement, être en désaccord entre eux, la logique « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » prévaut.
Une armée faible
Cette expression doit être comprise aussi bien au sens figuré que littéral.
Au sens figuré, l’armée est un symbole d’autorité, et lorsqu’il s’agit d’États qui vont à l’encontre des valeurs européennes et ne les respectent pas, il semble plutôt que les institutions européennes ne sont pas réellement prêtes pour le combat. Si des décisions symboliques ont été prises, il ne semble pas que l’Union européenne entreprendra des actions contre un Etat qui défie son autorité apparemment faible.
Au sens littéral, l’Europe n’est pas la puissance « dynamique » qu’elle était autrefois. Comprenez-moi bien, je ne défends pas un retour à la colonisation, mais la Seconde Guerre mondiale a clairement rendu les Européens allergiques à l’armée. Compter sur une puissance étrangère (les États-Unis) ne devrait pas être l’option allant de soi. Bien que des alliances soient effectivement nécessaires sur la scène internationale, les élites européennes devraient au moins se débarrasser de leur égo nationaliste et s’efforcer de développer des coopérations militaires.
L’Europe en elle-même est unique. Elle a accompli l’impensable en unissant des nations, et est un bastion de démocratie et de liberté. Cependant, nous ne devons pas nous éloigner de la réalité.
D’un point de vue plus global, l’Europe est faible comparée aux autres superpuissances, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Et sa faiblesse provoque un changement de caractère dans son âme. Soit nous émergerons comme une Europe libérale réformée, soit nous retournerons vers la division.
L’homme malade du monde
Jusqu’à un certain point, nous avons déjà une idée de ce que réformer l’Europe devrait impliquer. Alors que nous avons une Europe économiquement intégrée, le système des partis demeure fragmenté par le contrôle des partis nationaux. Alors que nous avons des fédérations de partis européens qui rassemblent les partis nationaux à des fins de coopérations, les frontières psycho-émotionnelles qui définissent la carte politique de l’Europe sont encore ancrées dans nos esprits. Cela signifie que, bien que nous ayons des coopérations politiques entre les partis nationalistes, les partis nationaux ne correspondent pas exactement à leurs groupements, et ne s’aident pas activement dans leurs campagnes respectives sur le terrain en termes de logistique, de finances, etc. C’est cela qui nous écarte du but : le fait que, d’un point de vue politique, nous ne sortons pas de notre zone de confort. Cela nous empêche de réformer plus profondément un certain nombre de domaines.
Je ne milite pas pour un remplacement total du modèle actuel, mais seulement pour combler les lacunes du système tout en respectant la loyauté de l’État. L’Europe ne peut se faire en un jour. Cependant, si nous ne changeons pas le fonctionnement du système des partis, alors l’Europe demeurera « l’homme malade du monde ».
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