Le choc de la guerre en Ukraine
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, la thématique des dépenses militaires est revenue sur le devant de la scène en Europe. « Zeitenwende » en Allemagne, nouvelle loi de programmation militaire (LPM) en France, objectif de doublement des effectifs de l’armée en Pologne, les exemples sont multiples. Mais qu’en est-il réellement de l’évolution des budgets militaires dans l’Union européenne (UE) ? Les dépenses ont-elles réellement « explosé » comme le donne l’impression le climat actuel ? Et quels sont les défis principaux de cette évolution ?
L’agression russe en Ukraine est sans conteste un tournant historique pour la géopolitique européenne. En effet, depuis la fin de la guerre froide, les armées du vieux continent ont fortement perdu en importance et l’idée d’une guerre de grande ampleur contre d’autres forces professionnelles semblait presque délirante. En conséquence, les États européens ont réduit les budgets alloués à la défense, réduisant grandement les stocks. Par exemple, le nombre de chars en Europe est passé de près de 19 000 en 1991 à moins de 5 000 aujourd’hui. Les européens ont profité des « dividendes de la paix », donc de fortes économies grâce à la réduction des dépenses faites dans ce domaine.
Et pourtant, maintenant qu’une guerre conventionnelle, c’est-à-dire un conflit qui oppose deux États avec des armées conventionnelles structurées, est de retour en Europe, ces constantes coupes dans les budgets militaires représentent un grave danger pour la sécurité des États. Depuis février 2022, les dépenses des États-membres ont donc augmenté à la fois pour armer l’Ukraine et pour s’armer eux-mêmes. L’Europe voit désormais à travers un réarmement une minimisation des risques d’une nouvelle attaque de la Russie ou d’un autre acteur. L’idée est la suivante : plus les États sont armés, moins les adversaires seront enclins à attaquer. Cette logique de la dissuasion représente aujourd’hui une des principales motivations des États européens à augmenter leurs budgets militaires.
Cependant, il serait erroné de dire que l’attaque de 2022 est le seul tournant dans l’évolution des dépenses militaires. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée déjà, les dépenses sont en augmentation, particulièrement dans les États de l’ancien bloc de l’Est. D’autres instabilités à travers le monde ont poussé à la hausse des budgets de défense dans les dernières années. Le choc de l’invasion de 2022 reste une étape clé dans l’évolution des dépenses militaires, mais ce n’est pas le seul facteur.
2022 : un bond dans les dépenses militaires
Sur tout le continent européen, les montants consacrés à la défense ont connu leur plus forte augmentation depuis plus de 30 ans en 2022, avec une augmentation de 13 % par rapport à l’année précédente. Mais ces chiffres sont principalement portés par les deux belligérants du conflit, la Russie et l’Ukraine. Au sein de l’UE, cette somme a augmenté de 6 % vis-à-vis du niveau d’avant-guerre, pour atteindre au total 240 milliards d’euros. Comme expliqué précédemment, cette progression n’est pas nouvelle, 2022 étant la huitième année consécutive de croissance des dépenses dans ce secteur.
En ce qui concerne la France, ses dépenses militaires n’ont augmenté que de 0,7 % en 2022, ce qui s’explique notamment par un niveau comparativement plus élevé, même avant la guerre. Mais cette augmentation devrait encore se maintenir dans les prochaines années et la France espère atteindre des dépenses équivalentes à 2% du PIB à la fin de la décennie, comme convenu par les règles de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Dans l’UE, seuls six pays respectent aujourd’hui cette règle (Grèce, Lituanie, Pologne, Croatie, Estonie et Lettonie).
L’évolution des dépenses militaires sur l’année 2022 varie fortement en fonction des pays. Ainsi, la hausse a été particulièrement importante en Finlande (+36 %), en Lituanie (+27 %), en Suède (+12 %) et en Pologne (+11 %). Pour ces pays, dont trois sont frontaliers avec la Russie, une augmentation des dépenses a été vue comme nécessaire pour éviter un renouvellement du scénario ukrainien.
Les défis des dépenses en défense en Europe
Aujourd’hui, l’augmentation des budgets militaires est une nécessité pour assurer la sécurité des citoyens européens. Il est évident qu’il aurait été préférable de pouvoir investir cet argent dans l’éducation ou la transition énergétique, mais la situation géopolitique actuelle nous oblige à mobiliser des fonds suffisants à la défense. Malheureusement nous n’avons pas le choix et face aux multiples tensions dans le monde et particulièrement la menace de l’impérialisme russe, posséder des armées puissantes est un atout vital. Suivant le principe de la dissuasion, de meilleures ressources financières et humaines dans la défense permettraient à l’Europe d’éviter une nouvelle guerre. L’objectif de ces augmentations des dépenses militaires n’est pas d’accroître les tensions dans le monde, mais plutôt d’éviter que des telles atrocités ne se répètent.
D’un autre côté, de nombreuses autres thématiques méritent des financements, d’où cet enjeu de trouver un juste milieu afin de ne pas avoir un budget excessif qui pèserait trop lourdement sur les finances publiques. Emmanuel Macron a ainsi rappelé que « chaque euro compte » et que la LMP était « sans luxe ni confort ». Désormais, un grand nombre de défis entourent cette thématique des dépenses militaires à l’échelle européenne.
D’abord, on remarque des grandes différences au sein de l’UE, avec certains États accordant d’énormes montants par rapport à leur PIB, à l’image de la Grèce ou de la Pologne, tandis que d’autres États, qui peuvent être considérés comme des passagers clandestins, profitent de la sécurité collective en investissant des sommes ridicules dans la défense, à l’image de l’Autriche ou de Malte. Ce phénomène crée des inégalités au sein de l’UE. De plus, les États les plus vulnérables, principalement à l’Est de l’Europe, ne peuvent pas « compter » sur l’UE pour assurer leur sécurité, et préfèrent se reposer sur les États-Unis.
Le deuxième enjeu est justement lié à l’objectif de l’OTAN de réserver 2% du PIB national annuel aux dépenses militaires. Actuellement, la majorité des États-membres de l’UE ne respectent pas ces critères, renforçant les écarts sur le continent européen.
Enfin, le défi le plus important est celui de la souveraineté de l’industrie de l’armement. D’après un rapport de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), sur les 100 milliards de commandes d’équipements passées par les États-membres de l’UE depuis février 2022, 78% ont été passées à des pays extérieurs. Dans un même temps, les investissements dédiés à la recherche et la technologie ont été réduits. L’Europe préfère donc acheter du matériel étranger plutôt que d’utiliser cet argent pour les industries de l’armement européennes. Cela renforce la dépendance de l’UE aux entreprises étrangères, principalement américaines, tout en empêchant le soutien aux industries, aux emplois et donc à l’économie européenne. Par exemple, la Pologne va utiliser ses dépenses militaires pour financer l’achat de 32 avions de combat F-35 et 366 chars Abrams auprès des États-Unis.
Pour les pays européens, repenser ces dépenses afin de « dépenser mieux et ensemble » est aujourd’hui une nécessité, comme l’a souligné Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Les chiffres à venir concernant l’année 2023 devraient pouvoir confirmer ces enjeux, avec un très probable maintien de la hausse des dépenses militaires, associés aux mêmes défis pour les européens.
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